Quand, au détour d’un méandre de la vallée de la Bode, elle avait découvert Quedlinburg faisant le gros dos dans l’enceinte de ses vieux remparts sous un ciel grincheux, elle avait à peine accordé un coup d’œil à ce que lui montrait Beuchling, le sommet de la colline que couronnaient une admirable église romane et, autour, un vaste château composé de divers bâtiments et gardant encore l’empreinte de son constructeur, l'empereur Henri l’Oiseleur, aux environs du XIe siècle. Sous les nuages qui roulaient dessus, l’ensemble lui était apparu triste à pleurer en dépit de ses joyeux toits rouge clair. Donc à fuir au plus vite si l’occasion s’en présentait…

Tout en trottant derrière les amples jupes noires de son guide, elle put constater que, semblable à ces étranges fruits exotiques servis sur les tables princières, armés d’épines pour mieux défendre un cœur succulent, les antiques murailles abritaient des bâtiments Renaissance, un délicieux cloître et un magnifique jardin où, pour éclore, les fleurs n’attendaient qu’un rayon de soleil.

La duègne qui était en fait la gouvernante non religieuse de la maison et se nommait dame Gertrude ouvrit enfin devant la jeune femme la porte d’une chambre spacieuse au premier étage où le lit et les tentures étaient blancs et le tapis bleu. Au milieu, assise sur un tabouret parmi un archipel de coffres et de sacs, il y avait Utta toujours recouverte de sa cape, la tête dans les épaules et l’air accablé… Gertrude l’apostropha :

- Hé bien, ma fille, qu’attendez-vous là ? Ne devriez-vous pas être en train de tirer de tout ceci ce dont votre maîtresse a besoin pour ce soir ?

La jeune fille parut sortir de sa léthargie et se releva lentement :

- Est-ce ici que nous allons habiter ? demanda-t-elle au bord des larmes.

Aurore ne put s'empêcher de sourire : Utta comme elle-même pensaient, en quittant Goslar, que l’on allait droit à la cour de Saxe. La déception devait être rude mais, avant qu'elle n’eût ouvert la bouche, dame Gertrude mettait les choses au point :

- Pour cette nuit seulement. Demain, pendant la prise d’habit de ta maîtresse, tu seras conduite au logis que l’on prépare pour elle et tu pourras y ranger ses affaires…

Tandis qu’elle parlait Aurore avait remarqué deux malles de cuir à son chiffre qu’en partant pour le Harz elle avait laissées dans sa maison de Dresde.

- Comment sont-elles arrivées ? demanda-t-elle en les désignant.

- Je ne saurais le dire à Mme la comtesse, répondit Gertrude. Elles ont cependant été descendues de la voiture qui l’a amenée.

- Ouvrez-les ! Je veux voir ce qu’il y a dedans !

Le premier coffre contenait plusieurs toilettes en provenance de sa garde-robe mais le second n’en renfermait que deux : l’une en satin blanc brodé de petites perles accompagnées d’un précieux voile en dentelle de Malines. L’autre était d’épaisse soie noire avec une courte traîne et des manches ourlées d’hermine. Une fraise de mousseline empesée complétait cette tenue à la fois sévère et magnifique, copie exacte de ce que portait l’abbesse à la seule différence de la couleur : un violet profond pour celle-ci mais déjà Gertrude expliquait : Mme de Koenigsmark mettrait la robe de mariée - ce n’était pas autre chose - pour se rendre dans le chœur de l'église à l’occasion de la cérémonie du lendemain à l'issue de laquelle on la revêtirait de la robe noire pour recevoir la coiffe traditionnelle…

Une bouffée de colère fit rougir la jeune femme. Décidément à Dresde on avait tout prévu en lui interdisant le droit au choix…

- Il y a encore ceci, dit Gertrude en lui tendant une lettre qu’elle venait de trouver en dépliant la robe blanche.

Aurore s’en empara dans l’espoir qu’elle était de sa sœur, Amélie-Wilhelmine, comtesse de Loewenhaupt, qu’elle n’avait pas revue depuis qu’à Goslar on les avait séparées en leur ôtant même la possibilité de s’écrire, mais il n’y avait pas de suscription et la gravure du cachet de cire verte - une mouette couronnée - lui était inconnue, aussi se hâta-t-elle de l’ouvrir et ne put retenir une exclamation de surprise : elle était de la princesse douairière de Saxe, mère de Frédéric-Auguste, qui, sous une écorce abrupte, cachait un cœur compréhensif et lui en avait déjà donné plus d’une preuve1. Apparemment elle entendait continuer !

« Ces quelques lignes n’ont d’autre but, ma chère enfant, qu’apaiser la révolte que je devine en vous. C’est moi qui ai demandé à mon fils de vous ouvrir les portes de Quedlinburg à un moment où il songeait à vous marier à un baron aussi riche d’or que d’ancêtres dont vous n’auriez sans doute pas voulu pour vous conduire seulement au bal. Or, il importe que la mère du cher petit mystérieux occupe en Saxe une haute position tout en gardant une certaine liberté. Dans le monde où nous vivons, être chanoinesse représente à mon sens la manière la plus agréable de pratiquer le célibat puisque vous n’êtes pas tenue à résidence continuelle et pouvez mener votre vie à votre guise à condition de respecter les commandements de la Religion. En outre cela vous assure un douaire non négligeable à un moment où vous ne pourrez plus guère compter sur les largesses du prince. Certains y veillent de près… Acceptez donc d’un cœur tranquille ce qui vous est offert. Vous n’en conservez pas moins, ici, votre maison que vous souhaiterez, je pense, revoir un jour proche ainsi que vos amis. J’aurais aimé vous envoyer votre sœur dont la présence doit vous manquer mais Mme de Loewenhaupt est retenue ces temps-ci à Hambourg par je ne sais quel avatar de santé que l’on assure sans gravité mais qui ne saurait s'accommoder des chemins détestables. Ne vous tourmentez donc pas. Vous pouvez à présent écrire autant qu’il vous plaira mais gardez-vous de laisser à votre plume une totale liberté : les postes réservent parfois des surprises… Enfin, lorsque Beuchling rentrera je veillerai à vous envoyer votre voiture et ceux de vos gens dont vous pourriez avoir besoin. Anna-Sophia. »

Cependant Gertrude, après avoir déplié la robe blanche pour la regarder et la passer ensuite à Utta, s’en prenait à la robe noire qu’elle considérait d’un œil perplexe :

- Hé bien ? fit Aurore. Qu’est-ce qui vous préoccupe ?

- Rien, si ce n’est qu’il me faut aller en hâte prévenir que vous avez apporté votre habit et que l’on n’en prépare pas un dont il faudrait rectifier la taille. Il est rare qu’une dame apporte elle-même sa vêture et je ne suis pas sûre que…

- Que ce soit conforme au règlement ! Précisez que celle-ci m’est offerte par Son Altesse Royale Madame la princesse douairière Anna-Sophia.

La gouvernante s’esquiva en annonçant qu'elle allait revenir avec le souper, laissant Aurore en tête à tête avec Utta qui continuait à contempler toutes choses d'un air accablé.

- C'est affreux ! soupira-t-elle à nouveau au bord des larmes. Allons-nous vraiment rester dans cet endroit et vais-je devoir me faire nonne ?…

- Dieu que tu es sotte ! gronda Aurore assez satisfaite de pouvoir passer ses nerfs sur cette désolée perpétuelle. C'est moi seule qui deviens chanoinesse et tu ne seras ni plus ni moins que ce que tu es : ma camériste. Toutes les dames d'ici ont leur train de maison mais si cela ne te convient pas je te renvoie à Goslar puisque je peux faire venir de Dresde ceux de mes serviteurs dont j'aurai besoin ! Choisis mais choisis vite ! A-t-on jamais vu pareille bécasse ?

- Oh non, je ne veux pas retourner chez nous et si Madame la comtesse a dans l'idée de voyager…

Aurore envoya une pensée lourde de regrets à Fatime, l'esclave turque dont Frédéric-Auguste lui avait fait cadeau jadis et dont les talents étaient multiples. Elle comprenait tout à demi-mot mais sa maîtresse ne la récupérerait sans doute jamais, parce que trop exotique pour une communauté religieuse !

- Tu verras bien ! lâcha-t-elle excédée. Pour l’instant contente-toi de sortir ce qu’il me faut pour la nuit. Je vais me débarrasser des poussières du chemin. Pour ce soir, tu souperas avec moi et nous irons au lit. Je suis fatiguée !

Ce n’était pas une vue de l’esprit. Les quelque vingt lieues de route passées à remâcher sa déception et même, au début, à tirer des plans en vue d’une fuite la laissaient éreintée. Et puis elle avait besoin de silence afin d’établir son nouveau plan d’existence et voir quel meilleur parti elle en pourrait obtenir pour l’avenir de son fils et le sien propre. Mais ce fut l’image du bébé qui l’accompagna jusqu’aux portes du sommeil. Il devait avoir six mois à présent et elle brûlait de le revoir plus encore que d’aller compter à Dresde les débris de son amour… en admettant qu’il en restât quelque chose. Pourtant elle savait bien qu’elle n’y résisterait pas longtemps : elle avait trop envie de voir… de savoir ! Malgré tout elle s'endormit…

Les cloches de l’église l’éveillèrent au petit matin juste avant l’entrée solennelle de Gertrude précédant les deux servantes chargées de préparer la « nouvelle » pour la cérémonie d’investiture. On la lava. On brossa soigneusement ses magnifiques cheveux noirs que l’on tressa avant de les enrouler autour de la tête avec des gestes pleins de révérence mais sans dire un seul mot. Ensuite le voile de fine dentelle fut attaché dessus, ponctué d’un piquet de roses blanches fixé par de longues épingles. Puis ce fut le tour de la robe de satin qui lui allait bien sûr à la perfection et que la jeune femme passa avec un plaisir tout neuf. Du moins elle le ressentit ainsi : il y avait tant de mois qu'elle n’avait porté une toilette de fête ! Pas depuis qu’elle avait quitté Dresde, les riches étoffes ne faisant pas partie de la garde-robe d’une quasi-recluse en attente d’enfant ! Enfin elle glissa ses pieds minces dans des bas de soie blanche, retenus au-dessus du genou par des jarretières, et dans des mules de satin blanc à hauts talons. Elle était si belle parée de la sorte que les servantes se permirent un léger murmure vite étouffé sous le coup d’œil sévère de dame Gertrude. Médusée, Utta n’avait participé en rien à cette toilette de cour. C’était bien la première fois qu'elle en découvrait les rites.