- C’est toi qui as raison Ulrica ! Viens, il faut faire vite !

Tandis que la vieille femme enfournait dans des sacs de cuir le trousseau du bébé, Aurore entreprenait sa nourrice et ce fut moins facile qu’elle ne le pensait : n’ayant jamais quitté Goslar, Johanna considérait le monde comme autant de lieux de perdition. Elle était persuadée que son âme serait en danger dès l’instant où elle mettrait le pied hors de l’enceinte protectrice.

- Dans ce cas, tu n’aurais pas dû proposer ton lait pour un enfant de haut rang ! Jusqu’à son sevrage tu es à son service et là où il va, tu vas !

- Mais, mon époux, ma famille…

- Tu les retrouveras… et il m’étonnerait qu’ils te fassent bon accueil si tu renonçais à ce que te rapporte ta position actuelle ! Alors, assez de jérémiades et va te préparer ! Je préviendrai les tiens ! De toute façon, Ulrica part avec toi et je vous rejoindrai bientôt !

La question réglée, Aurore dut faire face à l’instant cruel de la séparation. En dépit des objurgations d’Amélie répétant qu’il était stupide de le réveiller, elle prit le bébé dans son berceau pour le tenir un instant contre elle, baiser sa frimousse, ses menottes. Réveillé, il parut apprécier les caresses et émit un gazouillis satisfait…

- Aurore ! insista Amélie. Il faut se hâter ! Songe au danger qu’un retard peut lui faire courir…

- Je sais, je sais… mais je ne croyais pas que ce serait si difficile.

Elle avait les larmes aux yeux. Ulrica alors lui enleva l’enfant pour l’envelopper plus chaudement tandis que l’on portait le berceau dans la voiture que l’on avait amenée dans le jardin. Encore sa mère tint-elle à le porter jusque-là pour sentir encore son poids, sa chaleur de bébé bien portant. Après un dernier baiser elle le coucha elle-même déclenchant aussitôt des hurlements indignés.

- Là ! Qu'est-ce que je disais ! soupira Amélie. On va l’entendre jusqu’à l’hôtel de ville !

Ulrica s’installa au fond de la voiture et le cala contre sa vaste poitrine, rabattant sur lui un pan de sa mante noire, ce qui le fit taire. Johanna prit place sur le devant à côté du berceau. Il ne manquait plus que Beuchling.

Réconforté par un court mais délicieux repas, le vieux gentilhomme allait monter quand Aurore le retint :

- Je ne vous remercierai jamais assez ! dit-elle en l’embrassant, ce qui le fit rougir de plaisir. Ni vous ni Son Altesse Royale ! Dites-lui que je lui suis à jamais dévouée et que je la remercie… Je vais prier Dieu qu’il vous mène à bon port et qu’il vous bénisse ! Et surtout que ce voyage ne vous fatigue pas trop !

Elle l’aida à se hisser à l’intérieur où il se laissa tomber sur les coussins à côté d’Ulrica.

- Je suis déjà fatigué, ma chère enfant, mais ne me prenez pas de ce fait pour un héros. Vous n’imaginez pas le plaisir que j’ai à jouer ce tour au jeune Fleming, ce galopin qui se prend pour le prince en l’absence de Monseigneur ! C’est incroyablement vivifiant !

Les portières claquèrent, le cocher retint ses chevaux pour sortir du jardin et franchir la porte sud de la ville qu’il allait contourner pour rejoindre la route de Wolfenbüttel et de Brunswick où, ayant changé de principauté, on serait à l’abri des entreprises saxonnes. Sur la carte du moins, les débordements discrets restant possibles. De là cependant on gagnerait Hambourg sûrement sans problème.

La voiture devait s’être éloignée d’un bon quart de lieue qu’Aurore était toujours au seuil de la maison, croyant encore entendre le pas des chevaux et le roulement du carrosse. Elle avait froid jusqu’à l’âme, avec l’impression déprimante qu’elle ne reverrait pas son petit garçon avant longtemps. Si elle le revoyait jamais… La boule familière des jours d’angoisse se nouait dans sa gorge.

Amélie vint derrière elle pour l’envelopper d’une épaisse écharpe de laine :

- Ne reste pas là ! Tu vas attraper la mort.

- Je commence à croire que cela arrangerait une foule de gens !

- Tu ne penses pas ce que tu dis. Du moins je veux l’espérer, sinon je pourrais me sentir offensée ainsi que ceux qui se dévouent pour toi. Et maintenant tu as ce bel enfant…

- Que l’on vient de m’enlever !

- Pour mieux te le rendre. Préférerais-tu le laisser à Fleming ?… Tu sais bien, Aurore, que dans nos grandes familles les garçons ne restent que peu de temps dans les jupes des femmes. Ils doivent apprendre le plus tôt possible leur métier d’homme. Regarde les miens ! Je ne les vois guère que deux fois l’an.

Ce fut au tour d’Aurore de se pencher sur sa sœur pour l’entourer d’un bras repentant :

- Pardonne mon égoïsme ! Cela vient de ce que je n’ai pas l’habitude ! Allons à présent nous préparer à recevoir l’envahisseur !

Elle avait d’abord pensé faire place nette dans la maison, comme s’il n’y avait jamais eu d’enfant mais à la réflexion, elle choisit une autre politique et donna ses ordres en conséquence.

A la nuit tombante alors que la brume se faisait plus dense et le froid plus vif, la voiture attendue arriva mais cette fois escortée de quatre cavaliers. Un coup d’œil à la pendule permit à Aurore de constater qu’elle n’avait repris que deux heures sur l’avance de Beuchling et que ses fugitifs devaient avoir atteint au moins Wolfenbüttel, la principauté catholique où il leur serait possible de prendre du repos. C’était très réconfortant et elle ne s’en prépara à jouer son rôle qu’avec plus d’assurance.

Quand, après s’être fait ouvrir d’un poing autoritaire, Fleming s’encadra dans la porte de la salle des hôtes, botté et le tricorne sur la tête, il vit deux femmes assises de chaque côté du feu, le visage défait, un mouchoir entre les doigts et qui ne parurent pas s’apercevoir de sa présence. Il toussota sans plus de résultat :

- Madame de Koenigsmark, Madame de Loewenhaupt ! lança-t-il alors et sa voix forte résonna comme une incongruité dans cette pièce qui semblait renfermer toute la douleur du monde.

D’un même mouvement, elles tournèrent la tête en sa direction. Aurore se leva mais ne s’avança pas.

- Monsieur le chancelier ? fit-elle comme si elle n’y croyait pas. Puis soudain, elle se jeta vers lui : « Oh, mon Dieu ! C’est le Seigneur qui vous envoie… Courez, je vous en supplie, courez ! Vous arriverez peut-être à les rattraper !

- Mais… mais qui ?

- Ceux qui ce tantôt ont enlevé mon enfant et sa nourrice, voyons ! Courez, je vous en supplie !

A son tour Amélie s’avançait, une égale expression chagrine sur le visage…

- Vous ne pouvez rester insensible au désespoir d’une mère ! fit-elle. D’autant que les ravisseurs ont agi sur ordre du prince-électeur…

- Un ordre ? Mais c’est impossible !

- Oseriez-vous nous traiter de menteuses ? Nous l’avons vu, vous dis-je ! Sinon, jamais nous ne les aurions laissés emporter le petit ! Avec le peu de gens dont nous disposons nous nous serions battues au besoin. Comment imaginer que Monseigneur soit aussi cruel envers une femme qu’il prétendait aimer à la folie !

Planté au milieu de la pièce, Fleming semblait changé en statue.

- Qui étaient-ils ? articula-t-il enfin.

- Comment le saurions-nous ? intervint Aurore. Ils étaient masqués et je ne pense pas avoir entendu leurs voix jusqu’à présent. Ils étaient trois, armés jusqu’aux dents. Pendant que l’un d’eux nous tenait sous la menace de son pistolet, les autres fouillaient la maison. Cela faisait un bruit horrible… Tout juste comme en ce moment ! continua-t-elle, désignant de la main la porte ouverte sur l’écho de cris et de protestations…

Brusquement elle parut sortir d’un rêve, recula et remarqua sèchement :

- Au lieu de courir après les ravisseurs, vous ne bougez pas ? Et pendant ce temps vos trabans… Que veniez-vous faire ici, Monsieur le chancelier de Saxe ?

Il tira du large revers de sa manche un document qu’il déplia pour mettre en évidence le sceau rouge :

- Ce que l’on vous a montré ressemblait-il à ceci ?

- En tous points, répondit Amélie. Ainsi, ajouta-t-elle avec une répugnance qu'elle ne chercha pas à cacher, vous veniez accomplir la même vilaine besogne : arracher un enfant à sa mère ?

- Oui… mais pour son bien ! Monseigneur entend que son fils bâtard soit élevé où et comme il l’entend en un lieu où il ignorera l’identité de ses parents ! Cela dans l’intérêt de l’Etat ! Il existe à Dresde un prince héritier. Et l’on sait trop à quels excès pourrait conduire un homme dans les veines de qui coule le sang des Koenigsmark !

- Il vaut mieux que celui des Wettin1, lança Aurore indignée. Chez nous on n’a jamais fait la guerre aux enfants ! Je ne sais qui sont au juste les voleurs de mon fils mais vous et votre maître ne valez pas plus cher qu’eux…

L’un des trabans vint rejoindre Fleming :

- On ne trouve rien, Monsieur le chancelier, sinon les traces qu’un rapt a réellement eu lieu.

- Continuez de chercher ! Fouillez le jardin et les dépendances ! Il se peut, fit-il avec un froid sourire, que l’on nous joue en ce lieu quelque comédie…

La gifle qu’Aurore lui assena lui coupa la parole cependant qu’un filet de sang marquait sa joue à l’endroit où la bague de la jeune femme l’avait égratignée. Il y porta sa main gantée, regarda, puis les yeux dans ceux de son adversaire, l’essuya au dossier de soie d’un fauteuil :

- Voilà un geste que vous regretterez jusqu’à la fin de votre vie ! J’y veillerai !

- Comment le pourriez-vous ? Vous n’êtes pas le maître en Saxe, que je sache ? Vous abusez seulement de l’absence du prince. Et si vous pensez que nous jouons je ne sais quelle comédie, je peux, moi, supposer que cet ordre est un faux ! Rien ne s’imite mieux qu’une signature. Allez-vous-en, Monsieur le chancelier, vous n’avez plus rien à faire ici ! Soyez certain que je vais m’efforcer, avec mes faibles moyens, de retrouver mon fils.