Ce n'était pas trop de dire qu'il couchait en travers de sa porte à la halte et ne dormait que d'un œil.

Avant la traversée d'une forêt où l'on risquait d'être assailli par des bandes chargées de délivrer la prisonnière, il se débattait auprès du gouverneur de la ville la plus proche pour obtenir un contingent de soldats supplémentaire. Cela prenait des allures d'expédition militaire. Les badauds se groupaient sur la place des villes pour tâcher d'apercevoir le personnage qui nécessitait tout ce renfort. M. de Breteuil tempêtait et payait des gens d'armes pour disperser la foule à coups de hallebarde, ce qui augmentait la curiosité et les attroupements.

À force de ne pas dormir et d'être rongé d'inquiétude, M. de Breteuil ne voyait plus qu'une solution à ses tourments : la hâte. C'est à peine si l'on s'arrêta désormais quelques heures la nuit, dans une auberge dont tous les hôtes étaient expulsés et les aubergistes gardés à vue. Durant le jour, les chevaux menaient une course sans répit, remplacés sans cesse par des chevaux frais qu'un courrier partait réclamer à l'avance, afin qu'aucune attente n'eût lieu lorsque l'équipage parviendrait au relais.

Angélique, secouée par les cahots du chemin, brisée par cette randonnée démentielle, protestait :

– Vous voulez me tuer, monsieur ! Arrêtons-nous quelques heures pour nous reposer. Je n'en puis plus.

M. de Breteuil ricanait :

– Vous êtes bien délicate, madame. N'avez-vous pas connu de fatigues plus grandes au royaume de Marocco ?

Elle n'osait lui dire qu'elle était enceinte.

Cramponnée à la banquette ou à la portière, malade de poussière, elle faisait des vœux pour qu'on arrivât enfin au but de cet infernal voyage.

Certain soir, au terme d'une journée harassante, comme l'équipage abordait au grand galop un tournant au sommet d'une colline, la voiture se pencha sur deux roues, puis versa. Le postillon sentant venir l'accident avait eu le temps de retenir son attelage. Le choc fut moins violent qu'on aurait pu le craindre mais Angélique, projetée du côté du fossé et coincée par la banquette arrachée, comprit tout de suite ce qui lui arrivait.

On la sortit rapidement du carrosse, on l'étendit sur l'herbe sur le bas-côté de la route. M. de Breteuil, blême, se pencha vers elle. Si Mme du Plessis mourait le Roi ne le lui pardonnerait jamais. Dans une intuition subite il comprit qu'il y allait de sa tête et il crut sentir le froid de la hache du bourreau sur sa nuque.

– Madame, supplia-t-il, vous êtes-vous fait mal ? Ce n'est rien, n'est-ce pas ? Le choc a été infime.

Elle lui cria d'une voix changée, désespérée, hagarde :

– C'est votre faute, imbécile ! Avec votre train d'enfer !... Vous m'avez tout pris. J'ai tout perdu par votre faute... Misérable !...

Et de ses ongles lancés en avant, elle lui laboura les joues.

Les soldats, sur un brancard improvisé, la transportèrent jusqu'au bourg voisin. Voyant le sang s'étendre sur sa robe ces hommes affolés la croyaient sérieusement blessée. Mais le chirurgien qu'on requit déclara, après examen, que le cas ne le concernait pas et qu'il fallait chercher une matrone.

Angélique était étendue dans la maison du maire. Elle sentait sa vie s'en aller avec cette autre vie.

Une odeur de soupe aux choux régnait entre les murs de cette grosse maison bourgeoise et ajoutait à sa nausée, à son dégoût de tout. Le visage de la matrone, rouge et suant sous sa coiffe de paysanne, lui apparaissait par instants et lui donnait mal aux yeux comme un soleil couchant. Toute la nuit la bonne femme lutta, non sans vaillance, pour sauver cette créature étrange et comme immatérielle, aux cheveux de miel, de clair de lune, étalés sur l'oreiller, et au visage bizarrement tanné. Le hâle apparaissait en plaques brunes sur le teint cireux, tandis que les paupières se plombaient et qu'un cerne mauve masquait la commissure des lèvres. La matrone reconnaissait les stigmates de la mort.

– Faut pas, ma petite, soufflait-elle penchée sur Angélique à demi inconsciente, faut pas...

Angélique regardait avec un détachement souverain ces ombres s'agiter autour d'elle.

Maintenant on la soulevait, on glissait sous elle des draps frais et la bassinoire promenait son disque de cuivre en un ballet tiède et chatoyant.

Elle se sentait mieux et le froid qui glaçait ses membres s'évanouissait. On la frictionnait, on lui faisait boire un bol de vin chaud épicé.

– Buvez ça, ma petite, faut vous refaire du sang, vous en avez trop perdu.

Elle commençait à percevoir l'odeur âcre du vin, l'odeur de la cannelle, du gingembre...

Ah ! l'odeur des épices... l'odeur des voyages heureux !... Ainsi était mort le vieux Savary en prononçant ces mots.

Angélique rouvrit les yeux. Devant elle une grande fenêtre entre des rideaux lourds. Aux vitres, un brouillard épais, couleur de fumée.

– Quand le jour se lèvera-t-il ? murmura-t-elle.

La femme aux joues rouges qui se tenait à son chevet la contempla avec satisfaction.

– Y a belle lurette qu'il s'est levé, fit-elle joviale, ce que vous voyez là, c'est pas la nuit, c'est le brouillard de la rivière qui coule en dessous. Fait frisquet aujourd'hui. Un temps pour rester dans ses plumes et non pour courir la poste. Vous avez bien choisi votre jour, quoi. Maintenant que vous voilà tirée d'affaire, on peut dire que cet accident, ça a été une aubaine. Vous en avez fini avec celui-là.

Devant le regard farouche qui lui répondit, la matrone insista, surprise :

– ... Ben quoi ! Pour une grande dame de votre condition un enfant, ça n'est jamais bienvenu. J'en sais quelque chose, allez ! Il y en a assez qui viennent me demander de les débarrasser de leur fruit. Pour vous, voilà qui est fait. Et sans trop de mal, bien que vous m'ayez donné une belle peur !

Et, troublée par le mutisme de sa cliente :

– ... Croyez-moi, petite dame, faut rien regretter. Les enfants, cela ne fait que compliquer l'existence. Si on ne les aime pas, ça encombre. Si on les aime, ça rend faible.

Elle conclut avec un haussement d'épaules :

– ... Et puis, bast ! si ça vous chagrine tant que ça ce n'est pas l'occasion de vous en faire faire un autre qui vous manquera, belle comme vous êtes !...

Angélique serrait les mâchoires à s'en faire mal.

L'enfant de Colin Paturel ne naîtrait plus.

Maintenant elle se sentait vraiment dépouillée de tout.

Tout ! Un sentiment violent, proche de la haine, se mit à sourdre en elle et la sauva du désespoir. Ce fut comme un torrent sauvage qui n'avait pas encore choisi son but, mais qui lui donnait le goût de lutter. Un désir forcené de survivre pour se venger, se venger de tout.

Car, malgré ce qu'elle avait déjà enduré, elle était assez lucide pour comprendre que le danger qui menaçait sa liberté était grand. Bientôt, encadrée de militaires en armes, telle la plus félonne des sujettes, elle reprendrait ce voyage voulu par le maître du royaume, et qui la menait vers quelle punition définitive, vers quelle geôle ?...

Chapitre 2

Un appel tremblé monta dans la nuit, flotta un peu, puis s'éteignit comme épuisé.

« La hulotte, pensa Angélique. Elle cherche proie... » L'oiseau lança à nouveau son cri de velours, fragile et lointain, qu'étouffait la brume irisée de clair de lune.

Angélique se redressa sur un coude. Près du matelas où elle était étendue, à même le sol, elle voyait luire un dallage de marbre noir et blanc où se miraient des meubles.

Au fond de la pièce une lueur douce, laiteuse, pénétrait par la fenêtre ouverte et s'étalant, se gonflant à travers l'obscurité, apportait dans la chambre toute la magie d'une nuit de printemps. Attirée par cette lueur la jeune femme se leva, réussit à se tenir debout et s'avança d'un pas hésitant d'âme errante vers le rayon argenté. Prise dans sa lumière, en face de la lune puissamment ronde qui venait d'apparaître, elle défaillit et dut s'appuyer au chambranle.

Devant elle, au-dessous du ciel nocturne une falaise d'ombre découpait un moutonnement immobile d'arbres serrés aux dômes touffus, aux branches en candélabres élancés, portant de royales vêtures de feuilles, aux troncs massifs dont les colonnes, soutenant ce temple obscur, apparaissaient à la faveur d'une échappée, d'une clairière fouaillée de lune.

– TOI ! souffla-t-elle.

D'un chêne proche le cri de la hulotte s'éleva de nouveau, soudain net, perçant, et parut porter jusqu'à elle le salut du pays de Nieul.

– Toi, répéta-t-elle, toi ! Ma forêt ! Toi, mon bocage !

Un vent mou passait, imperceptible et d'une incomparable tendresse, dans les lents mouvements de son souffle qui ne se devinaient parfois qu'à une senteur plus vive d'aubépine en fleurs.

Angélique aspira l'air. Ses poumons desséchés retrouvèrent avec ivresse l'humidité salvatrice qui montait jusqu'à elle, en effluves larges, mouillés par l'haleine de toutes les sources et l'encens des sèves nouvelles.

Sa faiblesse la quitta et elle put s'éloigner de son appui, regarder' autour d'elle. Dans un cadre de bois doré un jeune dieu de l'Olympe s'ébattait parmi les déesses, au-dessus de l'alcôve. Elle était au Plessis. C'était bien la même pièce où jadis – il y avait très longtemps de cela, elle avait seize ans alors – Angélique, petite sauvageonne curieuse, avait guetté les ébats amoureux du prince de Condé et de la duchesse de Beaufort.

C'était sur ce même carrelage noir et blanc où se reflétaient les beaux meubles, qu'elle s'était trouvée gisante, comme aujourd'hui, douloureuse, affaiblie et vaincue, alors que s'éloignait dans les corridors du château le pas titubant du beau Philippe son second époux, qui venait de célébrer si cruellement sa nuit de noces.