— Mon cousin, je suis venue vous demander de me marier et j’espère que vous ne refuserez pas de procéder à une cérémonie tout intime et qui devra demeurer ignorée…
Si le chanoine fut surpris, il n’en montra rien. Sa main dodue chassa soigneusement quelques miettes de pâtisserie qui s’attachaient à sa soutane :
— Un mariage secret ?
— Oui. Aucun autre n’est possible, hélas !… Du moins à ce que tout le monde me laisse entendre.
— Ce tout le monde-là doit se résumer à une demi-douzaine de personnes tout au plus, remarqua M. de Combert qui s’enfonça plus profondément dans ses coussins et croisa ses doigts sur la belle croix pectorale pendue à son cou. Puis il ferma les yeux un instant. N’imaginant pas qu’il fût en train de s’endormir, Hortense respecta son silence. Mais comme celui-ci menaçait de s’éterniser, elle se hasarda à murmurer :
— Vous ne me demandez pas qui j’ai l’intention d’épouser ?
Le chanoine rouvrit les yeux. Ses prunelles d’un joli bleu gentiane eurent un pétillement amusé qui ne se traduisit cependant pas par un sourire.
— Je crois que je le sais. Nous parlions de vous voici peu, notre cousine de Sainte-Croix et moi – oh, soyez sans inquiétude – avec toute l’affection que nous vous portons l’un et l’autre, et nous en étions venus à cette conclusion que c’était une éventualité à envisager. Bien qu’elle ne soit guère souhaitable…
Tout de suite, Hortense s’insurgea :
— Guère souhaitable pour qui ? Pour moi en tout cas, épouser Jean représente le plus grand bonheur qui soit au monde.
Cette fois, le chanoine sourit :
— Je ne devrais peut-être pas vous le dire mais j’ai appris, au cours d’une vie déjà longue, que le mariage, même s’il se pare dans ses débuts des couleurs tendres de l’amour partagé, les conserve rarement jusqu’à la fin dernière. Et quand il s’agit d’une passion, c’est encore plus rare.
— Je suis sûre de l’amour de Jean et je suis sûre de mon amour. Si deux êtres ont été destinés l’un à l’autre de toute éternité, c’est bien nous.
— C’est ce que l’on dit toujours en pareil cas. Mon enfant, je ne nie pas les grandes qualités de ce garçon. Je ne nie même pas qu’il soit sans doute le plus digne représentant de cette vieille race des Lauzargues. Malheureusement…
— Il n’en porte et n’en portera jamais le nom, je sais ! coupa Hortense. Et c’est la raison pour laquelle j’ai parlé d’un mariage secret dans lequel la loi n’entrera pas en jeu puisqu’il faut tenir compte de cette misérable question de nom. Et ce mariage, je vous demande de le célébrer, ici ou à Combert, au jour et à l’heure qui vous conviendront. Je ne peux ni ne veux vivre sans l’homme que j’aime mais au moins je veux pouvoir être sa compagne devant Dieu et en pleine tranquillité de conscience.
— Ces sentiments vous honorent, soupira M. de Combert, et je ne vois pas comment vous refuser. Pourtant, quelque chose m’intrigue : comment êtes-vous parvenue à convaincre votre ami de consentir à ce mariage ? D’après Mme de Sainte-Croix – et vous l’avez vue tout récemment – il en était fort éloigné ? En outre, c’est, si je ne me trompe, un homme qui ne change pas facilement de ligne de conduite ? Alors ?
Hortense sentit la rougeur monter à son visage et l’envahir jusqu’à la racine de ses cheveux blonds. Elle aurait dû tenir compte de l’extrême pénétration de ce vieux prêtre habitué dès longtemps à sonder les replis de l’âme humaine. Mentir à ces yeux bleus qui la scrutaient lui parut tout à coup impossible… Elle choisit alors ce qu’elle crut une échappatoire habile.
— Mon père, dit-elle, voulez-vous m’entendre en confession ?
Le chanoine eut un haut-le-corps et fronça les sourcils.
— Sans doute… mais vous m’inquiétez ! Vous seriez-vous servie d’un moyen déloyal ? D’autre part, je vous rassure tout de suite. Point n’est besoin de l’appareil d’un confessionnal pour qu’un secret demeure caché au fond de mon cœur. Souvenez-vous que j’ai pour vous estime et affection.
Hortense comprit qu’elle était vaincue, qu’il allait falloir tout dire mais, curieusement, cela lui parut tout à coup beaucoup plus facile.
— Vous parliez d’estime ? Je crains d’en perdre une partie car, c’est vrai, j’ai obtenu l’assentiment de Jean par un stratagème.
— Lequel ?
— Je lui ai dit que j’attendais un enfant.
— Et… ce n’est pas vrai ?
— Pas encore. Mais j’espère de tout mon cœur que cela le sera très vite.
Il y avait du défi dans la voix de la jeune femme et l’aimable visage du chanoine se ferma.
— Je vous le souhaite. Sinon, ne comptez pas que je bénirai un mariage bâti sur un mensonge. Comment ne comprenez-vous pas que vous avez tendu à cet homme un piège indigne de vous et indigne de lui ?
— Je l’aime et je veux le lier à moi pour toujours.
— C’est une explication, ce n’est pas une excuse ! Voyant s’assombrir le visage de sa visiteuse, le vieil homme adoucit le ton et même trouva un sourire.
— Mon enfant ! Ne croyez pas que je vous condamne. La passion, je le sais, peut conduire à bien des excès. Elle rend aveugle et sourd, elle entame parfois les défenses de la conscience, mais vous êtes une femme de trop haute qualité pour vous laisser aller à ces accommodements douteux avec le ciel. Vous me dites que vous avez, de tout temps, été destinés l’un à l’autre ? Vous dites encore que vous voulez être la compagne de Jean au moins devant Dieu et en toute conscience ? Alors, pourquoi tant de hâte ? Pourquoi ne pas laisser justement à Dieu le soin de juger ? Si vous devez être unis, il saura bien démêler l’écheveau si embrouillé de vos deux vies pour en tisser un ruban lisse et uni…
— Comme il l’a fait pour notre cousine de Sainte-Croix, lorsqu’elle s’appelait Mlle de Sorange et pour le vidame d’Aydit ? fit Hortense amèrement.
— Peut-être ces deux-là n’aimaient-ils pas assez ? Notre chère cousine a toujours été d’un caractère porté vers le goût de la contradiction et je crois que le vidame était du même bois. Ils tenaient l’un à l’autre d’autant plus qu’on voulait les empêcher de s’unir. Je crois votre amour d’une qualité plus haute et plus solide, mais…
— Mais vous, le serviteur d’un dieu qui proclame tous les hommes égaux devant sa face, vous faites grief à Jean, comme les autres, de n’être pas de même rang que moi ? Le rang ? Est-ce que cela signifie quelque chose lorsque l’on s’aime ?
— Je ne crois pas avoir employé ce mot-là, dit le chanoine sévèrement. Il est certain que, de par la naissance… officielle, vous êtes assez éloignés l’un de l’autre, mais je crois aussi qu’un mariage secret… qui ne le sera sans doute plus pour personne au bout de quelques mois, pourrait être une bonne solution.
— Eh bien ?
— Encore faut-il qu’il soit bâti sur des bases franches. Je vous ai dit que vous étiez une femme de qualité et je vais aller plus loin. Par ce que je sais de lui, je le crois un homme de très grande qualité. Voilà pourquoi vous n’avez pas le droit de lui tendre un piège aussi misérable. Il pourrait ne jamais vous le pardonner.
— Vous le croyez vraiment ? murmura Hortense, ébranlée pour la première fois dans ses certitudes.
— J’en suis tout à fait persuadé. Alors, écoutez ceci, mon enfant : dans la semaine qui suivra le saint jour de Pâques, je me rendrai à Combert pour vous marier. Et je le ferai, croyez-moi, avec une vraie joie dès l’instant où vous me direz que cette vilaine petite ombre que vous avez suscitée sur votre âme s’est dissipée, soit que vous ayez avoué la vérité, soit que Dieu ait sanctionné, par la nature, une union qui entre, peut-être, en effet dans les plans qu’Il a formés pour vous.
Hortense se leva et alla reprendre son manteau qu’elle avait posé au dos d’un fauteuil.
— Il en sera comme vous le désirez, soupira-t-elle. J’espère seulement que Jean sera toujours à Combert à ce moment-là !
— Pourquoi n’y serait-il pas ? Doit-il donc s’absenter ?
— Il veut aller vivre à Lauzargues pour tenter de sauver, des terres et des bâtiments, ce qui peut encore être sauvé. Le château sous lequel repose son père l’attire comme un aimant et mes bras ne sont pas assez forts pour le retenir. C’est pourquoi j’ai menti : pour le garder auprès de moi…
Le chanoine se leva à son tour et vint prendre les deux mains d’Hortense qu’il enferma entre les siennes :
— N’essayez pas trop de le retenir. C’est la meilleure… peut-être la seule manière de le détacher de vous. Puisque, de toute façon, mariés ou non, vous ne pouvez vivre ensemble quotidiennement, laissez-le s’éloigner un peu… de crainte qu’il ne s’éloigne davantage. Qu’est-ce qu’une lieue et demie quand on s’aime ? Il me semble me souvenir que, de leur vivant, le marquis votre oncle et notre chère Dauphine savaient s’en accommoder ?
— Le marquis sans doute. Mais Dauphine souhaitait de tout son cœur échanger son doux Combert contre les sévérités du château de Lauzargues…
— Et devenir marquise ? Je sais. Mais à la lumière des derniers événements, je crois qu’il valait mieux pour elle que les choses demeurassent en l’état. Même si la morale n’y trouvait pas tout à fait son compte.
Brusquement, le chanoine se mit à rire.
— Eh bien, vous me faites tenir, depuis un moment, d’étranges propos ! Je crois que je vais aller jusqu’à la cathédrale pour y dire une prière. Voulez-vous m’accompagner ? Ne fût-ce que pour y recevoir l’absolution dans les règles ?
Hortense rentra à Combert songeuse et presque résignée. Sa visite au chanoine et les quelques minutes passées sous les voûtes glacées de la cathédrale, pour inconfortables qu’elles eussent été, lui avaient fait grand bien et si elle était toujours aussi décidée à tisser entre elle et Jean ces liens que seule la mort peut dénouer, du moins comprenait-elle à présent qu’elle avait pris le mauvais chemin. Et peut-être, après le long temps de réflexion que lui avait laissé la route aux côtés de François le silencieux, eût-elle tout de suite avoué son mensonge à son ami, mais Jean n’était pas là au moment de son retour. La nuit était alors close depuis longtemps, et dans la soirée, on avait entendu hurler des loups en direction du sud. Jean avait alors sifflé Luern et, enveloppé de sa grande cape, son large chapeau noir enfoncé jusqu’aux sourcils, il avait disparu dans les ténèbres, son Io familier sur les talons…
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