La maison, abritée sous un ressaut de rochers, alignait sous son toit à deux pentes l’habitation, l’étable, la fenière et la grange. Seule la laiterie occupait un petit bâtiment séparé et, sur son toit, Hortense aperçut en effet François occupé à sa réparation.

Au bruit des pas d’Hortense, il abandonna son ouvrage, se laissa glisser le long de l’échelle et se trouva debout au milieu de la cour quand la jeune femme y pénétra. Ôtant son grand chapeau, il la salua avec ce mélange de respect et d’amitié qu’il lui montrait toujours et attendit en souriant qu’elle parlât.

— François, dit la jeune femme, savez-vous où est Jean ?

— Si vous ne le savez pas, madame Hortense, ce n’est pas moi qui pourrai vous renseigner. Il ne me dit jamais où il va.

— A moi non plus et voilà bientôt trois jours qu’il est parti. N’est-ce pas inquiétant ?

— Je ne crois pas. Vous savez son goût des longues randonnées dans la montagne. Et puis, vous aviez du monde hier ?

— Vous voulez dire qu’il s’éloigne toujours lorsque j’ai des visiteurs ? Mais cette fois il n’a pas pu savoir l’arrivée de Mme de Sainte-Croix ?

— Tout se sait dans nos vallées. Je suis persuadé que Jean n’en ignore rien.

— Alors, il devrait savoir aussi qu’elle est repartie ? Et il devrait être là…

— Mais je suis là…

Et Jean apparut sortant de derrière un bouquet de pins. Son long pas silencieux de chasseur l’avait amené jusqu’à la jeune femme sans qu’elle l’entendît. Une onde de joie et de chaleur envahit celle-ci comme chaque fois qu’elle retrouvait cet homme qu’elle aimait. Elle s’émerveillait toujours de cette haute taille qui l’obligeait, bien qu’elle fût grande, à lever un peu la tête, de l’éclat de ces yeux couleur de glace bleue, du charme de ce sourire à belles dents blanches qui contrastait si fort avec la courte barbe noire. Il y avait aussi cette voix profonde qui savait si bien la bouleverser lorsqu’elle lui parlait d’amour sans doute, mais aussi avec les mots les plus simples.

— Si vous êtes en peine de moi, je vous en demande pardon, dit Jean doucement, mais je savais que vous n’étiez pas seule. Donc que vous ne m’attendiez pas.

— Je vous attends toujours, Jean. Où étiez-vous ?

— A Lauzargues.

— Encore ?

— Encore et toujours ! Venez ! Il faut que je vous parle. Nous pourrions marcher jusqu’à la rivière pour profiter un peu de ce soleil…

CHAPITRE II

LE MENSONGE

Avec un signe d’amitié à François qui remontait sur son toit, les deux jeunes gens s’éloignèrent d’un pas accordé, par l’étroit sentier à peine indiqué qui longeait un champ labouré descendant vers la rivière dont on entendait l’eau se précipiter dans l’étranglement d’une gorge étroite. Cette rivière leur était chère à tous les deux. Sa voix avait accompagné leur premier baiser et l’éblouissement d’une nuit d’amour vécue sous la garde des loups[4]. L’un comme l’autre avait toujours plaisir à la retrouver.

Ils descendirent le chemin en silence. Arrivée au bord de l’eau, Hortense s’assit sur un rocher moussu, ramenant autour d’elle les plis de sa grande cape mais laissant retomber le capuchon. Le brouillard à présent était complètement dissipé et le soleil mettait dans l’air une douceur et dans ses cheveux blonds un reflet brillant. Ce fut elle qui parla la première.

— Quand es-tu rentré ? demanda-t-elle.

— Je rentre à l’instant. François m’a découvert en même temps que toi…

— Alors, pourquoi ne m’as-tu pas encore embrassée ? Jean se mit à rire.

— Tu semblais si fort en colère ; je ne me serais pas permis. Mais… je ne demande pas mieux.

Sans effort apparent, il la fit lever de sa pierre, l’enferma entre ses bras et l’embrassa longuement avec une ardeur qui lui fit perdre le souffle et cogner le cœur. Comme toujours lorsqu’il la tenait contre lui, Hortense sentit fondre la petite amertume que lui avaient laissée ces trois jours d’absence. Elle glissa ses bras autour du cou de Jean et, quand leurs lèvres se séparèrent, ne permit pas qu’il s’éloignât d’elle. Clignant des yeux, elle le considéra à travers la frange de ses longs cils :

— Comment peux-tu m’embrasser comme cela et me laisser seule pendant trois jours ?

— Je t’embrasse comme cela parce que je t’aime et je te laisse seule quand tu n’as pas besoin de moi.

— J’ai toujours besoin de toi… Oh, Jean ! Une nuit sans toi et je me sens perdue, abandonnée. J’ai froid.

— Alors, c’est que je t’aime mal, dit Jean gravement. Même séparé de toi par toute l’épaisseur de la terre, tu devrais sentir la chaleur de mon amour autour de toi. Je ne te quitte jamais vraiment. Je suis toujours auprès de toi. Si tu avais cette certitude, tu ne te sentirais jamais abandonnée. Et il faut que tu l’aies, cette certitude, parce que tu sais très bien que nous ne pouvons pas vivre réellement ensemble.

— Nous le pourrions si tu voulais, dit-elle, têtue.

— Non. Nous ne sommes pas des bohémiens qui ne cherchent que leur plaisir et se moquent de tout ce qui vit et respire autour d’eux. Il y a Étienne auquel nous devons penser, toi et moi. Il y a Étienne qui ne peut s’accommoder d’une mère décriée. Moi, en tout cas, je ne pourrais le supporter. Et je ne peux continuer à vivre à ta porte. Si nous voulons que l’on accepte notre amour, il faut donner une dignité à notre vie. Voici des jours que j’y pense et j’en suis venu à cette conclusion : le mieux est que j’aille m’installer à Lauzargues.

Hortense eut l’impression que le ciel s’éteignait.

— Toi aussi ? s’écria-t-elle. Toi aussi, tu veux aller là-bas ? Mais qu’ont-elles donc ces maudites ruines pour m’enlever l’un après l’autre tous les gens que j’aime ? Godivelle d’abord, toi maintenant ? Est-ce que tu veux veiller toi aussi sur les cendres du marquis ? Après tout ce qu’il nous a fait ?

— Non. Si je veux aller à Lauzargues, c’est dans un but tout différent. C’est d’abord pour essayer de sauver ce qui peut l’être encore. Il reste la ferme et quelques terres que je veux tenter de remettre en culture afin que le bien d’Étienne ne demeure pas improductif. Je ne peux pas grand-chose pour lui. Au moins je voudrais qu’il garde une parcelle des biens qui portent son nom. Et puis…

Jean hésita, puis attira de nouveau Hortense contre lui.

Elle résista un peu, déjà sur la défensive. Peut-être parce que depuis longtemps elle attendait obscurément ce qui allait venir.

— Et puis j’ai besoin d’aller vivre là-bas parce que j’y ai toujours vécu. Comprends-moi, Hortense : à défaut du nom, j’en porte le sang et j’en suis fier. Ne me condamne pas à n’être sur cette terre que l’amant furtif de la châtelaine de Combert.

— Je n’ai jamais rien souhaité de tel pour toi, lança Hortense violemment. Épouse-moi et plus personne n’aura rien à dire et tu pourras régner autant que tu voudras et sur Lauzargues et sur Combert !

— Non, Hortense. Tu ne peux pas épouser le fils de Catherine Bruel. C’est tout juste si j’existe aux yeux de la loi. Dans le pays, on a toujours considéré l’homme aux loups comme un être à part.

— De même qu’on a toujours considéré le marquis, mon oncle et ton père comme un être à part, presque un réprouvé. On dit à présent que son spectre hante les ruines. Tu ne feras que le rejoindre dans sa légende et tu ne seras pas accepté davantage.

— Je crois que si. On admettra que le bâtard se veuille le gardien du passé. C’est ce qu’a choisi Godivelle et elle m’approuve parce qu’elle a compris…

— Ce que moi je refuse de comprendre, n’est-ce pas ? Espérais-tu vraiment que j’accepterais cela, ne plus te voir… ?

— Il y a une lieue et demie à peine d’ici Lauzargues. Tu me verras tout autant qu’en ce moment. Crois-tu que je pourrais renoncer à te tenir dans mes bras, à vivre auprès de toi ces heures qui valent une éternité ?…

— Mais qui ne valent pas que tu me sacrifies ton orgueil ?

— Je n’ai pas d’orgueil, ni d’ailleurs aucune raison d’en avoir. Mais j’ai ma fierté d’homme, Hortense ! Ne me demande pas de la sacrifier. Je ne veux pas que mon fils me regarde un jour avec mépris.

— Je ne le lui conseille pas. Et d’ailleurs, il saura un jour la vérité. Quant à toi, que tu le veuilles ou non, il va tout de même falloir que tu m’épouses.

— Pourquoi ?

— Je suis enceinte !

Poussé par la colère et le chagrin qui envahissaient la jeune femme, le mot s’envola, impossible à rattraper et parut résonner jusqu’au fond de la gorge. Jean lâcha Hortense si brusquement qu’elle chancela et faillit tomber…

— Ce n’est pas possible ?…

— Et pourquoi donc ? L’idée ne t’est-elle jamais venue que cela pouvait arriver en dépit de toutes les précautions ?

— Bien sûr que si, mais… Depuis quand le sais-tu ?

— Quelques jours. Je n’avais pas de certitude, mais à présent je ne crois pas me tromper…

Dieu que c’était facile de mentir ! Avec un mélange de honte et de crainte où se mêlait une joie maligne, Hortense s’écoutait mentir à l’homme qu’elle aimait plus que tout au monde. Elle avait toujours su que, pour le garder, elle serait prête à n’importe quelle folie, mais ce qu’elle venait de faire lui était toujours apparu comme impensable. Or, elle venait de le faire. Dans un instant d’affolement sans doute, mais avec une assurance qui la confondait. Et à cet instant, elle aurait donné tout au monde pour que ce fût vrai, pour qu’un enfant fût réellement en gestation dans ses flancs… Néanmoins, elle trouva très vite une consolation en pensant que ce pourrait être assez rapidement la vérité. Il fallait que ce fût vrai et que ce fût vrai au plus tôt, même si toute la province devait en faire des gorges chaudes…