Penchée, elle guettait sur le visage d'Angélique des signes de défaite. Mais sous les paupières meurtries l'éclat des yeux verts revint, implacable.

– Tu ne sais pas ce dont tu parles, Barbe. Aller au Roi ! Pour toi, naïve, il ne peut rien y avoir de mieux que de vivre à la Cour. Mais moi, je sais. Est-ce que je n'y ai pas vécu ? Vivre à la Cour ? Quelle dérision ! Y périr, oui. D'ennui, de dégoût et finalement par le poison d'une rivale. Vivre à la Cour ! Autant essayer de danser le tricotet sur des sables mouvants. Je ne pourrai jamais me retrouver parmi eux.

– Le Roi vous aime ! Vous avez tout pouvoir sur lui.

– Il ne m'aime pas. Il me veut. Je ne serai jamais au Roi. Cela ne se peut pas. Écoute, Barbe, il y a une chose que tu ne sais pas. Le roi de France est tout-puissant, mais moi je me suis évadée du harem de Moulay Ismaël... Tu ne peux imaginer ce que cela signifie. Aucune femme n'avait jamais réalisé cela. C'était une chose impossible, impensable !... Alors pourquoi ne pourrais-je tenir en échec le roi de France ?

– C'est là votre dessein ?

– Oui... je crois... Je crois qu'il ne me reste rien d'autre à faire.

– Ah ! folle, folle femme ! Que Dieu nous protège, sanglota Barbe en s'enfuyant, le visage dans les mains.

Chapitre 3

Le capitaine Montadour mangeait dans la grande salle à manger du château. Angélique sur le seuil l'observa. Il ne mangeait pas, il dévorait. Les yeux fixes dans son visage sanguin qu'avivait encore sa moustache rousse, il se consacrait entièrement à la tâche d'absorber un plat entier d'ortolans posé devant lui au milieu d'un nombre respectable de marmites. D'une main capable il saisissait l'ortolan, le promenait longuement dans la saucière puis l'engouffrait d'une seule bouchée. Il craquait les os, les suçait bruyamment, et s'essuyait les mains sur sa serviette étalée en plastron un coin passé dans la boutonnière dégrafée.

– On l'appelle Gargantua, chuchota la petite servante qui derrière Angélique surveillait aussi le spectacle.

Le militaire donnait des ordres aux valets comme s'il se fût agi des gens de sa propre maison. L'un d'eux ne s'étant pas assez hâté il le traita de croquant et lui bascula le plat dans les jambes.

Angélique se retira sans bruit.

Que le Roi lui eût imposé sous son toit un pareil pourceau dépassait l'entendement. Le Roi sans doute ignorait le choix qu'avait fait, après mûre réflexion, M. de Marillac. Il n'en était pas moins responsable de l'humiliation qu'elle subissait. Le Roi avait abandonné à ces créatures le soin d'amener la marquise du Plessis à composition.

À mesure qu'elle s'était acheminée vers la guéri-son, Angélique avait pris conscience de ce double piège : être à la fois à la merci du Roi, et de ceux qui en secret essayaient de diriger le royaume. Tant qu'elle s'était trouvée dans le refuge de sa chambre, sa situation ne lui était pas apparue nettement. Elle en était encore à se traîner vers la fenêtre pour y puiser de nouvelles forces en regardant la forêt toute proche. Cette exubérance de feuillages, de fraîcheur, d'ombre, la remplissait chaque fois d'une reconnaissante exaltation. Elle se disait qu'elle était tout de même vivante, que ses os ne blanchissaient pas sur quelque piste du désert et qu'un incroyable miracle lui avait permis de revoir son pays. Il lui était arrivé tant de fois de rêver aux ombrages de la forêt de Nieul lorsqu'elle peinait, les lèvres desséchées et les pieds en sang, sur les traces de Colin Paturel, que tout lui paraissait désormais simple et facile puisqu'elle les avait retrouvés.

Peu à peu elle avait cédé aux instances de Barbe, accepté de se nourrir, de coucher dans un lit. Un jour, elle s'était habillée. Barbe lui avait retrouvé dans un coffre une de ses anciennes robes car celles plus récentes étaient toutes devenues trop larges.

C'est en parcourant sa demeure qu'Angélique avait découvert l'autre face de son retour. Des sentinelles gardaient les portes. Il y en avait dans les communs. D'autres bivouaquaient près des grilles.

On entendait tonitruer Montadour. Angélique, s'avançant du pas hésitant des convalescents, n'était pas très sûre tout à coup de ne pas retomber dans un autre mauvais rêve. Les visages connus de ses serviteurs lui apparaissaient comme venus d'un monde ancien, aboli, ramenant vers elle les lambeaux d'une réalité difficilement concevable.

Dans son petit salon ils étaient venus la saluer tour à tour et lui dire leur satisfaction de la voir revenue à la santé : Lin Poiroux, le cuisinier et sa femme, des Tourangeaux aux faces réjouies qui servaient au Plessis depuis quinze ans tout en se désolant de vivre parmi ces sauvages poitevins, l'ancien valet de Philippe, La Violette (tiens, elle croyait l'avoir mis à la porte celui-là), le maître du chenil, Joseph, celui des équipages, Janicou, le cocher, Hadrien, Malbrant-coup-d'épée, son écuyer aux cheveux blancs, qui semblait s'être fort bien adapté à la vie des champs. Il fumait sa pipe, allait tapoter les chevaux, et pour justifier sa présence apprenait les rudiments de l'escrime et l'équitation au jeune Charles-Henri.

– Mais l'enfant n'était pas doué comme son aîné, disait-il. Ah ! pourquoi Florimond était-il enfermé au collège alors que de bonnes épées se rouillaient ici à ne rien faire. Malbrant seul, l'homme de main, l'ex-mousquetaire qui en avait tant vu, paraissait à l'aise. Chez tous les autres il y avait quelque chose d'inquiet un vague reproche. Durant son absence, ils s'étaient sentis cruellement abandonnés. Ils se plaignirent. Les soldats les tourmentaient, se moquaient d'eux, les traitaient comme en pays conquis. Toute la domesticité ressentait profondément la honte infligée à un fief seigneurial de loger la troupe au même titre que manants ou bourgeois. Angélique les écouta sans mot dire, ses yeux verts les observant, et un léger sourire étira ses lèvres encore pâles.

– Pourquoi ne vous défendez-vous pas, Poitevins que vous êtes ? N'avez-vous point vos couteaux, vos haches, vos fouets, vos gourdins de bon bois, et toi, Lin Poiroux, tes broches ?

La valetaille se regarda médusée. Les dents de Malbrant-coup-d'épée se découvrirent dans un rictus joyeux. Janicou, l'homme des chevaux, balbutia :

– Pour sûr, Madame la marquise, seulement, nous n'osions point... Ce sont des soldats du roi...

– Dans la nuit, tous les chats sont gris, dit un proverbe. Un soldat du roi peut s'y faire rosser aussi bien qu'un croquant.

En silence, ils hochèrent la tête tandis que se plissaient leurs yeux rusés. Ces valets, proches encore de leurs origines paysannes, comprenaient un tel langage.

– Oui-da, Madame la marquise, grommela Janicou, si vous êtes d'accord, nous, on l'est aussi.

Ils se jetaient des regards entendus.

Ils avaient eu raison de lui faire confiance, à leur dame. Elle ne se laisserait pas abattre si facilement. Ils ne donnaient pas longtemps au gros militaire pour déguerpir. Désormais la vie allait devenir dure dans les campagnes pour les soldats du roi.

Comme les enfants ou les gens simples, habitués à suivre la fortune d'un seul maître, le retour de la marquise du Plessis leur parut marquer la fin d'une ère inquiétante où leur sort était menacé.

Pour Angélique, tout n'était pas si simple. Sous une apparence sereine, elle essayait de faire le point avant d'agir. Et plus elle prenait conscience de la situation, moins elle voyait quelle action entreprendre.

Réfugiée dans un des salons du bas qu'elle affectionnait, elle laissait le passé jeter un pont bancal et incertain sur le présent.

Ce salon était celui où jadis, à seize ans, elle avait affronté le prince de Condé courroucé.

C'était alors que le grand seigneur venait en Poitou pour lever des troupes contre Mazarin et la reine-mère et comploter d'empoisonner le petit roi et son frère.2

Elle le voyait élevant dans la lumière l'ampoule verte que lui avait remise le moine Exili et supputant les chances que donnerait à son ambition la disparition du jeune Louis XIV.

Jeux de princes ! Aujourd'hui Condé traînait sa goutte au piquet de la Reine, chaque soir, sous les lambris de Versailles. Le petit roi avait été le plus fort.

Mais l'odeur âcre des complots et de la rébellion ne rôdait-elle pas encore en ce château blanc, miré dans son étang à la lisière de la forêt, au fond d'une lointaine province ?

Angélique regardait par la fenêtre. Elle apercevait un coin du parc, mal entretenu. La somptuosité des marronniers, portant les flammes roses et hautes de leurs fleurs, ne pouvait faire oublier le désordre des pelouses où les hommes de Montadour avaient mené paître leurs chevaux. Sur la droite brillait l'étang ; deux cygnes se hâtaient vers les rives. Ils venaient sans doute d'apercevoir Charles-Henri se promenant avec Barbe et se préparant à leur donner du pain.

Angélique se dit que dans cette atmosphère de mauvais songe la beauté du petit Charles-Henri ne semblait pas tout à fait vraie.

Barbe le lui amena. Il avait maintenant près de cinq ans. La dévouée gouvernante l'habillait toujours de soie et de satin comme s'il eût dû être présenté à la Cour dans l'heure suivante. Il ne salissait jamais ses vêtements. Il se tenait devant Angélique sans un mot et c'est en vain qu'elle essaya, lui parlant doucement, d'en obtenir quelques paroles.

– ... L'est pourtant déluré quand il veut, dit Barbe ennuyée du mutisme de son pupille. Faut l'entendre quand je le mets au lit le soir et quand je lui passe le médaillon sur lequel il y a votre portrait. Il lui parle, et en dit des choses. Mais peut-être qu'il ne vous reconnaît pas parce que vous êtes devenue si différente du portrait.

– Est-ce que tu me trouves très changée ? demanda Angélique, inquiète malgré elle.