- C’est la première qui est partie. Je ne suis pas certain mais je crois qu’on l’a mise chez Son Altesse Electorale, la princesse Christine-Eberhardine…

Incroyable ! C’était proprement incroyable pour ne pas dire scandaleux ! Qu’est-ce que la pauvre petite épouse de Frédéric-Auguste, un rien dévote et timide comme une souris, allait pouvoir faire d’une esclave turque experte en soins de beauté, en art d’accommoder les plantes et autres recettes d’amour telles qu’en usaient quotidiennement les femmes de harem ? Toutes pratiques fleurant le fagot qui ne devaient certainement pas trouver grâce auprès de Christine-Eberhardine alors qu’Aurore ne cessait de les regretter. Fatime et ses mains miraculeuses sachant chasser la douleur, apaiser les nerfs surexcités et apporter un merveilleux bien-être à un corps féminin ! Celui d’Aurore, meurtri par le terrible accouchement, en aurait eu tellement besoin !… Inutile de demander d'où venaient ces mesures misérables destinées à lui faire comprendre, semblait-il, que l’on souhaitait l’éliminer peu à peu jusqu’à faire disparaître même la trace de son souvenir ! Flemming ! L’odieux chancelier qui n’hésitait plus à se déclarer ouvertement son ennemi !

« En ce cas, pensa-t-elle avec rage, nous allons être deux à jouer ce jeu-là ! »

Inquiet d’un silence qui durait, Gottlieb demanda :

- Je suppose que si Madame la comtesse a demandé ses chevaux c’est dans l’intention de les utiliser ?

- Oh sans aucun doute ! Préparons-nous à faire pas mal de chemin ! Allez vous reposer, mon ami, et prendre vos quartiers aux écuries du palais abbatial. Nous partons dans deux jours ! Pour Hambourg ! Je veux embrasser mon fils et ma sœur ! Ensuite seulement nous reviendrons à Dresde… A ce propos, le prince y est-il rentré ?

- Il y était quand je suis parti mais, depuis la mort du roi de Pologne en juin dernier, il est candidat à sa succession et se rend souvent à Varsovie.

- C’est vrai, j’avais oublié ce désir qu’il a d’être roi…

En fait, dans son exil de Goslar, elle n’avait pas appris la mort, survenue le 17 juin dernier, de Jean Sobieski, roi de Pologne qui, à Vienne, avait sauvé l’Occident de la menace turque. A cette époque d’ailleurs, Frédéric-Auguste avait répondu à l’appel de l’empereur pour repousser les mêmes Turcs hors de Hongrie. Elle en était restée là et durant les mois pénibles qui avaient suivi n’avait pas cherché à en savoir davantage. Mais dans son sens c’était une bonne chose expliquant la trop grande liberté laissée au chancelier Flemming. Pris entre le commandement de son armée et la défense de ses intérêts auprès de la Diète polonaise - la royauté y était élective ! - Frédéric-Auguste avait eu d’autres chats à fouetter que s'occuper d’elle. C’était à tout prendre réconfortant et quand elle regagnerait Dresde ce serait avec l’espoir renouvelé de reconquérir sa place auprès de lui, chanoinesse ou pas ! Mais d’abord courir embrasser son petit Maurice !

A sa surprise, quand, après vêpres, elle annonça son départ à l’abbesse, celle-ci parut contrariée :

- Vous n’êtes avec nous que depuis peu et vous voulez déjà nous quitter ?

- Votre Révérence n’ignore que peu de chose de ma vie passée. Elle devrait comprendre que j’aie hâte de retrouver ceux qui me sont chers et que je n’ai pas vus depuis de longs mois. En outre je ne m’absente que pour un temps et enfin je ne pense pas laisser derrière moi de vifs regrets.

- Il est certain que votre arrivée n’a pas soulevé énormément d’enthousiasme, reconnut Anne-Dorothée avec l’ombre d’un sourire. Mais, depuis, un certain revirement se produit. A commencer par moi et je reconnais bien volontiers que votre charme et votre gentillesse changent peu à peu les esprits. Pas tous, évidemment ! Mais quelques-uns tout de même ! Alors ne restez pas trop longtemps absente !…

Cela aussi c’était réconfortant et Aurore emporta ces bonnes paroles comme une sorte de viatique. Au moins elle était sûre que la noble maison ne pousserait pas un « ouf » général de soulagement en regardant retomber la poussière soulevée par les roues de sa voiture. Le temps était à l’unisson. Ce début de mai était ravissant : sous le bleu léger du ciel, l’herbe neuve était d’un joli vert tendre, les pommiers croulaient sous les fleurs et les forêts sentaient bon. Les chemins ne s’étaient guère améliorés durant la mauvaise saison mais du moins étaient-ils secs. Et puis la jeune femme était si heureuse de revoir ceux qu’elle aimait qu’elle se fût accommodée des pires circonstances.

En remontant vers Hambourg, sa première visite fut pour la chère baronne Berckhoff. C’était sur son chemin. Quelques minutes après avoir franchi les remparts de Celle, la berline embou-quait la voûte menant à la cour de sa maison dont Gottlieb avait agité la cloche d’entrée. Un instant plus tard les deux femmes tombaient dans les bras l’une de l’autre.

- Mais quelle merveilleuse surprise ! s’écria la baronne. Moi qui craignais tant de ne jamais vous revoir ! Tant de bruits courent les grands chemins !

- A certain moment il s’en est fallu de peu ! Quant aux bruits ils sont parfois en dessous de la vérité !

- Entrez, entrez vite ! Vous avez tellement à me raconter ! Et le souper sera servi dans dix minutes !

Tandis que son amie donnait des ordres pour que l’on prît soin des chevaux, de la voiture et naturellement du cocher, Aurore pénétra dans la maison et revit avec plaisir la grande pièce chaleureuse avec ses tapisseries à personnages, ses dressoirs chargés de cristaux et d'argenterie, ses confortables fauteuils garnis de coussins rouges et sa vaste cheminée armoriée dont la chaleur était si réconfortante en hiver et l'était presque autant en cette soirée de mai dont la fraîcheur jointe à l’épaisseur des murs réclamait au moins une flambée. Celle-ci, de pin et de genévrier, répandait une agréable senteur de forêt. La table était déjà mise pour une personne en face d’un bouquet de lilas qu’un valet se hâta d’enlever pour le poser sur une desserte et dresser un couvert à la place…

Aurore aimait cet endroit où elle s’était toujours sentie à l’aise. Elle abandonna sa cape de voyage pour se jeter dans l’un des fauteuils dont ses mains dégantées caressèrent les têtes de lion des accoudoirs comme elle eût caressé la joue d’un enfant. Elle avait tellement souhaité revenir ici lors de sa semi-captivité à Goslar ! A présent elle y était et c’était divin !

- Comme on est bien chez vous, Charlotte ! s’exclama-t-elle quand la baronne la rejoignit armée de deux verres de vin d’Espagne dont elle lui tendit l’un. Mais d’abord donnez-moi des nouvelles de votre santé, bien qu’elle me semble florissante !

C’était l’évidence ! La quarantaine largement dépassée, la baronne Berckhoff, dame d'honneur préférée de la duchesse Eléonore de Celle, conservait un aimable et frais visage exempt de rides, à l’exception des coins de la bouche qu’un sourire relevait souvent. Au temps de l’enfance, lorsqu’elle habitait Hambourg, elle avait été l’amie de Christine de Wrangel, la mère des jeunes Koenigsmark. Et, quand le hasard l’avait remise en face d’Aurore, une amitié spontanée s’était nouée entre elles :

- Je n’ai aucune raison de me plaindre ! fit-elle avec bonne humeur. Buvons à votre joyeux retour !

Aurore se releva pour choquer les verres. Mme Berckhoff remarqua alors le ruban d’azur et la médaille qui barraient le corsage de soie outremer garni de dentelles mousseuses, eut un haut-le-corps, regarda mieux et les sourcils relevés par la surprise articula :

- Chanoinesse ? Vous ?

- Hé oui ! A Quedlinburg !

- Mais par quel concours de circonstances ? Le mot hasard serait sans doute malvenu pour une aussi noble maison…

- Dites la volonté du prince, vous serez plus près de la vérité. Encore qu’il ait prétendu acquiescer à une demande venue de moi. En fait je crois qu’il ne savait plus trop que faire de ma personne après les naissances quasi simultanées de son fils et du mien. Il avait bien promis de m’épouser mais cela devenait difficile pour quelqu’un dont la femme accouchait et surtout pour un prétendant au trône de Pologne.

- Cela je le sais et je me demande comment il va s’en tirer s’il acquiert les voix de la Diète. Elles n’iront jamais à un luthérien, un roi de Pologne se devant d’être catholique.

Aurore vida son verre et le reposa :

- Je suppose qu’il doit en débattre avec sa conscience mais il a une telle envie d’être roi ! Quant à moi, après un moment de révolte, j’ai compris qu’entrer au chapitre de Quedlinburg était la meilleure solution. Elle préserve ma liberté beaucoup plus qu’un mariage avec un quelconque seigneur trop obéissant. Que je n’aurais pas accepté, soit dit en passant !

- Ce qui signifie, je pense, qu’il vous aime toujours.

- Je n’en sais rien. Peut-être en effet…

- Et vous ? L’aimez-vous encore ?

- Oh, c’est sans importance ! Ce qui compte aujourd'hui c’est mon fils et l’avenir que j’entends lui préparer…

On annonçait le souper. Elles se lavèrent les mains et passèrent à table. Charlotte dit les grâces et l'on attaqua en silence le potage aux quenelles qui s’accommodait mal de la conversation. Ce fut seulement quand on eût servi les filets de hareng à la crème qu’Aurore entreprit de satisfaire la curiosité de son amie mais commença par une question :

- Avez-vous eu la lettre que j’ai remise l’an passé à Nicolas d’Asfeld ?

- Une bonne et longue lettre dans laquelle vous me confiiez les débuts de votre amour et votre vie à Dresde. Vous étiez heureuse…

- Certes je l’étais mais… c’est peu après ce moment que mon bonheur a faibli. Je me suis retrouvée enceinte et mon prince a rejoint l’empereur dans sa guerre contre les Turcs. Le nouveau chancelier Flemming en a profité pour s’arroger le droit de régenter ma vie. J’ai dû quitter Dresde pour Goslar…