— Mais, dit Clémence après ce bref silence qui suit toujours la chute d’un objet lourd, comment que vous allez faire puisqu’il n’a pas de nom à lui ?

— Celui de sa mère devrait suffire. D’ailleurs, nous ne passerons pas par la mairie. Notre mariage sera un mariage secret dont vous serez, vous et François, les témoins et que le chanoine de Combert bénira. Si François se rend au marché de Saint-Flour samedi, je l’accompagnerai et j’irai voir le chanoine. Ainsi, dès à présent, je vous serais reconnaissante de dire monsieur Jean quand vous parlez de mon futur époux… en vous rappelant que Mlle Dauphine l’estimait et même l’aimait. Au fait, n’oubliez pas de mettre son couvert, ce soir : il soupera ici…

Matée, Clémence s’en alla casser ses œufs pour faire sa tourte avec une énergie qui en disait long sur ses sentiments intimes et Hortense regagna le salon où elle tourna en rond pendant quelques instants. Elle se sentait nerveuse et irritée car elle n’imaginait pas que son amour pour Jean ne reçût pas l’approbation pleine et entière de tous ceux qui vivaient autour d’eux. Elle découvrait que les gens simples pouvaient être aussi fermement attachés aux usages que des aristocrates de vieille souche et elle en éprouvait quelque chose qui ressemblait à de la peine.

Au-dessus de sa tête, elle entendait, Jeannette, qui rangeait un placard dans la chambre d’Étienne, aller et venir en fredonnant une romance et elle faillit aller la rejoindre pour lui annoncer, à elle aussi, son mariage. La jeune femme, elle en était certaine, n’oserait jamais se permettre la moindre remarque, mais si une simple expression de son visage laissait supposer qu’elle était choquée elle aussi, Hortense savait que sa peine s’en augmenterait et elle renonça. « Que ces gens pensent ce qu’ils veulent, se dit-elle, je n’en ferai pas moins ce que j ai décidé… »

Indécise, elle tournait et retournait dans la grande pièce, ne sachant que faire, quand son regard tomba sur la tapisserie commencée par Dauphine de Combert et que la mort l’avait empêchée d’achever. Elle s’en approcha et la contempla avec un intérêt nouveau. C’était, sur un fond ivoire, un semis capricieux de feuillages d’automne que l’artiste destinait aux chaises de sa salle à manger.

Dans le petit chiffonnier voisin dormaient toujours les sacs contenant les soies, les laines, les fils d’or, les aiguilles, les crayons, les ciseaux de vermeil et aussi les feuilles sèches ramassées au hasard des promenades et qui servaient de modèles.

Tandis que ses doigts caressaient une belle feuille de hêtre pourpre, Hortense crut entendre rire Dauphine, comme elle seule savait rire. Et puis, lointain, il y eut l’écho de sa voix :

La tapisserie est le meilleur calmant que je connaisse, ma chère Hortense. Elle occupe les mains tout en laissant l’esprit libre et c’est parfois bien commode. Par exemple, lorsque l’on reçoit une visite qui ne vous passionne pas ou encore lorsque l’on vous raconte des histoires qui ne vous intéressent pas. Elle m’a permis d’entendre le marquis votre oncle durant des soirées entières sans lui offrir d’autre réponse qu’un sourire par-ci par-là… et sans tomber de sommeil. Vous devriez essayer.

Jusqu’à présent, Hortense ne s’était pas laissé séduire mais cette fois elle ouvrit le chiffonnier, y prit le sac de toile brodée qu’elle accrocha au cadre d’acajou, s’assit dans le fauteuil cabriolet où personne ne t assis depuis des mois, choisit un brin de soie de la nuance de la feuille commencée, l’enfila et, d’un geste où entrait une part de défi, elle planta l’aiguille dans la toile tendue. Et, curieusement, ce simple geste suffit à l’apaiser : il était temps, grand temps qu’elle s’imposât ici comme la maîtresse absolue et non plus comme l’invitée perpétuelle de Mlle de Combert !

Lorsque Clémence entra un moment plus tard afin de s’assurer que la provision de bûches était suffisante pour la soirée, elle fut si saisie de voir Hortense installée à cette lâcha toujours vide et travaillant à la tapisserie qu’elle en place l’un des tronçons de bois qu’elle portait. Hortense leva les yeux :

— Eh bien, Clémence ?

— Faites excuses, madame Hortense, mais je ne m’attendais pas à vous voir là. En ouvrant la porte j’ai cru… Pauvre Sainte Vierge, j’en ai encore le cœur qui me bat !

— Vous avez cru revoir Mlle Dauphine, n’est-ce pas ? C’est un peu ce que j’espérais. Sachez qu’à l’avenir je me conduirai exactement comme elle l’eût fait à ma place. C’est-à-dire que je ferai en toutes choses ce que j’ai envie de faire, quoi qu’on en puisse dire autour de moi.

L’entrée de Jeannette qui amenait le petit Étienne à sa mère dispensa Clémence de répondre. Elle se hâta de disposer ses bûches et reprit le chemin de sa cuisine en fermant la porte aussi doucement que s’il s’agissait d’une chambre de malade.

— Qu’a donc Clémence ? dit Jeannette qui avait suivi cette sortie inhabituelle avec surprise.

— Elle est mal remise de ce que je viens de lui apprendre et qu’après tout je vais vous annoncer à vous aussi. Jean et moi allons nous marier, secrètement bien sûr, mais nous marier tout de même.

Le sourire qui illumina le doux visage de la jeune nourrice réchauffa le cœur d’Hortense.

— C’est une nouvelle qui fait plaisir à entendre, madame Hortense. Mon oncle et moi nous espérions bien que vous en viendriez là.

— Cela n’a pas été sans peine. Jean refusait farouchement ce mariage. A cause des gens… Comme si cela avait de l’importance.

— Non, pas à cause des gens, rectifia Jeannette doucement, à cause de sa fierté. C’est vous qui avez tout et lui n’apporte rien… rien de visible tout au moins. Mais je suis bien heureuse pour tous les deux qu’il accepte. Cela ne vous ressemblait ni à l’un ni à l’autre de vivre dans le péché…

Vivre dans le péché ! La petite phrase trottait encore dans la tête d’Hortense tandis que, le lendemain après-midi, elle foulait du pied les petits pavés ronds de la rue de la Rollandie à Saint-Flour en direction de la maison de son vieux cousin le chanoine de Combert. Elle avait profité de la voiture de François qui venait au marché de la ville renouveler la provision de chandelles et d’huile pour les lampes de Combert. Sa visite faite, elle repartirait avec lui sans d’ailleurs s’accorder le plaisir d’une visite à Mme de Sainte-Croix pour ne pas être obligée de passer la nuit à Saint-Flour.

Proche de la belle cathédrale dont les sévères tours carrées couronnaient les toits bleus de la ville haute, la rue de la Rollandie, qui rejoignait le rempart à la Grand-Place, contenait quelques-unes des plus anciennes maisons d’une cité qui cependant en comportait beaucoup et de fort belles. Celle du chanoine de Combert, avec la triple accolade de pierre de sa porte Renaissance et ses fenêtres à colonnettes, était sans doute l’une des plus élégantes. Le petit chanoine rond et rose qui, avec sa couronne de cheveux blancs bouclés, ressemblait à un angelot vieilli, menait là une vie douillette sous la houlette d’une gouvernante format grenadier qui veillait sur sa santé et sur son confort avec une farouche énergie.

D’ordinaire, l’intérieur de la maison fleurait une délicate odeur de bergamote mais quand Hortense monta son bel escalier de pierre blanche que Florette – c’était l’incroyable prénom de la vigoureuse gouvernante – devait certainement racler au couteau tous les jours pour qu’il fût aussi propre, une roborative odeur de choux, d’oignons et d’épices apprit à la jeune femme que le chanoine aurait de la potée pour son souper. Mais ce n’était un secret pour personne que le cher homme vivait, lui aussi, dans le péché. Un aimable péché qui était celui de la gourmandise.

La voix de Florette, précédant Hortense dans l’escalier, lui revint, tonitruante en dépit de l’épaisseur des murs.

— C’est Mme la comtesse de Lauzargues qui s’en vient vous faire visite, Monsieur le chanoine.

— Mais quelle bonne surprise ! Venez, ma chère enfant, venez vite !

La fin de la phrase s’acheva sur le palier, et en y arrivant Hortense tomba pratiquement dans les bras courts de son vieil ami. On s’embrassa à la mode paysanne que le chanoine appréciait plus que les révérences de cour…

— Tâchez d’ajouter quelques friandises à notre menu, ma bonne Florette ! Mme de Lauzargues soupera avec moi ce soir…

— Malheureusement non, dit Hortense, et je vous en demande bien pardon en ajoutant que je le regrette de tout mon cœur. Mais je ne suis en ville que peu de temps : tout juste celui de venir causer avec vous un moment. Si toutefois je ne suis pas importune ?

— Importune, vous ? Entrez, mon enfant, et croyez que je regrette de ne pas vous garder plus longtemps. Du thé, Florette !

Avec sa profonde cheminée où brûlait un bon feu, ses vieux meubles de châtaignier bien cirés, les deux bibliothèques bourrées de livres qui se faisaient face et ses fauteuils antiques adoucis d’épais coussins de velours rouge, assorti aux rideaux, la pièce où entra Hortense était chaude et accueillante. Elle contrastait agréablement avec le courant d’air glacé qui régnait dans la rue et que le faible soleil hivernal ne parvenait pas à réchauffer. Hortense s’installa avec un soupir de satisfaction après avoir ôté son manteau fourré et desserré un peu les larges brides de sa capote de velours noir dont la passe de mousseline blanche bouillonnée mettait sur son visage une jolie lumière. Bien carré dans son fauteuil, le chanoine la considérait avec un plaisir visible.

— Les jolies femmes sont une joie rare dans cette maison, ma chère Hortense, et vous êtes, Dieu me pardonne, plus rayonnante que jamais. Comment va notre petit Étienne ?

Ainsi que l’exigeait le code des bonnes manières, Hortense donna des nouvelles de son fils, s’enquit de la santé du chanoine et échangea avec lui quelques généralités touchant leurs parents ou amis communs. Cela donna à Florette le temps de revenir avec un plateau chargé d’une théière fumante, de petits gâteaux et de tous les ustensiles nécessaires à la cérémonie du thé telle qu’on la concevait dans les bonnes familles. Et ce fut seulement après avoir grignoté deux galettes et bu une tasse de l’odorant breuvage qu’Hortense exposa enfin le but de sa visite :