– Voulez-vous dire que je dois partir ? souffla-t-elle.

– Le temps est venu.

Elle voyait le monde hostile qui l'attendait à la porte de l'abbaye et où il lui faudrait s'avancer, solitaire et guettée, avec son enfant bâtarde dans les bras.

Elle glissa à genoux, près de lui :

– Ne me chassez pas. Ici, je suis bien. Ici, c'est l'asile de Dieu.

– Le monde entier est l'asile de Dieu pour ceux qui croient en sa miséricorde.

Elle fermait les yeux et de ses longs cils coulaient des larmes qui traçaient des sillons brillants sur ses joues. Il voyait autour d'elle le halo noir du malheur. Elle n'était pas encore hors de danger, mais la certitude que la victoire lui serait donnée transparaissait déjà. Il se devait de la rejeter au vent du monde.

Il étendit le bras et elle sentit sur ses cheveux le poids infiniment doux de sa main décharnée.

– Courage, chère âme, et que Dieu vous bénisse.

Le lendemain le frère portier vint la trouver. Il lui avait sellé une mule comme elle l'en avait prié. Elle la renverrait par l'intermédiaire des moines de Maillezais. Il avait chargé la bête de deux paniers contenant des vivres et une couverture. Angélique encapuchonna soigneusement la tête de sa fille. Si elle ne pouvait dissimuler la couleur de ses yeux à elle, Angélique, elle pouvait au moins cacher celle des cheveux de sa fille ; elle n'ignorait pas qu'on la décrivait ainsi à ceux qui la recherchaient : une femme aux yeux verts portant dans ses bras une enfant rousse. C'était bien sa chance qu'Honorine se fût, elle aussi, singularisée.

Un moment, la main sur l'encolure de la mule, elle hésita. Ne pourrait-elle saluer une dernière fois le Père abbé ? Son frère ?

Le portier secoua la tête. La Semaine Sainte allait s'ouvrir. Déjà le monastère était en retraite.

Il était vrai qu'un silence plus lourd encore que de coutume s'appesantissait sur l'abbaye. Pour l'affreux pèlerinage des jours précédant Pâques, les hommes consacrés se rassemblaient. La femme devait s'écarter.

Quelque chose encore s'arrachait du cœur d'Angélique, saignait douloureusement. Mais cette souffrance même et qu'elle fût capable de l'éprouver, n'était-ce pas le signe de sa résurrection ?

Elle s'installa en amazone sur sa monture, pris Honorine contre elle, et s'engagea sous le porche.

Tandis qu'elle gravissait le sentier menant vers la forêt, le lourd grondement du portail qui se refermait lui parvint, et presque aussitôt une cloche égrena trois notes claires.

Que de portes déjà s'étaient refermées derrière elle, chaque fois barrant des issues, comme les rabatteurs devant le gibier pourchassé ! Chaque fois les possibilités d'échapper à son destin exact s'étaient rétrécies et bientôt il ne lui resterait plus qu'une seule voie : la sienne. Quelle était-elle ? Elle l'ignorait encore. Elle pouvait seulement la pressentir. Elle commençait à comprendre que catastrophes et obstacles infranchissables, chaque fois, l'avaient détournée de ses propres caprices pour la ramener durement vers un seul but, invisible, mais qui était le sien.

Cette fois encore, une dernière fois, elle traversait la forêt. Elle n'osait affronter les routes au grand jour. Par la forêt, puis par les marais, elle gagnerait l'abbaye de Maillezais, sans encombre.

Lorsqu'elle parvint aux abords de la Combe-aux-Loups, le soleil était haut. Il tombait droit à travers le vallon et Angélique s'arrêta, saisie d'un incroyable sentiment de miracle.

Deux semaines à peine auparavant, ici même, elle avait trébuché dans la neige, suffoquée par le froid coupant, elle avait éprouvé dans sa chair toutes les cruautés de l'aride hiver. Aujourd'hui, le vallon était de velours vert, le ruisseau qu'elle avait franchi, endormi sous la glace, bondissait avec des grâces de jeune cabri, les violettes paraient la lisière des arbres. Le coucou lançait son appel prometteur. Il annonçait la tiédeur, l'éclosion, il installait le printemps.

Le regard d'Angélique s'embua devant ces merveilles. Ainsi la nature et la vie peuvent avoir leurs surprises clémentes. D'un hiver plus long et rigoureux jaillissait, avec une force décuplée, la richesse des herbages et des fleurs ; d'un crime odieux, de l'horreur sans nom, était née cette fleur de grâce, ronde, blanche, couronnée de flammes, sereine, qu'elle tenait endormie sur son sein : Honorine.

Les corbeaux noirs avaient cessé leurs cercles sinistres au-dessus de la clairière aux Fées. On eût dit que jamais la mort n'avait hanté ces lieux.

L'abbé de Lesdiguière, l'abbé de Nieul ! Il avait fallu deux archanges pour la tirer du gouffre où elle était tombée. Ce n'était pas trop de ces deux pures figures de religieux pour effacer le souvenir maléfique du moine Bêcher.

Elle pensa qu'il était juste et nécessaire pour elle d'avoir vécu jusqu'à ce jour...

Chapitre 12

Elle fut, le lendemain, à Maillezais, la superbe abbaye bâtie sur une île parmi les eaux mortes et les saules. La nuit, l'on croyait entendre le bruit des vagues qui, au XIIème siècle, avaient battu les fondations de l'abbaye. Vie dormante et bucolique des moines qui y péchaient la grenouille et l'anguille, se préoccupaient moins de bréviaire que de siestes, gardant la tradition de Rabelais, lequel, entre ces murs, avait écrit son Gargantua. On était loin de l'atmosphère ardente de Nieul. Les moines avaient peur des protestants. Car ici, et jusqu'à la côte, il y avait surtout des protestants.

Les troupes du Roi remettaient l'ordre peu à peu. Recommandée par l'abbé de Nieul – « Un trop saint homme », disait le Prieur de Maillezais en soupirant – Angélique fut bien reçue et on lui donna un guide pour la conduire jusqu'aux environs des Sables-d'Olonne.

Honorine sur son dos, elle dévalait maintenant un chemin de sable et de boue, sous l'arceau des chênes nains et des noisetiers. Il avait plu. L'air purifié avait un goût étrange. Elle s'arrêta pour cueillir des noisettes pour Honorine et les casser entre ses dents. Les pétales d'un églantier touché de pluie s'effeuillèrent sur sa main.

Un bruit inusité montait derrière la haie.

C'était la dernière étape.

Le bruit s'amplifiait. Angélique s'avança, comme à pas de loup, méfiante et fascinée, et enfin découvrit la mer.

Non plus la Méditerranée, bleue et or, mais l'Océan, la mer des ténèbres, le gouffre des Atlantes...

Elle montait, grise, bleue, verte, haut sur l'horizon, qui d'ailleurs se confondait avec le ciel dans la brume.

En avançant encore, Angélique aperçut la grève violette divisée par le réseau argenté des flaques. Puis le damier des salants, les cônes blancs du sel ratissé qu'un soudain crépuscule teintait de rose tendre.

Une masure se trouvait sur la gauche. C'était là qu'Angélique devait rencontrer Ponce-le-Palud, ce faux-saunier protestant qui avait été l'un des partisans de la première heure.

Mais Ponce-le-Palud avait été capturé la veille et exécuté, au double titre de faux-saunier et de rebelle au Roi.

Les derniers compagnons subsistaient, cachés dans les maigres bois du rivage, vivant de rapines. Angélique négocia avec eux la possibilité de s'embarquer pour se rendre en Bretagne. Là, elle pourrait peut-être vivre cachée assez longtemps. Le plus pressé était d'échapper aux patrouilles.

Les populations côtières restées fidèles ou revenues au Roi ne se faisaient pas faute de vendre les uns et les autres afin de rentrer en grâce par leur zèle. Les vaincus n'ont pas d'alliés. Mal à l'aise parmi ces protestants amers, qui savaient l'ampleur de son échec et de son dénuement, Angélique s'inquiétait. Elle n'avait plus qu'une hâte : s'embarquer ! La mer seule lui paraissait rassurante, la complice accueillante.

Le troisième jour, des hommes hâves et déguenillés accoururent dans les bois en criant qu'un convoi de marchands s'approchait. Il venait de Marans et transportait du blé et du vin. Il y avait des mois qu'on n'avait pas vu ça. Les autres, pourchassés aussitôt, rassemblèrent leurs armes, rapières, épées, bâtons. Ils n'avaient plus de poudre ni de balles pour leurs mousquets.

– Ne faites pas cela, je vous en supplie, les implora Angélique. Vous allez attirer sur vous l'attention de la maréchaussée. Pour peu qu'on fouille ces bois...

– Il faut bien vivre, grommela le chef.

Entre les arbres clairsemés, on entendait déjà les sonnailles des mules et le grincement des chariots. Puis des cris s'élevèrent et des cliquetis d'armes.

Angélique ne savait plus à quel saint se vouer. Il fallait pourtant empêcher ces hommes traqués de se livrer à des actes de banditisme qui attireraient vers leur retraite soldats et gabelous. Hélas ! elle les connaissait depuis trop peu de temps et n'avait guère d'influence sur eux. Elle ne parlait même pas leur patois. Elle attacha Honorine au pied d'un arbre et courut vers le lieu de la bataille. Si l'on pouvait épargner des vies humaines, s'entendre avec les marchands...

Mais ceux-ci, au lieu de s'affoler, avaient décidé dès le début de l'assaut de se défendre d'arrache-pied. Ils avaient des pistolets et s'en servaient, retranchés derrière leurs chariots. De nombreux blessés jonchaient déjà la route.

Angélique se glissa jusqu'au chef des faux-sauniers, derrière un buisson.

– Retirez-vous, l'adjura-t-elle.

– Trop tard, maintenant. Il nous faut leur marchandise et, surtout, leurs peaux pour qu'ils ne parlent pas...

Il bondit vers l'un des chariots. Un coup de pistolet l'arrêta net et il s'écroula. Après, il y eut un moment d'extrême confusion. Sentant les bandits démoralisés, les quatre marchands sortirent de leur abri pour leur courir après. Maniant le bâton avec une vigueur qu'on n'eût pas attendue de paisibles commerçants, ils brisèrent des membres et firent sauter des crânes. Angélique reçut un coup violent à la base de la nuque. Les yeux troubles elle eut encore le temps d'apercevoir celui qui venait de l'assommer. Vêtu de noir – c'étaient sans doute des protestants – assez corpulent, les yeux clairs et, ma foi, sans colère, mais résolus. Saint Honoré, le marchand, devait lui ressembler. Un second coup qu'elle reçut en travers de la tempe lui fit perdre connaissance.