- J’ai tout lieu de penser que j’y parviendrai avant vous et que force restera à la loi du prince !

Amélie qui se tenait en retrait de sa sœur, vint passer un bras autour de sa taille. Elle prit conscience de la tension que celle-ci subissait en sentant la raideur de son corps.

- Nulle famille n’est plus respectueuse de la loi du prince que nous avons choisi librement, dit-elle en appuyant intentionnellement sur les derniers mots. Nous ne sommes ni des émigrés ni des réfugiés…

- Dirons-nous des mercenaires ?

- Voilà un mot malvenu dans votre bouche puisque vous-même n’êtes pas autre chose. Prussien alors que nous sommes suédois ? Cela devrait inciter l’Electeur Frédéric-Auguste à tenir la balance égale entre nous. Soyez sûr que nous saurons l’en faire souvenir !

Fleming esquissa le geste d’applaudir :

- Belles paroles, Madame de Loewenhaupt ! Dignes de l’épouse d’un vaillant soldat. Ce qui n’est pas le cas de votre sœur. Moi, je suis l’ami de Monseigneur et j’ai sa confiance. Elle n’est… qu’une ancienne maîtresse ! Ce qui fait une différence énorme ! Mesdames, j’ai bien l’honneur de vous saluer !

Il se décida enfin à ôter son chapeau pour le faire virevolter selon les règles, s’esquiva, mais pour revenir un instant plus tard :

- J’allais oublier ! Vous devrez rester jusqu’à nouvel ordre ! Le bourgmestre Winkel va recevoir des instructions précises en ce sens et aura à répondre, si besoin est, de leur exécution… Pendant ce temps je vais m’appliquer à rechercher votre jeune fugitif.

Pour mieux marquer sa détermination, la porte claqua derrière lui. Les bruits de pas quittèrent la maison puis ce furent les roulements du carrosse et le claquement des sabots… Aurore ferma les yeux en portant la main à son front. Amélie crut qu’elle allait s’évanouir et la fit asseoir. Elle voulut aller chercher de l’eau, mais Aurore la retint :

- Reste, je t’en prie ! Il m’est indispensable de te savoir là !…

C’était profondément vrai. Aurore à cet instant ressentait avec une sorte de gratitude la force du lien qui l’unissait à son aînée. Leurs différences faisaient ressortir leur complémentarité - en dépit de la parenthèse Loewenhaupt - elles étaient toujours les sœurs Koenigsmark…

Elles restèrent longtemps assises côte à côte sur le canapé, la main dans la main, sans rien dire, laissant s’éteindre en elles l’écho des paroles menaçantes de Fleming. Enfin Aurore soupira :

- Crois-tu qu’il puisse encore les rattraper ?

- Non. Ils doivent être loin à présent et Fleming ignore qu’il court après Beuchling. On peut compter sur celui-là pour savoir s’assurer de l’aide en cas de nécessité. Après tout, s’il n’est plus chancelier il reste conseiller du prince et il agit sur la volonté d’Anna-Sophia. Rassure-toi et viens te reposer ! Je vais te faire monter un plateau…

- Non, merci ! Je préfère souper avec toi puis rester un peu au coin du feu. Je sais trop ce qui m’attend dans mon lit…

La nuit fut, en effet, telle qu’elle la redoutait : épuisante. Vers trois heures du matin, lasse de se tourner et de se retourner dans ses couvertures qui lui semblaient étouffantes, Aurore finit par se lever et descendit à la cuisine se faire chauffer du lait. Elle en tira de l’apaisement mais aucune solution à ses problèmes. Elle ne cessait de passer par des alternances de colère et d’abattement dues à la conscience de son impuissance en face de Fleming. Pendant l’absence de Frédéric-Auguste, il s’arrogeait tous les droits et l’on ne pouvait que courber la tête pour éviter les coups…

Et soudain, elle eut envie de fuir, de tourner une bonne fois le dos à cette Saxe dont elle avait tant espéré… à ce prince qu’elle aimait toujours et qui semblait ne plus se soucier d’elle. D’autre part, l’hiver approchait et il n’était pas d’usage de guerroyer à la mauvaise saison. Si Frédéric-Auguste n’était pas encore rentré à Dresde, il ne pouvait plus tarder ? Lui parler, ne fût-ce qu’un instant, et peut-être que les choses s’arrangeraient ?…

Elle eut conscience du marasme où elle se débattait et de son impossibilité à choisir la bonne décision. En quelques minutes elle venait de passer du désir de regagner Hambourg pour s’y réchauffer aux petites mains de son fils à celui de courir jusqu’à Dresde afin d’y renouer des liens relâchés par l’absence. Cela ne pouvait durer ! Mais d’abord, prendre connaissance des dernières consignes laissées par Fleming !… Au matin, elle envoya demander au bourgmestre de venir la voir, pendant qu’Amélie s’était rendue à l’église.

Il vint aussitôt mais Aurore n’eut pas besoin d’y regarder à deux reprises pour remarquer les plis soucieux dont se creusait sa figure si joviale. Depuis son arrivée à Goslar, elle entretenait avec lui des relations proches de l’amitié comme il est normal entre braves gens tournés par nature à la sympathie. Henri-Christophe Winkel s’était ingénié à adoucir de son mieux ses ordres concernant la jeune femme qu’il ne pouvait s’empêcher de plaindre. Qu’en était-il encore après le passage de Fleming ?

Après l’avoir prié de s’asseoir et lui avoir fait servir le vin chaud à la cannelle dont il était friand, Aurore entra dans le vif du sujet :

- Vous avez reçu hier, Monsieur le bourgmestre, la visite du chancelier ? En partant, il m’a dit son intention de se rendre à l’hôtel de ville pour vous parler de moi. Rien qu'à vous voir, je devine que cette visite ne vous a pas été agréable.

- C’est le moins qu’on puisse dire, Madame la comtesse, répondit-il l’air franchement malheureux.

- Quelles instructions vous a-t-il données ?

- Oh, elles sont toujours dans la ligne des précédentes mais en plus sévères. Vous n’avez plus le droit de recevoir des lettres, même par mon entremise. Je dois garder sous ma main la totalité de ce qui arrivera. Il en est de même pour les visites : plus personne sauf moi et Trumph n’a le droit de vous approcher. En outre, il vous est interdit de sortir dans le jardin et je dois faire garder la maison jour et nuit par des hommes de notre milice locale. Oh, Madame la comtesse, je ne peux vous dire à quel point je suis désolé…

- Il ne faut pas ! Sachez en outre que je ne vous en veux pas le moins du monde. Je suis prisonnière, voilà tout ! Disons que… cela pourrait être pire. Ce qui me navre c’est la suite : on m’a prévenue que vous répondriez de moi sur… votre vie ?

Il baissa la tête sans rien dire mais la réponse était claire.

- Le misérable ! murmura-t-elle. Il a décidément de l’audace et je ne suis pas certaine que Son Altesse entérine ce qui est, soyez-en sûr, un abus de pouvoir !

- C’est possible mais…

- Mais le prince est loin et vous devez obéir ? Rassurez-vous, je ne ferai rien qui puisse vous mettre en danger. Simplement, je voudrais savoir ce qu’il en est de ma sœur ?

Plus désolé que jamais, Winkel chercha son chapeau qu’il avait posé sur le parquet près de son siège et le roula entre ses mains avec une nervosité inhabituelle chez cet homme tranquille :

- Si vous ne m’aviez fait chercher, Madame la comtesse, je serais venu de moi-même : Mme de Loewenhaupt doit quitter Goslar demain matin pour regagner Dresde où elle est attendue…

- Par qui ? Son époux est aux armées et, à moins que l’Electeur ne soit revenu ?…

- Je n’en sais pas plus. Sinon qu'elle devra dès son retour se présenter à la Chancellerie… Pardonnez-moi, s’il vous plaît, d’être porteur de si mauvaises nouvelles ! ajouta-t-il au bord des larmes.

Aurore lui tendit la main spontanément :

- Il n’y a rien à pardonner ! Vous ne faites que votre devoir, mon ami…

En apprenant ce qui s’était passé durant son absence, Amélie jeta feux et flammes :

- Te laisser seule ici ? Jamais !… Si l’on veut me ramener à Dresde sans toi il faudra venir me chercher !

- Tu as un époux, des enfants. C’est à eux que tu dois penser en premier ! Ils pourraient pâtir de ta révolte… Et puis, tu sais, je ne serai pas beaucoup plus seule qu’avant mon accouchement !

- Ulrica était là ! Cela faisait une énorme différence. Tu ne vas plus avoir autour de toi que des étrangers… Et je ne pourrai plus t’écrire… Si au moins je pouvais te laisser Gottlieb…

- … la voiture et les chevaux ? Ce sont eux, principalement, dont on veut me priver. Je n’aurai plus de moyen de fuir sinon à pied ! Et si j’en avais la force, Fleming sait que je ne le ferais pas. Ce serait condamner ce pauvre Winkel à mort…

Mais Amélie n’était pas convaincue. Elle venait d’avoir une idée :

- Pourquoi ne pas agir comme la duchesse de Celle quand elle t’a introduite à Ahlden ? C’est toi qui partiras à ma place…

- Non. Je t’arrête : ce n’est pas faisable. Tu peux être certaine que ton départ sera contrôlé…

Amélie alla vers le miroir placé au-dessus d’une commode, s’y regarda un instant puis se détourna avec un geste de colère.

- Je n’ai jamais tant regretté de ne pas te ressembler ! Si j’étais aussi belle que toi…

Aurore la prit dans ses bras et un moment, elles se tinrent serrées l’une contre l’autre, mêlant leurs larmes qu’aucune des deux ne pouvait retenir mais puisant du réconfort dans leur mutuelle tendresse. Finalement, Amélie s’écarta pour prendre le visage d’Aurore entre ses mains :

- Au fond, ce n’est pas une si mauvaise idée de m’obliger à rentrer ! Fleming me verra mais aussi la princesse douairière et surtout cet homme à qui tu as tout donné et qui t’en paie en t’enfermant telle une criminelle !

- N’exagère pas ! s’efforça de sourire Aurore. Je ne suis pas sur la paille humide des cachots…

- Il ne manquerait plus que ça ! Je te jure qu’il m’entendra. Dussé-je le poursuivre jusque chez l’empereur !