Aurore approuva d’un sourire et demanda la permission de se retirer. Elle avait hâte à présent d’échapper à cette atmosphère d’aversion irrespirable pour elle, de voir autre chose que des visages hostiles et d'ôter cette robe à la fois médiévale, somptueuse et écrasante. Enfin de faire connaissance avec son nouveau logis. Dame Gertrude l’y conduisit sans plus tarder à travers le jardin qui remplaçait l’ancien cloître. Les demeures des chanoinesses s'égrenaient autour, toutes à peu près semblables avec leur crépi blanc, les colombages et leurs grands toits d’un même rouge ancien patiné par le temps.

Aurore aima d’emblée la sienne, ses boiseries claires de deux tons de gris rechampi d’or, sur lesquels ressortaient à merveille le jaune doux des tentures et autres rideaux. La même couleur ensoleillée habillait les sièges et les tables, la chanoinesse qui l’avait précédée semblait nourrir une passion exclusive pour cette couleur.

- Celle qui habitait ici avant vous est morte sans laisser d’héritiers, expliqua Gertrude. On a gardé les lieux dans l’état mais, si vous désirez un autre mobilier, le palais abbatial en regorge. Vous pourrez choisir, à moins que vous ne préfériez en faire venir de chez vous !

- Inutile ! Tout ceci me convient pleinement mais… cette dame…

- Madame la baronne Louise de Bitterfeld, précisa Gertrude avec une note de respect qui n’échappa pas à Aurore. On peut dire qu’elle est morte en odeur de sainteté !

- Je m’en souviendrai… Cependant je croyais savoir quelle était prieure de l’abbaye ?

- Elle l’était et, comme telle, avait droit à un appartement voisin de celui de notre abbesse, mais elle préférait cette maison parce qu’elle était plus modeste et puis il y avait le jardin…

Aurore n’en demanda pas davantage. Elle se sentait soudain plus proche de cette femme inconnue. Une autre raison de ne rien changer à ce qui avait été sa demeure. Elle n’eut cependant pas le temps de s’appesantir sur le sujet. Gertrude venait de s’élancer à l’appel de la cloche d’entrée. Un instant plus tard, elle introduisait Beuchling venu saluer Aurore avant de reprendre son chemin vers Dresde mais, à vrai dire, il n’avait pas l’air très à son aise, et la jeune femme savait pourquoi :

- Eh bien, mon ami ? On dirait que les choses ne se présentent pas sous les couleurs séduisantes dont vous les aviez parées ? L'abbesse m’a reçue du bout des lèvres, comme vous avez dû le remarquer. Quant à mes nouvelles « sœurs », elles semblent décidées à m'abreuver d’injures ! Sans compter l’admirable homélie du pasteur ! Que deviennent dans tout cela les ordres de Son Altesse Electorale ?

- J’avoue ne pas comprendre plus que vous. En allant la saluer j'en ai touché un mot à Sa Grandeur…

- Et alors ? Elle vous a envoyé promener ?

Sous la raillerie il se rebiffa :

- Vous oubliez que je suis l'ancien chancelier de Saxe et que la Très Révérende Mère Anne-Dorothée sait son monde. Vous serez peut-être heureuse d’apprendre qu’elle est fort contrariée par l'attitude des dames du chapitre et qu’elle a promis de leur faire entendre son opinion. Elle attache beaucoup de prix à ce que l’harmonie continue de régner dans sa communauté…

- C’est pourquoi elle prendra garde de ne pas révéler l’étendue des volontés de Monseigneur ! Si elle avait seulement prononcé le mot de prieure, ces belles âmes auraient sans doute mis le feu au couvent !

- N’exagérons rien ! Voyez-vous, je pense qu’en cette affaire la patience se révélera profitable. Vous avez déjà gagné quelque chose…

- Quoi, mon Dieu ? Dites vite !

- L'abbesse ne vous est plus hostile.

- Elle ? Vous voulez rire !

- Ma foi non. Vous manquez de confiance en vous, ma chère comtesse, ou avez-vous oublié le pouvoir de votre charme et la facilité avec laquelle vous avez su vous attirer l’amitié de la princesse douairière ? Celle-là est encore plus difficile à séduire que notre abbesse… et pourtant ! Croyez-moi ! sans aller jusqu’au penchant, elle reconnaît en vous une femme de qualité…

- Ah !… C’est assez surprenant, mais si vous le dites…

- Et je suis prêt à le répéter ! Prenez patience, chère comtesse ! Vous êtes entièrement capable de gagner cette bataille-là ! Souffrez à présent que je prenne congé. Ma route est encore longue.

Il s’inclina sur la main qu’elle lui tendait. Elle remarqua alors la grimace qui lui échappa quand il se courba. L’alerte complice de ses anciennes folies amoureuses lui parut soudain bien las… bien vieux ! Spontanément, elle le prit aux épaules pour l’embrasser :

- Songez un peu à vous, mon cher comte, et abstenez-vous de faire à Monseigneur un rapport trop dramatique ! Dites-lui que je suis arrivée à bon port et que j’ai été intronisée sur-le-champ ! Cela suffira et tel que je le connais il n’en demandera pas davantage !

- Et s’il pose tout de même des questions ?

- Soyez évasif… et ménagez-vous ! Ah… pendant que j’y pense, voulez-vous m’envoyer ma voiture, mes chevaux et mon cocher ?

Il sursauta et s’inquiéta :

- Vous… vous voulez aller à Dresde ?

Il avait l’air si effaré qu'elle se mit à rire :

- Je m’y rendrai sans doute un jour ou l’autre mais pas maintenant. Puisque je suis désormais libre d’aller où il me plaît, quand il me plaît, ne trouvez-vous pas naturel que j’aie envie de revoir mon fils ?

Beuchling la regarda un instant sans rien dire mais avec un air de confusion où se mêlait une tendresse :

- Pardonnez-moi ! Je suis une vieille bête… et vous aurez vos chevaux !

Dans les jours qui suivirent Aurore s'efforça de s'intégrer autant que possible à la vie de la communauté. Elle se montrait exacte aux offices où sa voix, chaude et souple à la fois, s’intégra d’une façon quasi naturelle à celles des autres, ce qui lui valut la sympathie du maître de chapelle, un petit bonhomme uniformément gris, d’un âge indéterminable parce que à part lui-même nul n’était capable de le situer sur un éventail allant de cinquante à quatre-vingt-dix neuf ans. Il était tellement sec et maigre que lorsqu’il se penchait on s’attendait toujours à entendre ses os craquer. Pourtant son œil noir, gros comme un pépin de pomme, brillait de vivacité et, alors qu’il ne se déplaçait qu’appuyé sur une canne, il lui arrivait lorsque la musique l’emportait de se laisser aller à des contorsions dignes d’un danseur de ballet. Il s’appelait Elzear Trump et entretenait avec l’abbesse, elle-même férue de chants religieux, des relations de respect et d’une certaine considération de la part de la grande dame parce qu’il arrivait à Herr Trump de s’abandonner, à l’orgue, à des compositions si belles que seuls les anges avaient pu les inspirer.

La voix de la nouvelle venue l’enchanta. Il le fit hautement savoir, ce qui contribua à rapprocher la jeune femme d’Anne-Dorothée mais renforça l’antipathie de celles qui, dès l’abord, lui avaient déclaré la guerre : la comtesse de Schwartzburg et la princesse de Holstein-Beck. Pour ces deux-là Aurore découvrit rapidement qu’elles formaient le cœur d’une coterie d’une demi-douzaine de chanoinesses particulièrement austères qui s’efforçaient de ramener la vie semi-mondaine de certaines à une sévérité et à un dépouillement que n’eût pas désavoués sainte Thérèse d’Avila, créatrice des carmels catholiques.

Heureusement elles étaient une minorité contre laquelle les autres dames, soutenues en secret par l’abbesse, menaient une discrète guerre de tranchées, l’élévation de leur rang et de leurs alliances s’opposant au combat en rase campagne. Aurore comprit vite le parti qu’elle pourrait en tirer dans l’avenir, se satisfaisant pour le présent de noter à son profit un léger réchauffement de la température ambiante. A l’exception de ceux des irréductibles, les visages ne se fermaient plus à sa vue, on répondit à ses saluts et il arriva même que l’on échangeât quelques mots…

On en était là quand la voiture de Mme de Koenigsmark arriva de Dresde. La jeune femme en éprouva une vraie joie, Beuchling avait tenu parole en lui envoyant ce qui, pour elle, représentait la clef de la liberté. Dans le confortable véhicule de voyage que Frédéric-Auguste avait commandé pour elle à Berlin - où il commençait à faire fureur et que l’on n’allait pas tarder à appeler une « berline » -, attelé à de vigoureux mecklembourgeois gris pommelé, elle pourrait sillonner les routes allemandes et revoir tous ceux qu’elle aimait. D’autant qu’il n’y en avait pas tellement ! En outre - comble de bonheur ! - elle découvrit que le cocher n’était autre que Gottlieb Haas, jusque-là au service de sa sœur Amélie, que celle-ci lui avait souvent prêté et dont elle connaissait le dévouement, la solidité et le caractère entier. Parfois un peu trop mais, menée par lui, elle se sentait capable d’aller jusqu’au bout du monde. Aussi ne lui cacha-t-elle pas son plaisir :

- Par quel miracle vous retrouvé-je juché sur le siège de ma voiture ? demanda-t-elle. Vous n'êtes pas je l’espère brouillé avec Mme de Loewenhaupt ?

- Au contraire, Madame la comtesse ! Inquiète de ce qui risquait de se produire dans votre demeure de Dresde pendant votre si longue absence, Madame Amélie m’a chargé de veiller au grain afin que les domestiques ne se transforment pas en cambrioleurs. Il n’y en a plus guère d’ailleurs !

- Ah non ? Comment est-ce possible ?

- Le Palais a décrété qu’un aussi grand train pour une maison vide était une dépense excessive. Outre le concierge, moi et un valet d’écurie, il ne reste que la gouvernante, Anna Schmidt, deux caméristes et un homme pour le gros ouvrage… A la cuisine il n’y a plus personne.

- Et Fatime ? Est-elle encore là ?

Gottlieb secoua la tête :