Amélie de Loewenhaupt quitta Goslar le matin suivant.

Le temps était détestable. Une pluie fine mais obstinée, incessante et froide, noyait la ville aussi sûrement qu’un épais brouillard. La voiture s’y enfonça lentement, comme à regret…

Aurore resta seule…

ET PUIS…

La neige ! Elle vint le surlendemain et s’installa pour l’hiver, enveloppant la ville et la montagne de ses blanches épaisseurs, adoucissant les angles, soulignant la grâce d’une branche de sapin ou les lignes élégantes d’une sculpture. Il faisait froid mais pas trop. Juste assez pour apprécier la chaleur des âtres flambants que l’on rejoignait en se frottant les mains. La campagne entra dans le silence tandis qu’aux approches de Noël Goslar trouvait un regain d’activité.

La maison de Winkel se referma sur Aurore comme un cocon. Dans l’état d’esprit où se trouvait la jeune femme, ce lui fut un asile bien plus qu’une prison et elle fit en sorte d’en ôter jusqu’à l’ombre d’une apparence. Ainsi, afin d’éviter aux hommes de la petite milice de se geler interminablement à sa porte, avait-elle donné au bourgmestre sa parole de ne pas chercher à fuir. On lui en sut gré dans la population et une légende se tissa autour d’elle, entretenue par ses serviteurs : celle d’une belle et très noble dame victime de l’amour d’un prince qui l’enfermait pour dérober sa beauté aux yeux du monde après avoir fait tuer son époux. Ensuite il avait enlevé l’enfant qu’il lui avait fait après qu’un philtre magique la lui eût livrée…

Comme souvent, il y avait du vrai et du faux mais l’imagination populaire était riche : le Harz et ses sortilèges, le mont Brocken et sa nuit de Walpurgis n'étaient-ils pas tout proches ?

Ceux qui servaient Aurore étaient depuis longtemps conquis par sa douceur et sa gentillesse, et Utta, l’une des jeunes servantes dont elle avait fait une honorable femme de chambre, se serait laissé tuer pour elle. Et déplorait comme les autres les longues mélancolies qui s’emparaient d’elle et où il arrivait que ses yeux s’emplissent de larmes. On les attribuait à l’absence du petit garçon. Ce qui n’était pas faux. A ces heures où elle cherchait ce qui avait pu changer un amant si ardent en tourmenteur, Aurore sentait plus cruellement encore l’absence de son bébé et le manque de nouvelles. Or de celles-ci, il n’était arrivé aucune.

Le bon Winkel qui venait la voir presque aussi souvent que le médecin - et qui même parfois amenait sa femme pour une partie de cartes en compagnie de celui-ci - le lui assurait :

- Il m’est défendu de vous remettre le courrier que je pourrais recevoir mais pas de vous faire savoir s’il en est arrivé. Et… peut-être de lire ce qu’il y a dedans ? Avec votre permission, évidemment.

Mais non, rien ! Pas le moindre message de Hambourg ou de Dresde ! Ulrica et l’enfant semblaient s’être perdus dans les brouillards du Nord et Amélie dans ceux de l’Est ! Ce fut pis encore à Noël, quand l’air s’emplit des voix enfantines chantant la Nativité à travers la ville et de l’odeur des pains d’épice, des craquelins et des oies rôties. Alors, enfermée dans sa maison dont les seules fenêtres s’ouvraient pour elle, Aurore chercha un refuge dans la prière.

D’une piété que l’on aurait pu qualifier de normale, sans les grands élans qui jetaient parfois la sage Amélie au pied des autels, elle s’apercevait à présent de son manque d’assiduité, ne s’adressant à Dieu que dans les moments extrêmes mais ayant tendance à l’oublier, voire à dédaigner ses commandements durant les mois de folle passion vécus auprès de Frédéric-Auguste. Ce qui ne donnait pas au Seigneur beaucoup de raisons de s’intéresser à elle. Il avait relevé Marie-Madeleine, mais la belle pécheresse avait renié son passé pour se consacrer à Dieu. Ce qui n’était pas le cas d’Aurore. Ses fautes d’amour ne lui inspiraient pas de regrets, bien au contraire : elle en avait reçu tant de joies ! Par bonheur, elle n’appartenait pas à l’Eglise catholique, ce qui lui évitait une confession qu’une absolution n’aurait pu suivre sauf à être fondée sur un mensonge. Mais à présent elle n’avait plus rien, et ce fut avec une profonde humilité qu’elle tenta de retrouver la Grâce pour que son fils lui soit rendu… Ce qu’elle souffrait depuis qu’on l’avait abandonnée aux cruautés d’un ministre ne pouvait-il jouer en sa faveur ?

L’hiver passa. La neige disparut. Le printemps survint dans le tumulte des vents d’équinoxe. Un matin d’avril frileux, l’un d’eux amena devant l’hôtel de ville un carrosse de voyage frappé aux armes du prince-électeur. Bien visibles en dépit de la boue qui maculait la caisse. Autour de la voiture et de ses six chevaux il y eut aussitôt grand concours de peuple chuchotant et excité, tenu à distance par les cavaliers d’escorte. Mais elle ne fit que passer : le temps de prendre au passage le bourgmestre Winkel.

La mine épanouie, il prit place aux côtés de l’occupant, un vieux seigneur que l’on avait à peine aperçu. Et l’on repartit jusqu’à la maison devenue pour tous celle de la « Dame mystérieuse ». Les curieux refluèrent de ce côté-là.

La maison était déjà en effervescence. Seule Aurore garda son calme. Plus grand-chose ne pouvait l’atteindre et si l’on venait l’arrêter - pour quelle raison d’ailleurs ? - elle ne se défendrait pas. Pourtant, la vue du visage rayonnant de Winkel et surtout celle du vieux seigneur lui insuffla une bouffée d’espérance. C’était Beuchling qui revenait ! Enfin elle allait avoir des nouvelles ! Et lui aussi souriait :

- Je viens vous chercher, comtesse ! fit-il en lui baisant la main. Donnez ordre à vos bagages sans tarder : nous devons nous hâter !

Elle ne perdit pas de temps à demander des explications : ce fut dans la maison le branle-bas de combat, mitigé cependant de tristesse chez ceux qui l’avaient servie durant près d’une année et qui s’étaient attachés à elle. Ils en furent remerciés avec chaleur par un présent en argent qui ramena une certaine sérénité. Seule Utta partait avec elle, ce dont la jeune fille se montra ravie : elle allait voir le monde.

Beuchling pressait le départ et les adieux furent relativement brefs mais chaleureux avec le bourgmestre et le Dr Trumph, accouru avec un pot de l’onguent qu’il avait composé pour elle accompagné du texte écrit de sa fabrication :

- N’oubliez pas d’en user chaque jour, recommanda-t-il, et je crois fermement que vous vous en trouverez bien !

- Cela va déjà beaucoup mieux ! Mille mercis pour vos bons soins, mon cher docteur !

Enfin tout fut prêt. Aurore rejoignit Beuchling sur les coussins de la voiture qui prit le départ aussitôt. En quelques instants on fut hors de la ville. Chassés par le vent, les nuages venaient de libérer un rayon de soleil. Avec délice, la jeune femme respira un moment l’air de la liberté puis dans un soupir se rejeta dans les coussins.

- Il y a longtemps que je ne me suis sentie aussi heureuse ! Vous me ramenez à Dresde, naturellement ?

Beuchling renifla tandis que ses paupières fripées papillonnaient :

- Heu… non !

- Comment non ? s’écria-t-elle. Où m’emmenez-vous ? Vais-je être encore prisonnière ?

- Non pas, non pas !… Vous ne serez nullement enfermée. Et même libre de voyager comme il vous plaira. Il vous faudra seulement donner chaque année quelque temps à vos nouvelles fonctions.

- Quelles fonctions ?

- Monseigneur a obtenu que vous soyez nommée prieure des Dames chanoinesses de Quedlinburg ! C’est un immense honneur, vous savez ! Seules les plus nobles dames y sont admises et la Mère abbesse en est une princesse de Saxe-Weimar déjà âgée et dont vous pourrez briguer plus tard la succession. D’ailleurs « on » m’a remis cette lettre…

Aurore la lui arracha et fit sauter le cachet. C’était effectivement l’écriture de Frédéric-Auguste mais le texte n’avait plus rien à voir avec les tendre billets d’autrefois. En termes courtois, presque affectueux, mais tout de même officiels, son prince lui faisait savoir que « c’était avec un extrême plaisir qu’il avait accédé à sa demande d’entrer au prestigieux couvent avec le titre de prieure dont nulle n’était plus digne qu’elle »…

La jeune femme dut s’y reprendre à quatre fois pour imprimer dans sa tête ce texte incroyable, sans parvenir à comprendre…

- A ma demande ? s’exclama-t-elle furieuse. Je n’ai jamais rien demandé de tel ?

- Il faut croire que l’on y a pensé pour vous, marmotta l’ancien chancelier visiblement mal à l’aise.

- C’est insensé et tant que je ne saurai pas d’où vient le coup je ne m’y rendrai pas. Je veux aller à Dresde !

- Malheureusement je n’ai pas le droit de vous y conduire. Mes ordres sont d’aller à Quedlinburg… où vous êtes attendue ! Croyez-moi, ma chère enfant, le mieux est d’obéir ! Plus tard, si vous voulez vous rendre dans notre belle capitale…

- Et si je voulais quitter la Saxe ? Si je préférais rentrer chez moi et retrouver mon fils ? Au fait vous ne m’en avez encore rien dit ?

- Vous ne me l’avez pas demandé. Je l’ai laissé à bon port et en parfaite santé. Pour ce que j’en sais tout va bien pour lui et c’est justement en pensant à cet enfant que je vous supplie d’accepter Quedlinburg ! L’honneur qui vous est fait rejaillira sur lui ! On ne verra plus en lui le fils d’une favorite mais celui d’une des plus grandes dames d’Allemagne, l’égale d’une princesse. Cela mérite réflexion, il me semble.

Aurore ne répondit pas. La déception était trop cruelle ! Au bout d’un moment, elle murmura :

- Il ne m’aime plus, n’est-ce pas ? Vous qui êtes son confident, vous devriez le savoir ?

- Monseigneur ne m’a rien confié de tel ! Ne pouvant plus vous épouser, il est normal qu’il veuille assurer une position élevée à la mère d’un fils auquel il réserve peut-être une brillante carrière ?