Cependant, après avoir bien regretté, bien pleuré, Aurore se retrouva face à elle-même et à la question cruciale : et maintenant ? Qu’allait-elle faire de sa vie ?

Le berceau où le bébé Maurice dormait en souriant aux anges apportait une première réponse. Elle l’aimait déjà de tout son cœur et la place qu’il allait tenir dans sa vie ne cesserait de grandir, mais ce n’était pas une raison pour que la mère étouffe la femme… Quittant son lit non sans un léger vertige, Aurore prit la chandelle de son chevet, se dirigea vers sa table à coiffer et s’assit devant le miroir, scrutant son visage aminci, les cernes sous ses yeux, sa pâleur aussi et ce pli à peine visible mais réel que la souffrance avait inscrit aux coins de ses lèvres. Grâce au poêle de faïence, sa chambre était chaude. Comme jadis à Agathenburg, elle laissa glisser sa chemise et ce qu’elle vit l’effraya : Trumph avait raison de la mettre en garde. Elle était trop maigre : des salières marquaient ses épaules et si sa poitrine demeurait ravissante elle lui parut amenuisée. Elle eut peur alors en évoquant ce que penserait son amant s’il la voyait en cet état. Il fallait à tout prix retrouver l’image d’autrefois. Il fallait pouvoir rentrer à Dresde la tête haute et avec les honneurs de la guerre ! Son amie Elisabeth lui avait dit, pendant sa grossesse, qu’une femme gagnait toujours en éclat après son premier enfant. Il n’y en aurait pas de second mais Aurore décida cette nuit-là de lui donner raison. Et tant pis s’il fallait souffrir pour garder son prince !

En regagnant son lit, elle s’arrêta près du berceau pour contempler son fils, remonter la couverture qu’il avait repoussée, et se pencha pour poser un baiser sur un minuscule poing fermé :

- Je suis fière de toi, mon petit prince ! Mais il faut que toi aussi, tu sois fier de moi !

Et la nuit si mal commencée, presque achevée, se termina par deux heures de vrai repos. Aurore s’était retrouvée en décidant de faire ressusciter pour son retour à Dresde la sublime comtesse de Koenigsmark. Dût-elle n’être qu’une apparence ! Au moins y retrouverait-elle Fatime, ses recettes magiques et ses mains miraculeuses…

Mises en pratique dès le réveil, les belles résolutions d’Aurore manquèrent s’écrouler quelques jours plus tard.

Parfois neigeux, le temps de cette mi-novembre se contentait d’être gris et relativement doux. Sa toilette terminée, Aurore venait de décider de descendre au jardin en compagnie d’Amélie pour y faire sa promenade du matin. Depuis qu’elle s’était autant dire arrachée du lit trop moelleux où elle s’étiolait, c’était un rituel auquel elle sacrifiait matin et soir. Pour son plus grand bien, du reste : stimulée par sa volonté retrouvée, sa jeunesse lui revenait presque d’heure en heure.

Elle se sentait même si bien, ce matin-là, qu’elle voulait pousser jusqu’à l’église où son petit Maurice avait été baptisé afin d'y rendre grâces comme il était normal après les relevailles. Peut-être aussi pour y prendre conseil de la prière. A mesure qu'elle sentait la vie lui revenir, grandissait le désir de ce retour à Dresde dont l’évocation avait déterminé sa réaction… Consultée, Amélie s’était montrée dubitative :

- Rien ne presse. Le chemin est long et nous devons nous assurer que tu es suffisamment forte pour le supporter. Nous sommes dans la mauvaise saison et…

- Toi, tu es en train de chercher des raisons de me retenir ici. Pourquoi ?

Amélie avait hésité avant de répondre pour finalement déclarer :

- Le bourgmestre n’a reçu aucune nouvelle directive vous concernant, toi et ton fils. Pourtant je suis certaine que l’on connaît à Dresde la naissance de Maurice. Ne crois-tu pas qu’il serait sage d’attendre les intentions de son père ? Il a pris trop de soin à la cacher pour ne pas se soucier de la suite qu’il convient d’y donner. N’oublie pas que dix jours avant toi, son épouse lui a donné un héritier.

- Oh, je suis au courant ! Et, si j’en suis heureuse pour sa pauvre épouse, je ne peux m’empêcher d’être déçue. J’avais espéré qu’elle lui donnerait une fille…

- Ce qui aurait pu ouvrir de superbes perspectives devant Maurice ? Comme il n’en est rien, je ne suis pas sûre que Frédéric-Auguste le voie d’un œil tranquille s’installer avec sa mère au pied du Residenzschloss !

- Pourquoi pas ? Les princes gardent volontiers leurs bâtards à leur Cour, ils en font des guerriers…

- Ou des parasites dangereux ! Le tien est de la graine des héros. C’est un Koenigsmark et Frédéric-Auguste a conscience de ce que cela signifie. En outre et sans savoir à qui ressemble l’enfant de Christine-Eberhardine, je jurerais que notre Maurice est plus beau. Il y a des comparaisons qu’il vaut mieux éviter si l’on tient à conserver la paix chez soi…

- Alors que dois-je faire ? Rester dans ce coin des années durant ?

- Evidemment non ! Simplement attendre, voir venir et ne rien précipiter…

Amélie parlait d’or et au fond d’elle-même, Aurore sentait qu’elle avait raison, mais elle détestait à présent cette vie confinée qui durait depuis des mois. Elle avait un combat à mener et brûlait de s’y jeter. C’est pourquoi, ce matin, elle était en route pour l’église, frileusement enveloppée comme Amélie, dans une ample mante à profond capuchon qui la dissimulait entièrement. Mais il était écrit qu’elle n’irait pas jusque-là.

Les deux femmes n’avaient pas fait trois pas qu’un carrosse de voyage à quatre chevaux déboulait en trombe pour freiner des seize fers et s’arrêter devant la maison dans un vacarme de grincements, de sonnailles, de gourmettes entrechoquées et d’imprécations. Ces dernières proférées par un vieux gentilhomme qui se plaignait d’endurer mille morts tandis que deux laquais l’extrayaient de la voiture couverte de boue et qu’un troisième se pendait à la cloche :

- Mais c’est Beuchling ! s’exclama Aurore. Rentrons vite !

Elles arrivèrent au moment où Ulrica ouvrait devant le voyageur les portes de la salle des hôtes où brûlait un feu de bois vers lequel il se précipita en réclamant du vin chaud à la cannelle.

- Monsieur le chancelier ? sourit Aurore, sachant pertinemment qu’il ne l’était plus mais respectant en cela la tradition. Quel bon vent vous amène ?

Il voulut se lever pour la saluer mais, le voyant exténué, elle le repoussa gentiment de la main, ce dont il lui fut si reconnaissant qu’il en eut les larmes aux yeux :

- Oh non, comtesse, ce n’est pas un bon vent ! Je précède même la tempête mais suffisamment j’espère pour l’empêcher de nuire ! Je viens chercher votre fils avec son berceau, sa nourrice et tout ce qui s’ensuit. Il faut qu’avant une heure nous soyons repartis…

- Chercher mon fils ? s’écria Aurore déjà prête à la bataille. Il n’en est pas question ! Et par ordre de qui d’abord ? Si c’est son père…

- Non. Il est encore à Vienne. L’ordre vient de Son Altesse Royale la princesse Anna-Sophia… A propos, elle vous écrit, ajouta-t-il en lui tendant une lettre dont elle se hâta de briser le cachet. Le texte en était court mais d’autant plus inquiétant :

« Il m’est revenu, ma chère enfant, que le comte de Fleming partira demain pour se rendre auprès de vous dans l’intention de vous enlever votre enfant dont il juge l’existence préjudiciable à celle de mon petit-fils nouvellement né. Je vous envoie sur l’heure Beuchling avec des ordres précis : conduire votre petit Maurice en sûreté… N'hésitez pas à le lui confier ! Je serais désespérée qu'il lui arrivât malheur. Faites vite !… Il est, lui aussi - mon petit-enfant… Anna-Sophia. »

Passant la lettre à Amélie, la jeune femme, s'efforçant de rester calme, demanda :

- Quelle avance pensez-vous avoir sur… l'ennemi ?

- Une dizaine d’heures. Je suis parti alors que l’encre de ce billet était à peine sèche : juste le temps de rassembler un bagage et de faire atteler mais avec les mauvais chemins et les intempéries j’ignore s’il a rattrapé ou perdu du temps. N’importe comment, il faut se dépêcher !

- Je donne les ordres sur-le-champ pendant que l’on va vous servir une collation. Veux-tu t’en occuper, Amélie ? Moi je vais faire préparer le nécessaire. Car naturellement je viens avec vous !

Beuchling bondit aussi lestement que s’il n’avait pas été perclus de rhumatismes réveillés par l’humidité ambiante.

- Surtout pas ! La princesse a été formelle : le bébé, sa nourrice et c’est tout ! Fleming ne tentera rien contre vous : cela pourrait lui coûter trop cher tandis qu’un nouveau-né, mille choses peuvent lui arriver. Non, croyez-moi, il faut que vous soyez présente quand Fleming arrivera !

- Mais enfin, où voulez-vous l’emmener ?

- Son Altesse préconise Hambourg où vous avez des biens…

- Soyez certain que le chancelier ne manquera pas d’y penser !

- Sans doute, mais n'oubliez pas que Hambourg est ville libre donc terre d’asile défendue par des lois sévères qu’il n'oserait transgresser…

- Mais enfin, émit Aurore au bord des larmes, nous n’allons pas le laisser seul avec une nourrice qui sera dépaysée et sans aucune protection ?

- Je l'accompagne ! décida aussitôt Amélie.

- Pardonnez-moi, comtesse, mais vous non plus ! Il faut que vous restiez pour soutenir votre sœur. De plus, la présence de votre voiture dans l'écurie sera probante… On sait que vous êtes ici !

- Alors qui ?

- Moi !

Et Ulrica dont personne n’avait remarqué l'entrée vint se planter devant l’ancien chancelier :

- Ce sera moi ! fit-elle avec une autorité inattendue. J’ai élevé des enfants Koenigsmark, j’élèverai celui-là ! Car c’en est un, n’en doutez pas ! Et à Hambourg je suis presque autant chez moi que les comtesses…

Aurore n’hésita qu’à peine. C’était incontestablement la solution du problème. Lorsque Fleming serait reparti, personne ne l’empêcherait de rejoindre son petit dans la maison au bord du Binnenalster…