C'était là qu'elle avait abrité les ennuis d'un second veuvage, avant de céder, fascinée, à la tentation de Versailles.1

Angélique se courba à nouveau vers sa couche s'étendit, trouvant dans la dureté du sol une reposante volupté. Elle eut pour s'envelopper de sa couverture comme d'un burnous ce geste pelotonné d'animal, qu'elle avait ramené du désert. Une sérénité profonde remplaçait l'angoisse qui n'avait cessé de la hanter dans la demi-inconscience de sa maladie.

« Chez moi, pensait-elle délivrée, je suis revenue chez moi... Alors, tout est possible. »

Lorsqu'elle s'éveilla, le soleil avait remplacé la lune, et une voix geignante, celle de la servante Barbe, dévidait ses lamentations coutumières :

– Là, voyez-la donc, la pauvre dame... C'est toujours la même chose ! Si c'est pas malheureux !... Par terre, comme un chien ! J'ai beau la border dans son lit, chaque soir, elle trouve assez de force pour tirer son matelas dès que j'ai le dos tourné et s'y coucher comme une bête malade.

« Si tu savais comme c'est bon la terre pour dormir, Barbe, me dit-elle, si tu savais comme c'est bon !

« Quelle pitié ! Elle qui aimait tant ses aises, qui n'avait jamais assez de couettes pour s'y enfoncer tant elle était frileuse. Ah ! ce que ces gens de Barbarie ont pu en faire en moins d'une année, c'est pas croyable. Vous le direz au Roi, messieurs !... Ma maîtresse si belle, si raffinée ! Vous l'avez vue il n'y a pas si longtemps à Versailles, messieurs, et regardez-la aujourd'hui, si ce n'est pas à tirer des larmes. Je ne pourrais pas croire que c'est elle, si elle n'avait pas toujours la même façon de n'en faire qu'à sa tête malgré tout ce qu'on lui dit ! Mais, des sauvages comme ceux-là, ça ne mérite pas de vivre... Le Roi devrait les châtier, messieurs !....

Autour du grabat d'Angélique venaient se ranger trois paires de brodequins et une paire de bottes. Elle savait que les brodequins à talons rouges et à boucles de vermeil appartenaient à M. de Breteuil mais les autres lui étaient inconnus.

Elle leva les yeux. La paire de bottes supportait un personnage ventru, sanglé dans une casaque bleue d'officier et que surmontait une face rubiconde, moustachue, et aux cheveux roux.

Les brodequins de castor, à boucles d'argent, austères juste ce qu'il faut et dans lesquels se plantaient de secs mollets noirs, auraient déjà révélé la personnalité d'un dévot de la Cour, si Angélique n'avait reconnu immédiatement en leur propriétaire le marquis de Solignac.

Le quatrième personnage, à talons rouges aussi et boucles de diamant, portait haut sur un grand col de dentelle un peu désuet, un rigide et fin visage de seigneur militaire, dont une mouche de poils gris au menton accentuait la sévérité. Ce fut ce dernier qui, après s'être incliné devant la jeune femme étendue à leurs pieds, prit la parole.

– Madame, je me présente. Je suis le marquis de Marillac, gouverneur du Poitou et chargé par Sa Majesté de vous porter ses ordres et ses décisions à votre égard.

– Pouvez-vous parler plus fort, monsieur, dit Angélique accentuant sa faiblesse, vos paroles ne me parviennent point.

Force fut donc à M. de Marillac de s'agenouiller pour se faire entendre et ses comparses se trouvèrent dans l'obligation de l'imiter. Angélique savoura, derrière ses cils mi-clos, le plaisir de voir ces quatre grotesques, un genou en terre, autour d'elle, et sa jouissance augmenta en constatant que le visage de Breteuil portait encore les traces rouges et enflées qu'y avaient imprimées ses ongles.

Cependant le gouverneur déployait un parchemin après en avoir cassé les cachets de cire, et se grattait sa gorge.

– « À madame du Plessis-Bellière, notre sujette qui, coupable d'une grave rébellion à notre égard a éveillé notre courroux. Nous, roi de France, nous devons d'écrire ces lignes afin de lui signifier nos sentiments qu'elle pourrait prétendre ignorer et de la guider dans l'expression de sa soumission.

« Madame,

« Notre douleur a été grande lorsqu'il y a de ceci quelques mois vous avez répondu par l'ingratitude et la désobéissance aux bienfaits dont nous nous étions plu à vous combler vous-même ainsi que les vôtres. Ayant reçu l'ordre de ne point quitter Paris vous avez passé outre. Et pourtant cet ordre n'était-il pas dicté par le désir de vous préserver – connaissant votre nature impulsive – contre vous-même et les actes inconsidérés que vous auriez pu être tentée d'accomplir ? Vous les avez accomplis, vous vous êtes lancée au-devant des dangers et des désillusions que nous souhaitions vous éviter, et vous en avez été sévèrement punie. L'appel désespéré que vous nous avez fait parvenir par le Supérieur des Pères de la Rédemption, le Révérend Père de Valombreuse, à son retour du Maroc nous avertit de la triste situation dans laquelle vos erreurs vous avaient jetée. Captive des Barbaresques, vous commenciez à prendre la mesure de vos égarements et avec l'inconscience habituelle des personnes de votre sexe vous vous tourniez vers le souverain que vous aviez bafoué pour lui réclamer secours.

« Par égard pour le grand nom que vous portez, et l'amitié qui nous a uni au maréchal du Plessis, par pitié pour vous enfin, qui n'en demeuriez pas moins une de nos sujettes bien-aimées, Nous n'avons pas voulu vous laisser porter tout le poids du châtiment en vous abandonnant à ces cruels barbares et nous avons répondu à votre appel.

« Vous voici aujourd'hui saine et sauve sur le sol de France. Nous nous en réjouissons.

« Il est juste cependant que vous fassiez à notre égard amende honorable.

« Nous aurions pu vous imposer, dans la solitude d'un cloître, quelque temps de réflexion nécessaire. La pensée des souffrances que vous aviez subies nous en a fait écarter l'idée. Nous avons préféré vous envoyer dans vos terres, sachant que le sol natal peut être le meilleur des conseillers. Vous n'y êtes pas en exil. Vous ne devez y demeurer que jusqu'au jour où, de par votre propre décision, vous prendrez le chemin de Versailles pour y faire votre soumission. En attendant ce jour – que nous souhaitons proche – un officier désigné par M. de Marillac, gouverneur de la Province, sera chargé de vous tenir en surveillance...

M. de Marillac s'interrompit, leva les veux et désignant le gros militaire :

– Je vous présente, madame, le capitaine Montadour, auquel j'ai cru devoir remettre l'honneur de votre garde.

Le capitaine était précisément en train d'essayer de passer d'un genou à l'autre, endolori par une posture dont sa bedonnante personne n'avait pas l'habitude. Il faillit tomber, se rattrapa de justesse et assura d'une voix de stentor qu'il était au service de la marquise du Plessis.

Il en fut pour ses frais. Angélique, toujours pelotonnée sous sa couverture, gardait les paupières closes et paraissait dormir.

M. de Marillac, héroïquement, poursuivit sa lecture :

– ... Nous exposerons ici en quels termes la soumission de Mme du Plessis-Bellière doit être accomplie. La turbulence des membres de sa famille, dont l'un est allé récemment jusqu'au crime de lèse-majesté, est trop connue pour que cette soumission ne revête pas un éclat propre à faire réfléchir les esprits que de déplorables exemples pourraient entraîner sur la pente de la rébellion.

« Mme du Plessis nous ayant offensé publiquement la réparation doit être publique.

« Elle se rendra à Versailles dans un carrosse aux houssines noires. Ce carrosse demeurera au-dehors des grilles et n'aura pas le droit de pénétrer dans la cour d'honneur.

« Mme du Plessis sera vêtue de couleurs sombres et modestement.

« En présence de toute la Cour elle devra se rendre au-devant du Roi, s'agenouiller devant lui, baiser sa main et renouveler son serment de femme-lige et de vassale.

« De plus, il lui sera demandé de faire don à la Couronne d'un de ses fiefs de Touraine. Les parchemins et contrats de cette cession devront être remis à Notre grand chambellan au cours de cette cérémonie, en signe d'hommage et d'amende honorable.

« Désormais Mme du Plessis-Bellière devra s'appliquer à servir son prince avec une fidélité que nous voulons sans ombres. Elle demeurera à Versailles, acceptera les titres et les honneurs que nous jugerons bon de lui accorder, ce qui sera plus pénible à son orgueil, nous le savons, que de ne recevoir nulle charge, elle remplira ces charges scrupuleusement, et, en bref, devra s'appliquer à servir le roi avec dévouement que ce soit dans son Royaume, à sa Cour...

– ... ou dans son lit, acheva Angélique.

M. de Marillac tressaillit. Depuis quelques instants il était persuadé de l'inanité de tels discours, adressés à une malheureuse qui gisait dans la demi-torpeur d'une maladie sans espoir.

L'interruption d'Angélique et le regard moqueur qui filtrait entre ses paupières lui prouvaient qu'elle avait fort bien écouté et qu'elle n'était pas aussi abattue qu'elle voulait le paraître. Les joues parcheminées du gouverneur rosirent, et il dit sèchement :

– Ceci n'est pas inscrit dans la missive de Sa Majesté.

– Oui, mais c'est sous-entendu, repartit doucement Angélique.

M. de Marillac se gratta la gorge et bredouilla un peu avant de retrouver le fil de sa lecture.

– ... à sa Cour ou en quelque lieu où il plaira à Sa Majesté de l'envoyer pour son service.

– Monsieur, ne pourriez-vous pas terminer, je suis lasse.

– Nous aussi, dit le gentilhomme, outré. Ne voyez-vous donc pas, madame, dans quelle position vous nous contraignez à vous donner lecture...

– Monsieur, je suis mourante.

Une expression méchante et doucereuse apparut sur le visage du grand seigneur.