— Est-ce que… tu ne dois pas retourner là-bas ?

— Non. Je n’ai plus rien à y faire. Hier soir, j’étais allé chercher l’abbé Queyrol pour les derniers sacrements. Et puis je t’ai entendue. Alors, j’ai dit ce que tu sais au marquis et je l’ai laissé avec le prêtre. Le marquis écumait de fureur et ses malédictions devaient s’entendre jusqu’au village mais je dois dire qu’elles se sont calmées peu à peu. Le souffle manquait sans doute et quand je suis revenu, après un long moment, l’abbé priait à genoux au pied du lit où il n’y avait plus qu’un corps sans vie. Il ne m’a même pas entendu. Alors je suis reparti et, toute la nuit, j’ai couru les bois en compagnie de Luern. Je voulais venir vers toi et puis j’ai préféré attendre le jour… Tu vois, tout est fini pour moi à Lauzargues mais toi, mon cœur, il faudra bien que tu ailles aux funérailles. D’ailleurs Pierrounet viendra te prévenir.

— Je ne veux pas y aller.

— Tu ne peux pas faire autrement. N’oublie pas que ton fils… notre fils est le dernier seigneur…

Quand, vers le milieu de l’après-midi, l’antique voiture qui transportait le chanoine de Combert s’arrêta devant le perron où l’attendaient Hortense, François et Godivelle, Jean, suivi de Luern, son grand loup apprivoisé, et portant le petit Étienne sur ses épaules, remontait de la ferme. Et, avant même d’embrasser Hortense, ce fut lui que regarda, sans douceur d’ailleurs, le petit chanoine :

— Que faites-vous ici, Jean de Lauzargues ? dit-il avec sévérité. Votre place est auprès de la dépouille de votre père. Ignorez-vous les usages ? Vous devez être là pour accueillir ceux du village et des alentours qui viendront saluer ce corps… qui a jugé bon de mourir deux fois. L’abbé Queyrol vous attend…

— Ne m’appelez pas ainsi, monsieur le chanoine. Je n’ai aucun droit à ce nom. J’y ai renoncé…

— Je le sais pardieu bien. Je viens de là-bas car vous pensez que cette histoire fait un bruit qui court déjà tout le pays et je vous dis, moi, qu’on vous attend pour préparer les funérailles.

— C’est impossible. L’abbé Queyrol a dû vous dire ce qui s’est passé, hier soir, quand je l’ai amené au chevet du marquis ?

— Il m’a dit cela, fit tranquillement le chanoine, et plus encore. Ce pacte diabolique qu’on vous avait arraché en échange d’un nom… et aussi ce qui s’est passé quand vous l’avez laissé tête à tête avec le moribond…

Il y eut un silence. Hortense et Jean se regardèrent. Ni l’un ni l’autre n’osait poser de question. Ils avaient trop peur d’une réponse qui eût balayé l’espoir insensé qui montait entre eux.

— Eh bien ? fit M. de Combert, vous n’êtes vraiment pas curieux, tous les deux !

— Vous ne voulez pas dire que le marquis, commença Hortense, aurait… renoncé à sa vengeance ?

— Quelques instants avant de paraître devant son juge ? Mais si, ma chère enfant ! Le petit abbé Queyrol est un homme bien plus énergique qu’il n’y paraît. Il a réussi… une sorte de miracle. Allons, monsieur, partez ! Il n’est que temps ! François Devès a bien un cheval à votre disposition…

Alors Jean n’hésita plus. Remettant le petit Étienne aux mains de Françoise, il saisit Hortense dans ses bras pour lui planter sur le nez un baiser rapide avant de prendre sa course vers l’écurie. Il était transfiguré… Le chanoine le suivit des yeux et vint prendre le bras d’Hortense en poussant un énorme soupir de soulagement.

— Si vous me faisiez entrer, ma chère petite ? Je suis resté assez longtemps sur mes vieilles jambes… et je crois qu’une bonne tasse de chocolat chaud me ferait le plus grand bien…

Mais il fallut qu’il réitère sa demande. Figée par la stupeur et la joie, Hortense le contemplait avec une sorte d’adoration. Il lui apparaissait tout à coup, ce petit prêtre rondelet, comme un grand magicien de conte de fées, comme une sorte d’ange Gabriel portant sur ses ailes d’or la plus merveilleuse des nouvelles. Elle le fit entrer au salon comme dans un rêve, avec l’impression qu’il y apportait tout le soleil et toute la joie du monde, le fit asseoir auprès du feu et l’entoura de mille soins : attisant les flammes, cherchant des coussins pour son dos et ses pieds. Puis, finalement, elle se jeta à genoux pour baiser sa main…

— Vous n’imaginez pas comme je vous aime ! soupira-t-elle.

— Vraiment ? Alors prouvez-le-moi en allant me chercher mon chocolat et en faisant monter mes bagages. Car, bien sûr, je ne repartirai pas d’ici sans vous avoir mariés de ma main.

Ce soir-là, dans la belle chambre que lui avait préparée Hortense, où elle avait mis un grand bouquet de ses plus belles fleurs, disposé sur une table ses meilleures pâtes de fruits et un flacon de sa plus fine liqueur de prunelle, le chanoine de Combert fit, à genoux, une longue prière qui le fatigua beaucoup car ses jambes supportaient mal à présent la position de pénitence. Mais ne fallait-il pas qu’il demandât pardon à Dieu pour le gros mensonge qu’il allait partager désormais avec l’abbé Queyrol ?

— Vous en auriez fait autant, Seigneur, soupira-t-il, et je crois avoir accompli Votre volonté en ne permettant pas que ce vieux diable de marquis pût gagner toujours contre ces deux malheureux enfants qui n’ont, selon moi, que trop souffert… Désormais, ils vont pouvoir vivre leur amour au grand soleil en louant Votre nom et Votre miséricorde. Quant à moi, je ferai pénitence en priant, ma vie durant, pour l’âme criminelle de Foulques, marquis de Lauzargues… que j’ai toujours si cordialement détesté !

Ayant achevé sa dernière oraison, le chanoine se releva péniblement et gagna, avec un grand sentiment de béatitude, le lit que Clémence avait si confortablement bassiné et où il ne tarda pas à s’endormir du sommeil des âmes pures…

La maison était silencieuse. A Combert, comme à Lauzargues, tout n’était plus que paix…


Saint-Mandé, janvier 1987.



[1] Le grand manteau de la cheminée

[2] Voir Jean de la Nuit et Hortense au point du jour.

[3] Sorte de tarte garnie d'une bouillie sucrée à la fleur d'oranger et de pommes coupées en lamelles.

[4] Voir Jean de la Nuit.

[5] Louis-Philippe se montrait sans cesse avec un parapluie.

[6] Voir Hortense au point du jour.

[7] « Je crains les Grecs même quand ils portent des présents. »

[8] Loué soit Jésus-Christ !

[9] Raguser signifiait trahir.

[10] Le père de l'auteur du Danube bleu.

[11] Corsage sans manches.

[12] Sorte de quenelles.