La série

01 : Angélique, marquise des anges 1


02 : Angélique, marquise des anges 2


03 : Le chemin de Versailles 1


04 : Le chemin de Versailles 2


05 : Angélique et le roi 1


06 : Angélique et le roi 2


07 : Indomptable Angélique 1


08 : Indomptable Angélique 2


09 : Angélique se révolte 1


10 : Angélique se révolte 2


11 : Angélique et son amour 1


12 : Angélique et son amour 2


13 : Angélique et le Nouveau Monde 1


14 : Angélique et le Nouveau Monde 2


15 : La tentation d'Angélique 1


16 : La tentation d'Angélique 2


17 : Angélique et la démone 1


18 : Angélique et la démone 2


19 : Angélique et le complot des ombres


20 : Angélique à Québec 1


21 : Angélique à Québec 2


22 : Angélique à Québec 3


23 : La route de l'espoir 1


24 : La route de l'espoir 2


25 : La victoire d'Angélique 1


26 : La victoire d'Angélique 2

Première partie

Le feu couve

Chapitre 1

En arrivant à Marseille, M. de Breteuil, envoyé du roi de France, qui avait arrêté Angélique à Ceuta, la fit enfermer au fort de l'Amirauté.

Tant qu'on demeurerait dans cette ville, où naguère la marquise du Plessis-Bellière avait si bien dupé la police du Royaume, le gentilhomme n'était pas tranquille.

Ce fut donc dans une obscure et sinistre cellule que l'ancienne captive des Barbaresques, évadée du harem de Moulay Ismaël au prix de tant de souffrances, acquit la certitude qu'elle attendait un enfant.

Cette pensée lui vint, le lendemain de son emprisonnement dans la citadelle, lorsqu'en s'éveillant sa situation d'animal à nouveau pris au piège lui apparut plus nettement.

La prison de l'Amirauté manquait du plus élémentaire confort. Malgré le carré de ciel bleu, découpé là-haut entre les barreaux de fer de la fenêtre, Angélique éprouva une tragique impression d'étouffement. Toute la nuit, elle avait lutté contre une sensation affreuse d'être enfermée vivante qui la prenait dès qu'elle fermait les paupières et, à l'aube, ses nerfs, qui jusqu'alors avaient assez bien résisté, se brisèrent.

Un élan de panique la jeta sur la porte, frappant de ses mains le bois dur, sans cris mais avec une force déchaînée par l'angoisse.

Le ciel ! le ciel ! l'air pur ! On l'avait enfermée dans cette tombe, elle qui n'avait vécu, des jours et des nuits que dans le cercle immense et magique du désert.

Elle souffrait de cette contrainte jusqu'à l'angoisse. Et comme un oiseau affolé dans sa cage, elle se meurtrissait contre l'implacable barrage de bois et de fer, frappait, frappait en silence. Car ses mains diaphanes portant encore les traces des souffrances endurées dans le désert, ne faisaient pas plus de bruit sur la porte massive que le claquement d'une aile d'oiseau. Lorsqu'elle sentit la douleur de ses paumes écorchées elle cessa de frapper et recula jusqu'au mur pour s'y appuyer.

Ses yeux allaient de la porte à la lucarne grillagée. Le bleu du ciel était comme une eau pure dont elle avait soif.

Mais Osman Ferradji ne viendrait pas la chercher pour la conduire sur les toits plats, se gorger les yeux d'une trompeuse impression d'espace.

Ceux qui l'environnaient étaient des étrangers au regard morne et aux âmes bardées de soupçons. De Paris, le duc de Vivonne qui voulait racheter ses erreurs passées, avait donné les ordres les plus draconiens contre elle. L'Amirauté de Marseille devait prêter le plus entier concours à M. de Breteuil. Il aurait été vain d'essayer de se gagner quiconque et d'ailleurs Angélique ne se sentait pas en état d'user de ses armes. Une fatigue épouvantable l'accablait et par instants il lui semblait qu'elle n'en avait jamais connu de pareille, même sur les chemins du Rif.

Le voyage par mer de Ceuta à Marseille, avec relâche à Cadix, avait été un supplice au cours duquel elle perdait chaque jour un peu de son courage. En l'arrêtant au nom du roi M. de Breteuil avait-il brisé le ressort qui lui permettait de revivre ?...

Elle se traîna jusqu'à sa couche. C'était une paillasse fort dure sur un bat-flanc, mais de cela Angélique ne se plaignait pas. Elle y dormait mieux que sur des couchettes molles et la seule couche à laquelle elle aspirait pour reposer ses membres courbatus, ç'aurait été un coin de terre au gazon ras, quelque part là-bas sous les cèdres.

Ses regards revinrent vers la porte. Que de portes refermées sur elle au cours de son existence ! songeait-elle, chaque fois plus lourdes, chaque fois plus aveugles. Était-ce un jeu que le destin se plaisait à mener avec elle, pour la punir d'avoir été cette enfant de Monteloup galopant pieds nus par les sentes du bocage et de la forêt et si passionnément éprise de liberté que les paysans la croyaient un peu fée ?

« Tu ne passeras pas », disaient les portes. Et chaque fois qu'elle réussissait à s'évader, une autre s'érigeait en hâte, plus implacable. Après celle de la misère, il y avait eu celle du roi de France, puis les grilles du harem de Moulay Ismaël, puis à nouveau aujourd'hui, le roi de France. Serait-il le plus fort ?

Elle pensa à Fouquet, au marquis de Vardes, et jusqu'à ce feu follet de Lauzun, emprisonnés eux aussi, non loin de là, dans la forteresse de Pignerol, à tous ceux qui payaient pendant des années derrière des portes de prisons, des indisciplines moins graves que celles qu'elle avait commises.

Le sentiment de sa solitude et de sa faiblesse l'accabla. En remettant le pied sur le sol de France elle avait abordé un monde où les hommes n'agissaient que selon deux critères : la peur ou l'amour du Roi. Quoi qu'il en fût, la loi seule du maître primait.

Sur ces rives la force physique et morale d'un Colin Paturel, son incroyable bonté, sa subtile intelligence, étaient des valeurs sans cours. N'importe quel greluchon stupide, pourvu qu'il portât manchettes et perruque, pouvait le mépriser.

Sur ces rives, Colin Paturel était sans pouvoir. Ce n'était qu'un pauvre marin. Même son souvenir ne pouvait secourir Angélique. Il avait disparu pour elle, plus entièrement que mort.

Elle l'appela à mi-voix :

– Colin, Colin, mon frère !

Et son malaise fut si grand qu'une sueur froide l'inonda et la fit défaillir.

Alors l'idée lui vint qu'elle était peut-être enceinte de lui.

À Ceuta, elle avait mis sur le compte de sa santé délabrée par de surhumaines fatigues, l'absence de certains phénomènes habituels, mais aujourd'hui, le temps passant, une autre explication s'offrait et le doute n'était plus permis.

Elle attendait un enfant.

Un enfant de Colin Paturel ! Un enfant du désert ! Elle demeura immobile, pelotonnée sur sa couche, laissant en elle le doute devenir certitude et l'incroyable découverte cheminer, l'envahir...

Un étonnement d'abord, puis une paix étrange, et enfin la joie.

Cela aurait pu être l'ennui, la honte, un surcroît de découragement. Ce fut la joie.

Elle était encore trop proche du désert et de son burnous de captive évadée, pour avoir revêtu entièrement sa livrée de grande dame française. Toute une partie d'elle-même demeurait contre le cœur du Normand au sein de ces nuits d'enluminures cloutées d'or, où la force de l'amour qui les poussait l'un vers l'autre avait une saveur de mort et d'éternité.

Sous les robes corsetées à la française, sous les manteaux brodés et les parures retrouvées à Ceuta, elle conservait encore sa peau rêche, la profonde cicatrice de sa jambe brûlée, celles de son dos flagellé qui s'effaçaient peu à peu.

Ses pieds dans les chaussures élégantes n'avaient pas perdu la corne durcie, acquise à gravir nus les sentiers pierreux du Rif.

Elle pensa avec exaltation que désormais la trace de l'incroyable odyssée demeurerait indélébile, par cet enfant qui allait naître d'elle. Il serait blond, râblé, solide.

Qu'importait qu'il fût bâtard. La noblesse de celui qui avait été le « roi » des captifs rejoignait par ses vertus celle des croisés dont le sang circulait dans les veines d'Angélique de Sancé de Monteloup.

Son fils aurait ses yeux bleus et sa force. Un petit dieu Hercule maniant la massue, étouffant les serpents et auréolé de tout le soleil de la Méditerranée !...

Il serait beau comme le premier enfant né sur la terre.

Elle le voyait et s'émerveillait de sa vie. Pour lui, par lui, elle retrouverait la force et lutterait pour lui gagner la liberté.

Elle demeura longtemps ainsi, à se laisser aller au gré de sa rêverie un peu folle, oubliant les murs de la citadelle, et parlant parfois à mi-voix.

« C'est en vain que tu m'auras fuie, Colin, disait-elle. C'est en vain que tu m'auras dédaignée et rejetée. Tu demeureras avec moi, quand même, un peu, Colin, mon compagnon, mon ami... »

Quelques jours plus tard un carrosse aux portières grillées et aux rideaux noirs tirés quittait Marseille et prenait la route d'Avignon. Une solide escorte de dix mousquetaires l'accompagnait. M. de Breteuil qui se tenait à l'intérieur, aux côtés d'Angélique, pressait le train.

On lui en avait tant dit sur l'incroyable habileté et malice de Mme du Plessis-Bellière, qu'il s'attendait sans cesse à la voir lui filer entre les doigts et n'avait plus qu'une hantise : arriver au bout de sa mission.

Que la jeune femme ait paru surmonter sa fatigue l'inquiétait. Qu'elle se tînt droite et se montrât parfois insolente à son égard lui faisait redouter le pire. N'attendait-elle pas le secours de ses complices ?