– Vous êtes encore plus belle qu'avant, fit Barbe avec une sorte de rancune. À la réflexion ça ne paraît pas normal car si l'on y regarde de plus près il n'y a pas de raison. Vos cheveux sont dans un triste état ! Et votre peau, c'est une pitié ! Mais voilà : il y a des moments où vous paraissez vingt ans, on ne sait pas pourquoi. Et puis, à d'autres ce sont vos yeux qui impressionnent. On dirait que vous revenez de l'autre monde.

– Il y a un peu de cela.

– Plus belle ? Je ne sais pas, répéta la servante hochant son bonnet blanc, mais ce que je sais... ce que je sens c'est que vous êtes plus dangereuse encore pour les hommes qu'avant.

– Laisse donc les hommes tranquilles, fit Angélique en haussant les épaules.

Elle regarda ses mains.

– Mes ongles cassent encore, dit-elle, je ne sais comment les soigner pour leur rendre force.

Elle soupira et caressa les boucles de soie blonde de l'enfant. Avec ses yeux bleus immenses, ses cils touffus, son teint blanc et rose, ses joues fermes et rebondies, il eût tenté les peintres flamands. Sa beauté lui serrait le cœur. Elle ne pouvait s'empêcher en le regardant d'évoquer Philippe, son second mari et de se rappeler l'affreux malentendu du destin qui lui avait envoyé le messager de Joffrey de Peyrac alors qu'elle venait de se remarier.

À l'époque, elle s'était démenée comme une endiablée pour se faire épouser par le glacial Philippe et elle avait creusé ainsi de ses propres mains le fossé qui l'avait séparée à jamais de son premier amour. « Ah ! pourquoi veux-tu toujours forcer le destin ? », disait Osman Ferradji.

Elle soupira, détournant les yeux et s'abîma dans une profonde rêverie. L'enfant, après quelques instants, se retira à petits pas. Au moins pour lui elle n'aurait pas à trembler. Charles-Henri du Plessis, fils du maréchal, filleul du Roi, ne serait pas dépouillé de son héritage par les fautes de sa mère, mais l'aîné ce fier Florimond qui était né héritier légitime des fastueux comtes de Toulouse, de plus haut lignage et de plus grande richesse que tous les Plessis réunis, son destin n'était-il pas aussi menacé et obscur que celui d'un bâtard ?

Dès son arrivée ici elle avait voulu le joindre et fort péniblement, la voix hachée d'épuisement avait dicté une lettre à Maître Molines pour son frère le Révérend Père de Sancé. Elle ignorait que cette missive avait été l'objet de la suspicion du capitaine Montadour. Comme la culture de celui-ci était assez rudimentaire, il s'en était fait lire le contenu par l'Intendant, puis, ayant pesé ses responsabilités, l'avait tout d'abord expédiée à M. de Marillac. La lettre était tout de même parvenue à destination puisque, aujourd'hui, Angélique recevait la réponse du Jésuite.

Elle y apprenait que le Révérend Père de Sancé avait ordre du Roi de garder le jeune Florimond de Morens en son collège jusqu'à ce que Sa Majesté elle-même jugeât bon de le rendre à sa mère. Le Révérend Père de Sancé approuvait les vues du souverain soucieux de préserver le plus petit de ses sujets. Florimond n'avait rien à gagner en effet à se retrouver sous l'influence d'une femme dont la conduite s'était révélée aussi ingrate qu'inconsidérée. Qu'elle fît preuve de repentir et rentrât dans les grâces du Roi et elle pourrait revoir son fils, pour qui elle aurait cessé d'être un déplorable exemple de rébellion et d'étourderie. Encore que la place d'un garçon de douze ans fût de préférence au collège plutôt que dans le sillage d'une mère qui s'était toujours montrée étrangement instable et versatile. Il entrait dans l'adolescence. Son oncle reconnaissait qu'il était assez doué pour l'étude, mais paresseux, difficile à pénétrer malgré des dehors ouverts et pour tout dire, décevant. Avec de la persévérance on pourrait peut-être en faire un bon officier.

Raymond de Sancé concluait par des paroles sibyllines qui trahissaient son amertume. Il était las, disait-il, de porter sur ses épaules le poids des erreurs de ses frères et sœurs, et d'être aussi le seul à sauver le nom de Sancé de Monteloup de la disgrâce royale. Bientôt, il ne pourrait faire autrement que d'en supporter à son tour le poids, bien qu'il fût et voulût rester un des fidèles sujets du Roi. Mais comment ne pas s'attirer le mécontentement de Sa Majesté lorsque à longueur d'année il lui fallait intercéder pour des coupables dont la persévérance dans l'erreur n'avait d'égale que leur incroyable légèreté. De dures leçons n'avaient-elles pas suffi pour dompter Angélique ? Lui-même avait-il jamais cessé de la mettre en garde ainsi que Gontran, Denis, Albert ?... Qu'importaient, hélas ! les remontrances, les avertissements ?... Leur sang sauvage et indiscipliné parlait toujours plus haut.

Un jour il renoncerait à prendre fait et cause pour eux...

Cette réponse révolta Angélique plus que tout. Ainsi on lui refusait Florimond et c'était indigne. Florimond, l'orphelin, n'appartenait qu'à elle. À elle seule. Il était pour elle un ami, un compagnon.

La seule et vivante preuve de son amour perdu. Florimond et Cantor, ses deux premiers fils, lui étaient devenus très proches depuis son voyage en Méditerranée.

Il lui semblait qu'elle avait regagné l'amour de Cantor en le suivant dans sa folle recherche, en partageant le rêve secret du petit page. Ils étaient devenus un peu complices elle et lui, l'enfant mort et sa mère pris au même piège, et depuis elle le sentait moins absent, moins « disparu ».

Mais elle avait besoin de Florimond, l'aîné, sur les traits duquel elle commençait à voir revivre cet autre visage que le passé estompait.

Elle relut la lettre avec une fureur impuissante. Puis les protestations de son frère l'arrêtèrent. Pourquoi donc en voulait-il aujourd'hui à toute la famille, au lieu de ne la rendre responsable qu'elle seule, Angélique, de leurs ennuis, comme d'habitude ? Dans leur enfance c'était toujours la faute d'Angélique si les catastrophes arrivaient. Mais cette fois, il parlait au pluriel.

Elle réfléchit. Une phrase de M. de Marillac lui revint en mémoire : « L'indiscipline d'une famille dont plusieurs membres m'ont gravement offensé », ou quelque chose de ce genre. Elle ne se souvenait plus exactement des termes car sur le moment elle n'y avait pris garde. Seulement en rapprochant cette phrase de ce que lui disait Raymond elle commença à se demander s'il n'y avait pas là allusion à un événement qu'elle ignorait. Elle était plongée dans ces réflexions lorsqu'un valet vint lui dire que le baron de Sancé de Monteloup désirait la voir.

Chapitre 4

Le père d'Angélique, le baron de Sancé, était mort l'année passée, au cours de l'hiver qui avait précédé son départ pour Marseille. Aussi, à l'annonce d'un tel visiteur, se dressa-t-elle sur son canapé, n'en croyant pas ses oreilles. L'homme qui franchissait les marches du perron, avec son habit brun et ses gros souliers boueux, avait la même allure que son père. Elle le regarda venir à travers la galerie, reconnut ce visage taciturne et boudeur des garçons de Sancé. Un de ses frères ? Gontran ?... Non, Denis.

– C'est toi, Denis ?

– Bonjour, fit-il.

Elle l'avait laissé militaire, et assez bien placé, dans une garnison aux environs de Paris. Tout à coup elle le retrouvait en hobereau de province avec déjà la démarche lourde et la mine soucieuse du baron Armand. Il tournait un pli entre ses doigts d'un air embarrassé.

– Voici. J'ai reçu un ordre de M. de Marillac, le gouverneur de la province, qui me priait de te rendre visite. Alors je suis venu.

– Décidément on n'agit plus que par ordre dans cette famille. C'est charmant !

– Dame, la situation est plutôt difficile.

– Que se passe-t-il donc ?

– Tu le demandes, toi qui as eu toute la police du royaume à tes trousses et qu'on a ramenée sous escorte ainsi qu'une criminelle ! Tout le pays en parle !

– C'est entendu. Mais que se passe-t-il d'autre ?

Denis s'assit d'un air accablé.

– Oui, c'est vrai, tu ne sais pas et je vais te le dire puisque c'est pour cela que M. de Marillac m'a envoyé vers toi, afin que « cela t'amène à faire de saines réflexions ». Ce sont ses termes. Voilà.

– Mais quoi donc ?

– Ne t'impatiente pas. Tu sauras toujours assez tôt. C'est assez horrible. La honte accable notre famille. Ah ! Angélique, pourquoi es-tu partie ?

– On n'a tout de même pas osé s'attaquer à ma famille parce qu'il m'avait plu de partir en voyage sans demander l'autorisation du Roi ?

– Non. Ce n'est pas directement à cause de cela. Mais si tu avais été là !... L'affaire a eu lieu quelques mois après ton départ. On ne savait pas très bien pourquoi tu étais partie, mais le Roi était d'une humeur redoutable. Moi je ne prenais pas cela trop au tragique. Je me disais : « Angélique s'en est tirée de bien d'autres. Si elle a commis une sottise, elle est assez belle pour savoir la réparer. » Ce qui m'ennuyait le plus, je te l'avoue, c'est que je ne savais pas où te trouver pour t'emprunter de l'argent. Justement, je m'étais mis dans la tête d'acheter une charge vacante au régiment des gardes de Versailles. Je comptais sur toi pour m'aider de ton influence et... de ces deniers. Comme l'affaire était déjà très avancée, je suis allé trouver Albert car je savais qu'il avait fait son chemin à la Cour de Monsieur. J'ai été bien inspiré. J'ai trouvé mon Albert cousu d'or. Il m'a dit que Monsieur était fou de lui et le comblait de bienfaits : donations, charges, et même il venait de se faire octroyer les bénéfices de notre grande abbaye de Nieul. Une idée qu'il avait en tête, cet ambitieux, depuis longtemps. Avec cela il se sentait à l'abri de la pauvreté jusqu'à la fin de ses jours, le madré ! Il pouvait bien m'allonger quelques centaines de livres, à moi pauvre militaire qui n'avais ni la tête ni les talents de plaire aux hommes. Il ne s'est pas trop fait prier et j'ai pu acheter ma charge. J'ai pris mon cantonnement à Versailles. Pour nous autres officiers, c'était plus brillant qu'à Melun, plus sévère aussi. On devait être sans cesse en parade pour complaire au Roi. Mais il y avait quand même les fêtes, la Cour, le jeu. Il y avait aussi d'autres choses moins plaisantes auxquelles nous étions trop souvent mêlés à mon gré : mater l'agitation des maçons et des artisans... On faisait de grands travaux à Versailles, te souviens-tu ?