Elle revint à elle sur une réminiscence lointaine et terrifiante. Florimond était entre les mains du Grand Coësre et Cantor avait été volé par les Bohémiens. Elle courait derrière eux avec La Polak sur la route boueuse de Charenton, après s'être échappée de la redoutable prison du Châtelet. Elle ouvrit les yeux.

Elle était en prison. Seule, étendue sur une paillasse pourrie.

Le choc qu'elle en éprouva était au-delà des sensations. Elle n'eut même plus la force de maudire les faux-sauniers imprudents, le sort désastreux, sa malchance. À quelques heures près, elle aurait pris la mer, car elle venait de conclure son passage pour la côte bretonne. Elle se laissa aller à une rêverie passive, ne se demandant même pas dans quelle bourgade elle avait été traînée. Les Sables ou Talmont ? Ni si on l'avait reconnue, ni quelles sanctions l'attendaient. Elle souffrait de la nuque et se sentait fatiguée, malade. Elle resta ainsi prostrée jusqu'à l'instant où une pensée fulgurante la traversa et la dressa à demi assise sur son grabat : Honorine !

Le cauchemar la saisit.

Qu'était-il advenu de l'enfant, après la désastreuse échauffourée ? Angélique l'avait laissée attachée à un arbre. Les faux-sauniers qui s'étaient échappés l'avaient-ils remarquée ? S'étaient-ils chargés d'elle ? Et si personne ne s'était avisé du bébé ?... Si la petite se trouvait encore là-bas, seule dans la forêt ?... La clairière était éloignée de la route. Pouvait-on espérer qu'on entendrait ses cris ?...

Une sueur froide inondait Angélique. Le soir descendait ; derrière la grille du soupirail, une lueur rougeâtre dénonçait le crépuscule.

Angélique frappa à la porte du caveau, mais personne ne se présenta, ni ne répondit à ses appels. Elle revint à la meurtrière et se cramponna aux barreaux. L'ouverture était à ras de terre. Une vague rumeur lui indiquait que la mer ne devait pas être loin. Elle appela encore : en vain. La nuit s'avançait, indifférente aux prisonniers murés vifs qui, jusqu'au matin, ne doivent plus rien espérer de leurs semblables.

Elle eut un moment de vide, d'absence, pendant lequel elle dut tourner en rond, en criant comme une damnée. Un bruit léger la ramena à la raison. C'était un bruit de pas, au-dehors. Angélique revint se coller au froid métal rouillé des barreaux de la fenêtre. Les pas se rapprochaient. Deux souliers apparurent à l'autre extrémité de l'ouverture.

– Pour l'amour du ciel, vous qui passez... arrêtez-vous ! Écoutez-moi, cria Angélique.

Les souliers s'immobilisèrent.

– ... Pour l'amour de Dieu, répéta-t-elle ardemment, prenez en pitié ma supplique.

Personne ne répondait, mais les souliers ne bougeaient pas.

– ... Ma gazoute est dans le bois, reprit-elle, elle est perdue si personne ne va la secourir. Elle va périr de froid et de faim. Elle va être dévorée par les renards... Passant, prenez-la en pitié.

Il fallait indiquer l'endroit. Elle ne connaissait pas les noms des lieux, dans ce pays étranger.

– ... Pas loin de la route où des brigands ont attaqué des marchands convoyant du blé...

Était-ce hier ou aujourd'hui ? Elle se le demandait, avec un brusque vertige.

– ... En s'éloignant de la route par un sentier... Il y a là une borne cavalière (elle venait de se souvenir de ce détail). Oui, en vous éloignant par ce sentier vous trouverez une clairière... Elle est là, attachée à un arbre... Ma gazoute, elle n'a pas tout à fait deux ans...

Les pieds se remirent en marche. Le passant reprenait sa promenade. Avait-il seulement prêté l'oreille aux divagations qui sortaient de ce cul-de-fosse ? « Quelque folle enchaînée, se disait-il... Il y a des femmes de toutes sortes dans les prisons !... »

Elle s'éveilla d'un sommeil nauséeux, où elle n'avait cessé d'entendre les pleurs de son enfant pour se trouver devant un geôlier et deux hommes d'armes qui lui ordonnèrent rudement de se lever et de les suivre.

On lui fit monter des escaliers de pierre en colimaçon, avant de l'introduire dans une salle voûtée, aux murs suintants et rongés de sel. Un brasero entretenait une vague chaleur. Le brasero n'était d'ailleurs point là dans le seul but d'adoucir la température d'une crypte moyenâgeuse. Angélique le comprit en découvrant la silhouette robuste d'un homme dont les bras sortaient nus d'un maillot écarlate. Penché vers le brasero, il y retournait avec soin parmi les braises une longue tige de fer.

Dans le fond de la pièce, sous une sorte de dais bleu à fleurs de lys, fort déteint, un juge en longue toge noire et perruque à rouleaux s'entretenait avec l'un des marchands, celui qui, précisément, avait assommé Angélique.

Ils parlaient paisiblement et ne prirent pas la peine d'interrompre leur dialogue quand les hommes d'armes, après avoir fait entrer Angélique, la jetèrent à genoux devant le bourreau et entreprirent de lui ôter son manteau et le haut de son corsage.

Angélique se mit à se débattre comme un diable en criant. Mais des poignes solides la maintinrent, elle entendit craquer le dos de sa robe. Une lueur rouge parut trembler devant ses yeux, s'avancer, s'avancer...

Elle hurla comme une possédée.

Une odeur de chair brûlée lui montait aux narines. Elle était si dominée par le désir d'échapper aux mains qui la maîtrisaient qu'elle ne sentait rien. Ce ne fut qu'après avoir été lâchée par eux que l'atroce meurtrissure de son épaule lui devint perceptible.

– Ben, mon gars ! grommela l'un des hommes d'armes à son compagnon, faudrait un régiment pour la maintenir, celle-là ! Tu parles d'une furie !

La brûlure irradiait sa douleur dans la tête d'Angélique, dans son bras gauche, jusqu'au bout des ongles. Elle était toujours à genoux et gémissait faiblement. Le bourreau rangeait l'instrument de torture le long manche au bout duquel on avait forgé le sceau d'une fleur de lys, désormais noirci par d'innombrables exécutions.

Le juge et le marchand continuaient à parler. Leurs paroles résonnaient assez haut sous les voûtes.

– Je ne partage pas votre pessimisme, disait le juge. Notre situation est encore fort bien assise et il n'est pas vrai que le Roi veuille la fin des protestants dans son royaume. Il apprécie au contraire l'honnêteté, la frugalité de nos coreligionnaires. Voyez, ici même, aux Sables, les catholiques sont en si petit nombre que nous sommes trois juges réformés pour un seul catholique. Et comme ce dernier est toujours à la chasse au canard, le plus souvent, c'est nous qui sommes amenés à trancher les différends catholiques.

– N'empêche qu'au Poitou !... Je vous assure que j'ai vu certaines choses qui m'ont passablement impressionné...

– Les événements du Poitou ? Simple quoique déplorable provocation, je le reconnais. Une fois de plus, nos frères se sont laissé entraîner par les ambitions de grands seigneurs excités comme les la Morinière.

Le juge descendit les degrés de son estrade, pour s'approcher d'Angélique toujours prostrée à genoux.

– Eh bien ! ma fille, retirerez-vous un enseignement de ce qui vient de vous arriver ? Courir les bois avec des brigands et des contrebandiers n'est pas le fait d'une personne de bon renom. Désormais, où que vous alliez, vous appartenez à la justice du Roi. Vous avez été marquée à la fleur de lys. Chacun saura que vous êtes passée par les mains du bourreau et que vous n'êtes pas parmi les personnes recommandables. J'espère que ceci va vous rendre encline à un peu plus de prudence et de discernement dans le commerce de vos charmes...

Elle tenait les yeux obstinément baissés. Puisqu'elle n'avait pas été reconnue, elle ne voulait pas leur donner l'occasion de l'examiner de trop près. Aucune des paroles prononcées n'était parvenue à son entendement sauf une seule : « Vous avez été marquée à la fleur de lys. »

Elle la sentait profondément enfoncée dans sa chair, la marque infamante qui faisait d'elle à jamais la réprouvée du Roi. Elle rejoignait le troupeau des femmes en marge : filles de joie, criminelles, voleuses...

Tout cela lui importait peu, sur le moment. Tout était sans importance, hors la nécessité de sortir de cette prison et de savoir ce qu'il était advenu d'Honorine.

Elle laissa le juge déverser sur elle de longues admonestations assez proches d'un sermon pastoral, pour enfin dresser l'oreille à la conclusion.

– Considérant que je vous dois indulgence puisque vous faites partie de la religion réformée, je ne vous retiendrai pas dans ces murs... Mais je dois veiller au salut de votre âme, et vous mettre en état de ne pas retomber dans vos fautes. Je ne puis mieux faire que de vous confier à des familles dont l'exemple édifiant vous ramènera dans le chemin du bien et de vos devoirs envers Dieu. Maître Gabriel Berne, ici présent, m'a dit qu'il cherchait une servante pour s'occuper de sa maison et de ses enfants. Il propose de vous prendre à son service pratiquant ainsi le pardon des offenses recommandé par le Christ. Relevez-vous, vêtez-vous et suivez-le.

Angélique ne se le fit pas dire deux fois.

Dans la ruelle où se bousculaient les pêcheurs, les vendeuses de coquillages, les travailleurs des salines, revenant de la grève, leurs immenses râteaux sur l'épaule, elle guettait l'occasion d'échapper au marchand, auquel elle devait sa libération, mais qu'elle n'avait pas du tout l'intention de suivre docilement, comme le lui avait recommandé le juge. Maître Gabriel devait deviner ses pensées car il la tenait solidement par le bras. Elle se souvenait qu'il avait la poigne vigoureuse et qu'il savait manier le bâton. Il avait à la fois un air placide et pas commode.

À l'auberge du « Beau Sel », il lui montra sa chambre.

– Nous partirons demain, au petit matin. J'habite La Rochelle, mais j'ai des clients à visiter en route. De sorte que nous ne serons chez moi que vers le soir. Je dois m'informer de votre bonne volonté à demeurer à mon service, car je me suis porté garant près du juge que vous ne chercherez pas à fuir ma maison pour reprendre votre vie de désordre.