Quand la jeune comtesse fut prête, dame Gertrude lui offrit un verre d’eau. La prise d’habit s’apparentant aux anciens rites de la chevalerie, il convenait d’arriver à jeun au pied de l’autel… La gorge serrée par une émotion inattendue de sa part, Aurore n’en but qu’une gorgée et reçut enfin les longs gants blancs et une bible reliée de maroquin noir. Les cloches sonnèrent à nouveau, sur un rythme particulier, au moment où l’on se mettait en route pour se rendre à l’église, qu’une courte galerie reliait au palais abbatial.

Portant l’austère et beau costume de soie et d’hermine, une femme à la mine guindée attendait là en compagnie du garçon chargé de porter sa traîne.

- Je suis la comtesse Béatrice de Mersburg, déclara-t-elle du haut de sa tête, et je vais avoir l'honneur de vous présenter aux très nobles dames qui vont devenir vos compagnes.

Aurore esquissa une révérence et sourit :

- C’est un privilège, comtesse, d’être guidée par vous et je vous suis reconnaissante de vous être offerte…

- Je ne me suis pas offerte, Madame, j’ai reçu un ordre, rectifia la dame. Veuillez prendre ma main et allons ! ajouta-t-elle d’une voix forte.

Devant elles la porte de l’église s’ouvrit d’elle-même, déclenchant un appel de trompettes. Mme de Mersburg leva la main soudain glacée d’Aurore et les deux femmes s’avancèrent lentement vers le chœur où, de chaque côté de l’autel de pierre, un grand cierge brûlait dans une gaine de bronze tandis que s’élevaient les voix des chanoinesses alternant avec un sublime sens de la mélodie les phrases harmonieuses du plain-chant. Elles semblaient posséder des voix angéliques, offrant par ailleurs un spectacle de grâce majestueuse.

Elles étaient une vingtaine à occuper les stalles latérales toutes semblables tandis que l’abbesse était assise dans une cathèdre surélevée d’une marche et abritée d’un dais. Les trames noires et blanches des robes de chœur s’épanouissaient devant chaque siège en contraste absolu avec la raide silhouette d’un pasteur debout les mains croisées sur sa poitrine, le regard perdu dans les vénérables voûtes romanes de la nef plus anciennes que les ogives gothiques dont se coiffait le chœur. Le psaume achevé, le ministre demanda :

- Qui vient frapper aux portes du Seigneur ?

La compagne d’Aurore répondit :

- Une âme en peine, Marie-Aurore comtesse de Koenigsmark, qui souhaite partager à l'avenir la paix et le recueillement de notre saint chapitre.

- Est-elle de cœur pur et d’indéniable volonté de servir Dieu ?

Cette fois ce fut la voix d’Aurore qui s’éleva :

- Je le suis. Avec l’aide de Dieu…

Le pasteur se tourna alors vers l’abbesse :

- Le saint chapitre est-il prêt à accueillir cette nouvelle sœur ?

- Il l’est par la grâce de Dieu !

- En ce cas, vous pouvez la revêtir !

Tandis que sa compagne conduisait Aurore à la vieille sacristie où elle allait changer d’habit, les chanoinesses entonnaient un nouveau psaume avec le même art que tout à l’heure. Aurore le connaissait mais jamais encore ne l’avait entendu interpréter avec une telle maîtrise :

- C’est splendide ! murmura-t-elle. Pensez-vous, comtesse, que je puisse y joindre ma voix ?

L’œil d’aigle de la dame se fit plus doux :

- Vous aimez la musique ?

- Beaucoup. Je joue du clavecin, de la harpe, de la guitare… et j’aime chanter mais les voix que nous entendons sont magnifiques !

- Ce sera à notre sœur maître de chant d’en juger. En principe tout le monde doit chanter. Sauf si le ton est faux. En ce cas vous ferez seulement semblant : la princesse Anne-Dorothée tient essentiellement à l’homogénéité du chœur…

Béatrice de Mersburg et dame Gertrude procédèrent au changement de toilette : le satin blanc et le voile de dentelle furent remplacés par l’épaisse soie noire à laquelle le tomber lourd et les bandes d'hermine conférèrent une soudaine majesté.

- Cette robe est parfaite ! chuchota la comtesse avec un rien d'aigreur. On dirait qu’elle a été faite pour vous !

- Mais elle a été faite pour moi, sur l’ordre de Son Altesse Royale Anna-Sophia, répondit Aurore.

- Oh je vois ! Eh bien, allons à présent.

La néophyte fut ramenée dans le chœur à l’instant précis où le psaume s’achevait. L’abbesse alors quitta son siège suivie d’un page portant sur un coussin une croix d’or et d’émail au bout d’un large ruban d’azur, ainsi que la légère mais gracieuse coiffe rituelle faite d’une bande de mousseline blanche plissée comme la fraise et chenillée de noir. Aurore s'agenouilla pour recevoir l'ornement de tête d'abord - elle ne le porterait que durant les offices - puis la médaille frappée d'une croix et des armes de l'abbaye qu'elle ne quitterait plus. Le pasteur traça sur elle une bénédiction après quoi, relevée, on la conduisit à l'une des deux stalles encore vides. On chanta ensuite un hymne tandis que le pasteur montait en chaire.

La nouvelle chanoinesse n'entendit pas grand-chose d'un discours aussi interminable que sensiblement ronronnant sauf quand il s’agissait de décrire, avec un luxe de détails, les souffrances in inferno des âmes assez téméraires pour oser s’aventurer hors de l’étroit chemin de la plus austère vertu… Sa voix tonna au point d’arracher Aurore à un début d’assoupissement juste à temps pour qu’elle réalisât qu’en fait c’était elle qu’il admonestait en adjurant « l’orgueilleuse pécheresse adonnée aux plaisirs du monde et aux amours illicites fussent-elles royales de renoncer d'un cœur sincère aux tentations frivoles pour accueillir les dons de l’Esprit Saint et se laisser mener par Lui jusqu’au trône éclatant du Seigneur Dieu ! ». Elle vit d'ailleurs que tous les yeux étaient braqués sur elle, certains visiblement amusés. A l’évidence, on attendait sa réaction. Elle prit le parti de faire comme si cette diatribe ne la concernait en rien. Elle ouvrit sa bible, étouffa un discret bâillement, se plongea dans sa lecture… et crut percevoir l'écho léger d'un rire étouffé. Allons, elle n'avait pas que des ennemies dans cette noble assemblée !

Le prône achevé - si l'on pouvait l'appeler ainsi - on chanta un dernier hymne auquel, cette fois, Aurore participa puis le lent cortège des chanoinesses quitta l'église, en une procession qui ne manquait pas d'allure, pour se rendre dans les appartements de l'abbesse. En l'honneur de l'arrivante, Anne-Dorothée de Saxe-Weimar conviait à dîner l'ensemble de la communauté en vue de présenter à Mlle de Koenigsmark celles qui devenaient ses compagnes. Pour ce faire elle se tint avec la nouvelle chanoinesse à l'entrée d'un vaste salon où la table était dressée. Ce fut un défilé plein d'enseignements bien que l'abbesse prît la précaution de nommer Aurore avant celle qui s'avançait :

- Comtesse Marie-Aurore de Koenigsmark… comtesse Marie de Salzwedel ! Comtesse Marie-Aurore de Koenigsmark… comtesse Erica de Dannenberg.

On se saluait cérémonieusement mais sans qu’une main se tendît. Les regards restaient froids en croisant celui de la jeune femme ou alors se détournaient, à l’agacement évident de l’abbesse. Peut-être se demandait-elle où était passée la charité chrétienne dont il eût été normal de faire usage dans une communauté religieuse. Pour Aurore le constat était limpide : elle n’était la bienvenue pour aucune de ces femmes !

Ce fut pis encore avec les deux dernières. Elles comptaient assurément parmi les plus âgées ainsi que l’attestait leur chevelure grise. La première, de taille moyenne, portait aussi haut qu’elle le pouvait un nez en bec d’aigle et un menton têtu. La seconde, plus grande et gardant des traces indéniables de beauté, s’appuyait à son bras d’un côté et de l’autre sur une canne à pommeau d’or. Quand elles s’arrêtèrent à leur tour, l’abbesse n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. Déjà la première déclarait :

- Inutile, Votre Grandeur ! La princesse et moi n’avons aucune intention de frayer si peu que ce soit avec cette… cette dame ! Nous rappelons respectueusement à Votre Grandeur que cette maison dans la crypte de laquelle repose un empereur2 a été fondée pour n’accueillir que des dames d’une noblesse aussi haute que leur vertu. Nous sommes seulement venues vous saluer et vous dire que nous ne saurions prendre place à la même table.

Sans attendre de réponse, les deux femmes repartirent en sens inverse. Devenue livide Aurore demanda :

- Qui est-ce ?

- La comtesse de Schwartzburg et la princesse de Holstein-Beck, répondit Anne-Dorothée visiblement gênée. Je vous prie de leur pardonner des paroles que la sainteté de cette maison devrait interdire…

- Mais qui n’en sont pas moins fort explicites. Sans doute traduisent-elles la pensée profonde des autres dames. C’est pourquoi je vous demande la permission de me retirer dans le logis qui m’est attribué…

- Je ne saurais l’admettre ! Ce repas est donné en votre honneur. Si vous n’y assistez pas c’est moi que vous offensez !

- Loin de moi la pensée de déplaire à Votre Grandeur ! fit Aurore en s'inclinant. Je viens mais j’espérais un autre accueil.

Et elles gagnèrent leurs places à table.

Avec un tel préambule, le repas fut ce qu’il devait être : guindé à la limite du glacial. En dépit des efforts de l’abbesse pour engager une vague forme de conversation, toute tentative tombait à plat. Assise auprès d’elle Aurore ne voyait guère que des profils plus ou moins réussis penchés sur la nourriture qui, à sa surprise, était excellente. Elle en fit compliment.

- Nous ne sommes pas dans un couvent, encore que certains d’entre eux prennent à tâche de produire pâtes de fruits, confitures, fromages ou autres spécialités, lui fut-il répondu. En cette matière nous préservons jalousement notre réputation. Surtout celle de la pâtisserie. J’espère que vous apprécierez au moins cela…