Elle et Jean n’avaient réussi à se rejoindre qu’après mille difficultés, mille dangers et à présent Hortense refusait de perdre l’homme qu’elle avait gagné de haute lutte. Car – et elle en était persuadée ! – si elle permettait à Jean de s’éloigner d’elle, ce serait la fin de leur amour à plus ou moins brève échéance. Ils vieilliraient bêtement à « une lieue et demie à peine » l’un de l’autre sans jamais se rejoindre vraiment, sans jamais avoir de vie commune, presque sans souvenirs. Et peut-être qu’avec le temps, quand leur jeunesse se serait évanouie à jamais, ils en viendraient à se détester comme se détestaient Mme de Sainte-Croix et son vidame d’Aydit. Cela, Hortense ne le permettrait pas.

Plus ancrée que jamais dans sa résolution, elle chercha Jean. Il s’était éloigné de quelques pas et, assis sur une pierre, il regardait couler la rivière. Hortense ne voyait de son visage qu’un profil perdu mais l’impression d’accablement que suggérait sa pose était frappante et la jeune femme sentit son cœur se serrer :

Es-tu vraiment si malheureux de cette nouvelle ? demanda-t-elle si douloureusement qu’il tressaillit, se leva vivement et vint à elle pour l’envelopper à la fois de son bras et de sa grande cape noire dans ce mouvement de protection tendre qu’il avait souvent.

— Il n’y aurait pas de joie plus grande pour moi si tout était normal entre nous, si j’étais Jean de Lauzargues au lieu d’être Jean de la Nuit, un bâtard meneur de loups. Je ne suis malheureux que pour toi. Tu vas te trouver dans une situation bien difficile.

Hortense se mit à rire.

— Garde ta pitié pour qui en a besoin, Jean ! Épouse-moi et je serai la femme la plus heureuse du monde. Quand donc comprendras-tu qu’à nous deux nous pouvons faire face au monde entier ? Et si l’on nous laisse dans cette solitude où d’ailleurs se sont plu les derniers Lauzargues, eh bien, tant mieux ! Nous y serons plus près l’un de l’autre…

— Mon amazone raisonne comme une petite fille amoureuse qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez…

— Je sais ! Il y a Étienne, il y a… l’enfant à venir. Mais ne m’appelle pas ton amazone. Cela ne me va pas. C’est à mon amie Felicia Morosini que cela convient. A elle seule.

— As-tu reçu de ses nouvelles ?

— Aucune. Quand nous nous sommes quittées à Paris, après ces jours de révolution, je rentrais à Lauzargues et elle partait pour Vienne afin de convaincre le fils de Napoléon de revenir en France et de réclamer au roi Louis-Philippe, que Felicia considère comme un simple usurpateur, le trône de l’Aigle. J’ignore ce qu’elle est devenue et j’avoue qu’à certains moments cela me soucie. Elle est bien capable de s’être fait mettre en prison ! Il y a des moments où j’ai presque envie d’aller la rejoindre, ajouta-t-elle par taquinerie. Elle m’avait donné rendez-vous, au cas où les choses tourneraient mal pour moi ici. Je devais la retrouver à Vienne…

Elle fut payée de sa malice en sentant le bras de Jean se resserrer autour de sa taille.

— Une mère de famille ne court pas les grands chemins. Tu dois songer à présent à l’enfant que tu portes. Et à ce mariage que tu désires tant.

— Tu acceptes donc ?

— Je n’ai le droit de refuser cela ni à toi… ni à Dieu puisqu’au moins nous serons en paix avec lui mais, Hortense, il faudra te contenter d’un mariage secret. Et cela ne changera rien à ce que je veux faire pour Lauzargues.

— Tu veux partir quand même ?

— Sans doute, puisque ce sera désormais devant deux enfants et non plus un seul que nous devrons rendre compte de notre conduite. Tu auras de moi tout l’amour du monde, Hortense. Mais tu ne me feras pas renoncer à ce que j’ai décidé.

« Nous verrons bien ! » pensa Hortense tandis que, serrés l’un contre l’autre, ils remontaient vers la maison. Le temps d’hiver n’était pas celui des travaux des champs. La neige serait bientôt là. Et Jean n’aurait plus aucune raison valable pour ses excursions à Lauzargues. De même, on ne recevrait plus beaucoup de visites à Combert. Et Hortense pensa qu’elle allait peut-être pouvoir vivre ces quelques semaines d’intimité heureuse, rien qu’à deux, dont elle rêvait tellement.

Cette nuit-là, tous deux s’aimèrent avec toute l’ardeur d’un jeune amour, avides de retrouver les heures perdues par leur courte séparation. Mais s’y mêlaient déjà des sentiments contradictoires. Pour Jean, c’était le remords, léger il est vrai, d’avoir peiné son amie en lui annonçant son désir de vivre à Lauzargues. Pour Hortense, c’était la conscience désagréable de ce premier mensonge jointe au désir forcené que ce mensonge, justement, cessât d’en être un. Elle semblait ne pouvoir se rassasier de son amant et ce fut Jean qui, pour la première fois, s’avoua vaincu au premier chant du coq…

Tendrement, Hortense le regarda s’endormir, la tête contre son épaule, émue par cette force au repos, cette puissance dont elle avait su se rendre maîtresse. Elle-même n’avait pas sommeil et, durant un long moment, elle regarda Jean dormir, posant de temps en temps sur ses yeux clos ou sur sa bouche entrouverte un baiser aussi léger qu’un souffle. Comme elle l’aimait à cet instant où le monde se réduisait à l’intimité chaude de son lit enveloppé dans ses rideaux de brocatelle bleue sous lesquels la veilleuse mettait une lumière douce qui ciselait la puissante musculature de l’homme, caressait sa propre peau d’un reflet doré et faisait vivre les mèches blondes de ses cheveux ruisselant sur l’oreiller et sur la poitrine de Jean.

Avec un soupir de bonheur, elle se coula contre son corps, l’entourant de son bras comme d’une fragile branche de lierre autour du tronc d’un grand arbre. Un petit lierre têtu et obstiné qui ne voulait pas se laisser arracher sous peine d’en mourir. Jean était à elle et à elle seule. Elle avait combattu assez rudement pour posséder ce droit de le dire sien et elle combattrait encore avec toutes les armes mises par la nature à sa disposition. Une nature qu’il s’agissait d’obliger à répondre à son attente. Grâce à Dieu, elle avait devant elle quelques nuits comme celle qui s’achevait ! Ces nuits lui permettraient de concevoir cet enfant qu’à présent elle voulait à tout prix. Et c’est forte de cet espoir qu’elle finit enfin par s’endormir…

La première neige vint le lendemain soir et Hortense l’accueillit comme une amie. Jean n’était pas reparti plus loin que la ferme où il aidait François à réparer son toit. Si la neige s’installait, il n’aurait aucune raison d’aller entreprendre quoi que ce soit à Lauzargues… Mais Clémence, rentrant de chercher quelques poires au fruitier pour en fourrer une tourte, doucha son enthousiasme.

— Durera pas cette saleté ! dit-elle, l’est déjà en train de fondre. D’ailleurs voilà la « traverse » qui prend. Va nous amener de la pluie…

— Vous n’aimez pas la neige, Clémence ?

— Aimer la neige qui gèle les pieds et donne l’onglée ? Pauvre Sainte Vierge ! Vous voulez dire qu’elle me fait à peu près autant plaisir qu’une pierre dans mon sabot !

— Je la trouve pourtant plus agréable que la pluie qui transforme les chemins en fondrières…

— Ouais mais la pluie au moins elle amène pas les loups. C’est quand la neige prend et s’installe qu’ils sortent des bois cette engeance. C’est vrai qu’ici on ne les craint point grâce à… à…

Clémence s’arrêta et Hortense se sentit rougir. Ce n’était pas la première fois qu’elle remarquait cette difficulté que rencontraient aussi bien Clémence que les gens du pays lorsqu’il s’agissait de désigner Jean. Autrefois, avant qu’on ne le sût lié à Hortense, il était pour tous « le Jean de la Nuit », ou « le Jean des Loups » ou encore « Le Meneu’d’loups » et comme tel on le respectait comme un être à part tout en ayant un peu peur de lui. En dépit de ses attaches paysannes, car on avait estimé sa mère malgré son « malheur » et l’on savait bien qui était son père, il demeurait un être en marge, à mi-chemin entre le sorcier et le bohémien. Quand encore on ne lui trouvait pas quelques vagues ressemblances avec le diable. Mais à présent qu’on le savait l’ami de la châtelaine de Combert, on ne savait plus trop quel nom lui donner. Hortense décida qu’il était temps d’en finir une bonne fois avec ses tergiversations.

— Est-ce qu’il ne serait pas plus simple de l’appeler tout bonnement monsieur Jean ?

— Monsieur Jean ? C’est que, par ici, on l’a jamais considéré comme un monsieur.

— On ? Qui est on ?

Mise en face d’un problème linguistique aussi ardu, Clémence jeta un regard suppliant à la petite statue de la Vierge noire du Puy qui ornait le manteau de la cheminée et s’en prit aux coins de son devantier…

— Ben… tous ceux des alentours. Pas seulement ici ou à Lauzargues, mais je crois bien de Saint-Flour à Chaudes-Aigues et jusqu’à la Margeride. Faut pas vous offenser, madame Hortense, parce qu’on sait que vous l’aimez bien mais y a des habitudes difficiles à perdre. Et puis… si vous voulez que je vous dise le vrai, on pense qu’il est pas du même monde que vous !

« Vox populi, vox Dei ! » eût dit la douairière de Sainte-Croix, dont Hortense crut entendre le timbre aristocratique ; mais la jeune femme repoussa farouchement un dicton dont la sagesse lui avait toujours semblé douteuse et plus encore lorsqu’au cours de la révolution de Juillet elle avait pu entendre gronder cette voix du peuple.

— Pas du même monde que moi ? Tous ces gens auxquels vous faites allusion savent bien, pourtant, qu’il est le fils du défunt marquis de Lauzargues, mon oncle et que, de ce fait, il est mon cousin ?

— Peut-être, mais…

— Pas de peut-être et pas de mais ! D’autre part, je préfère vous l’annoncer tout de suite, Clémence, en vous priant toutefois de bien vouloir garder la nouvelle pour vous : nous allons nous marier.