Son aspect physique lui était devenu tellement indifférent qu'elle fut presque gênée de se redécouvrir tout à coup et qu'elle ramena machinalement sur sa poitrine les bords de son manteau.

– C'est en vain que vous essayez de m'encourager, fit-elle, en secouant la tête. Vous ne pouvez pas comprendre... J'ai l'air, ainsi, vivante... Mais je me sens tellement... atteinte...

– On ne guérit pas en un jour d'une grave maladie.

Il alla de son pas lent qui semblait glisser sur les dalles reprendre sa place dans la cathèdre abbatiale et, assis, l'observa soigneusement.

– Cependant la guérison est en marche. Quelles différences n'apparaissent-elles pas déjà en vous depuis ce soir où vous avez cherché refuge à l'abbaye, avec votre enfant ? Soyez patiente. Tournez-vous vers la lumière et non vers les ténèbres et vous guérirez dans votre âme et dans votre corps.

Elle s'étonna :

– Dans mon corps ? Je ne suis pas malade.

– Vous craignez et haïssez l'homme. C'est cela votre maladie. Votre anomalie, dirais-je, dont il vous faut guérir. Elle vous étouffera l'âme car vous êtes faite pour l'amour.

Angélique, un instant stupéfaite, éclata en une soudaine fureur.

– De quoi parlez-vous ? cria-t-elle d'une voix aiguë, de quoi vous mêlez-vous ? Que savez-vous des tourments d'une femme que poursuit le désir des hommes ? De l'horreur qu'elle peut finir par avoir d'eux et d'elle-même. Tout ce que l'amour implique de déchéance ?... Et ensuite n'êtes-vous pas les premiers à dresser le spectre de la luxure et à crier : pénitence ?

Il ne paraissait pas ému de sa véhémence et souriait.

– Pourquoi souriez-vous ?

– Parce que, plus je vous regarde, plus je vois que vous êtes faites pour dormir dans les bras d'un homme.

L'image la troubla, la calma en même temps.

Il continua, très serein.

– ...Je ne pose pas de pluriel. J'ai dit : UN homme. Vous êtes trop charnelle pour demeurer en dehors de l'amour. Recherchez la guérison pour celui qui doit venir, celui...

– Oui, l'époux que la vierge sage attend une lampe à la main. Tout à fait mon cas...

Elle songea, avec une peine infinie :

« L'époux !... je l'ai connu. Il me comblait, mais on l'a arraché de mes bras. »

– C'est vers l'avenir qu'il faut tourner vos regards. Celui qui viendra, sachez le reconnaître. Et préparez-vous à le recevoir. Êtes-vous décidée à garder sans cesse sur votre âme la honte de vos péchés ? Non. Alors n'ayez pas plus d'orgueil pour votre corps. Il a moins de valeur. Ne cultivez donc pas le souvenir de sa honte. Le printemps revient toujours après l'hiver. Le sang, la chair se renouvellent. Votre santé semble bonne...

Elle était, à la fois, gênée et réconfortée qu'il osât lui parler franchement du mal secret qui la rongeait.

– Ce ne sera pas facile, dit-elle. On voit bien que ce n'est pas vous qui...

– Mauvaise tête... Apprenez donc à vous détourner de ce qui vous fait du mal. Voici le premier soleil qui apparaît depuis de longs jours. Prenez la main de votre enfant et allez vous promener avec elle dans les jardins, en méditant votre espérance.

Elle n'était pas très sûre de souhaiter cet avenir qu'il lui annonçait.

Existait-il au monde un homme capable à nouveau de l'apprivoiser ? La blessure était trop profonde. Pourtant, si elle réfléchissait à l'instinct qui lui faisait tourner vers l'abbé de Nieul un cœur assoiffé de soutien, elle devait s'avouer que bien des choses commençaient à céder en elle. Il l'avait attirée avec une patience d'oiseleur. Mais le charme de sa virile personnalité, consumée de pénitences, n'avait pas été sans jouer un certain rôle. Oui, il avait raison. Comme elle restait femme !...

– Que m'est-il donc arrivé à l'abbaye ? demanda-t-elle. J'ai parfois la sensation d'être perdue, suspendue dans les airs.

– Vous avez été projetée dans ce que les mathématiciens appellent « le passage par l'infini »...

– Que voulez-vous dire ?

– Lorsqu'on a étudié les mathématiques, on apprend que toutes les solutions d'un problème ne sont pas nécessairement chiffrables, c'est-à-dire découlant les unes des autres et se traduisant par un résultat positif. Quelques cas simples : la solution d'une équation mathématique, nous ne savons pas si c'est « plus » ou « moins ». Autrement dit si l'on a gagné ou perdu. La simple extraction de la racine carrée pose déjà un problème philosophique à portée considérable incalculable : que peut être la racine d'un nombre négatif ? Devant le vertige, l'impossibilité de l'esprit qui nous saisit, on se rassure en déclarant qu'elle est un « imaginaire » ou une ligne trigonométrique. Or c'est admettre de ne plus savoir ce qui se passe car cela signifie que nous sommes passés sur un autre plan de structure physique. On dira, pour la commodité de l'esprit, que nous sommes « passés par une solution de continuité » ou « par un passage à l'infini ». Me comprenez-vous ?

– Je crois comprendre. J'éprouve cette espèce de disparition momentanée du problème.

– Quel profond abîme que cet infini, ne fût-il que de pure mathématique ! Car il est aussi omniprésent dans notre vie courante. Et, lorsque notre esprit ne voit plus de solution « plane », le passage par l'infini, ou l'irrationnel, ou le supra-normal s'impose de lui-même. Nous en émergeons pour reprendre le courant habituel mais déjà, en fait, la solution a été trouvée...

– Pourrais-je reprendre pied, malgré tout ? Tant de contradictions se disputent ma vie.

– Vous êtes de ces femmes qui ont besoin de combats pour se sentir elles-mêmes, et pour – oh ! oui cela existe – demeurer jeunes et belles. Vous seriez-vous satisfaite d'une vie quotidienne, la tapisserie aux doigts, ou même d'une existence frivole ?...

– Je ne sais plus ! Il me semblait parfois que j'étais faite pour un bonheur simple, rustique : un homme à aimer, des enfants autour d'une table, pour lesquels je pétrirais des gâteaux. Toutes les femmes gardent un peu cette image-là dans un coin de leur cœur, même les plus déchues, même les plus mondaines. Et, comme toute femme aussi, j'ai eu ce goût d'atteindre à la richesse, pour les jouissances qu'elle procure : la parure, l'admiration des hommes... Mais, très vite, il m'est apparu que je n'y étais pas, sinon à l'aise, du moins heureuse... Cela ne me convenait pas. Tandis que j'ai passionnément aimé mon rôle de chef de guerre. Vous me direz : une femme n'est pas faite pour répandre le sang, c'est hors nature. Mais, moi, j'aime la guerre. Je mentirais si je le niais. L'aventure, la bataille, l'attente de la victoire, rassembler des forces éparses et leur donner un but. Et même la peur, l'angoisse, l'espoir de sauver une situation désespérée, cela me convenait. J'ai souffert, pendant les deux années qui viennent de s'écouler, je ne me suis jamais ennuyée.

– On dit, en effet, que c'est pour l'homme – et surtout pour la femme – une des conditions essentielles du bonheur : ne pas s'ennuyer.

– Vous n'êtes pas scandalisé de mes aveux ? Comment expliquez-vous ces contradictions ?

– Un être humain est capable de tant de choses. Cela compose la trame de l'aventure de sa vie, où s'enchevêtrent le bien et le mal, la révolte et la soumission, la douceur et la violence.

Il murmura :

– ... Il y a un temps pour tout, un temps pour toutes choses sous les cieux, un temps pour naître et un temps pour mourir... un temps pour tuer et un temps pour guérir, un temps pour pleurer et un temps pour rire, un temps pour se lamenter et un temps pour danser... un temps pour embrasser et un temps pour s'éloigner des embrassements... un temps pour se taire et un temps pour parler, un temps pour haïr et un temps pour aimer...

– Qui a dit cela ?

– Un des grands sages de la Bible ! L'Ecclésiaste.

– Il n'y aurait donc pas eu... que des choses sordides et détestables... dans ma révolte ?

– Certes non.

La physionomie d'Angélique s'illumina.

– Votre indulgence m'est plus réconfortante que votre sévérité. Vous avez été si dur pour moi au début...

– Je voulais vous faire peur, pour vous arracher à l'enlisement. Je voulais aussi vous faire parler. Je me félicite d'y être parvenu. Le cœur verrouillé se corrompt.

Il réfléchit profondément, le menton dans sa main comme livré à un problème ardu.

– Vous devriez quitter cette terre, dit-il enfin.

– Voulez-vous dire que je dois mourir ? s'écria-t-elle avec un subit effroi.

– Non, cent fois non, chère âme. Vous qui êtes la vie même !... Je voulais dire quitter cette terre, le pays de votre enfance et aussi... ce royaume où votre tête est mise à prix. Quitter ce monde tourmenté qui, de par sa culture chrétienne, récente encore, ne parvient pas à se dégager d'un premier conflit : Dieu et Satan. Vous n'êtes aucunement faite pour ces débats mystiques. Vous êtes bien trop près de la nature. Votre droiture, votre équilibre ne peuvent se satisfaire de sentiments extrêmes et dans une certaine mesure anti-naturels. Vous situez sur un plan totalement différent les valeurs qui vous importent, vous serez donc toujours en désaccord avec ceux qui vous entourent. Vous êtes un peu... j'imagine, comme cette première femme que Dieu créa et qui s'émerveillait des fruits de l'Éden... Vous devriez aller ailleurs...

– Où cela ?

– Je ne sais. Construire un nouveau monde, plus terrestre, plus tolérant...

Il leva les yeux vers la fenêtre.

– La neige a disparu, le soleil éclate. Le printemps est venu. L'avez-vous remarqué ?

Le bleu du ciel s'inscrivait dans la courbe de l'arceau roman et sur le rebord roucoulaient deux tourterelles familières.

– Je me suis informé. Les soldats ont quitté la région. Le pays est calme sinon pacifié. Vous pourriez sans encombre, gagner Maillezais, dans les marais, puis la côte. Avez-vous des complices à rejoindre ?