– Recevez toutes mes excuses, Madame. Je suis Saint-Amon, introducteur des ambassades, chargé par le roi d'accompagner Son Excellence jusqu'à la Cour. Excusez mon ignorance.
– Vous êtes tout excusé, Monsieur de Saint-Amon. Je comprends que mon arrivée prêtait à confusion.
– Ah ! Madame, plaignez-moi plutôt ! Je ne sais que devenir parmi ces individus barbares aux mœurs honteuses, et que je ne peux convaincre de la nécessité de se hâter. Et le Père Richard, pourtant Français lui aussi, et religieux par surcroît, ne m'aide en rien ! Voyez son sourire narquois...
– Hé ! m'aidez-vous également ? riposta le Jésuite. Votre métier est celui de diplomate. Montrez donc un peu de diplomatie. Moi, je ne suis qu'interprète, tout au plus conseiller, j'ai accompagné l'ambassadeur à titre privé, et vous pourriez vous estimer heureux de m'avoir comme traducteur à vos services.
– Vos services sont aussi les miens, mon Père, car tous deux nous sommes sujets du roi de France.
– Vous oubliez que je suis d'abord serviteur de Dieu !
– Vous voulez dire de Rome. Chacun sait que les États pontificaux ont plus de valeur aux yeux de votre Ordre que le royaume de France.
Le reste de la dispute fut perdu pour Angélique, car Bachtiari bey venait de la saisir par le poignet et l'entraînait à l'intérieur de la maison. Ils traversèrent une antichambre dallée de mosaïque, puis pénétrèrent dans une autre pièce, suivis de leurs deux pages respectifs, celui du prince portant l'éternel narguilé ou « kaliam » d'où s'échappait une fumée glougloutante, et Flipot qui entrait comme chez lui les yeux écarquillés d'admiration à la vue des tentures, des tapis, des coussins amoncelés dans un chatoiement de coloris ravissants. Des meubles de bois précieux, des vases et des coupes de faïence bleue complétaient l'ameublement. Le prince s'assit, croisant les jambes, et fit signe à Angélique de l'imiter.
– Est-ce la coutume des Français de se quereller devant les gens et à tout propos ? demanda-t-il dans un français un peu lent mais parfait.
– Je constate avec plaisir que Votre Excellence parle fort bien notre langue.
– Il y a deux mois que j'écoute les Français... Alors j'ai eu le temps d'apprendre. Je sais surtout très bien comment l'on dit des choses désagréables... et beaucoup de... d'injures... C'est cela. Et je regrette... Car j'ai autre chose à vous dire.
Angélique se mit à rire. Le bey la contempla.
– Votre rire est comme une source dans le désert.
Puis ils se turent, comme pris en faute, car déjà le religieux et Saint-Amon les rejoignaient, tous deux fort soupçonneux à des titres divers. Son Excellence ne marqua cependant aucune contrariété. Elle se remit à parler en persan et commanda aussitôt une légère collation. Des janissaires apparurent, portant des plateaux d'argent ouvragé et versèrent dans de minuscules tasses de cristal un breuvage fumant, très noir et à l'odeur étrange.
– Qu'est-ce donc ? demanda Angélique un peu inquiète, avant d'y porter les lèvres.
M. de Saint-Amon avala d'un seul coup le contenu de son gobelet et répondit avec une horrible grimace :
– Du café ! C'est le nom, paraît-il. Voici plus de dix jours que je m'impose d'avaler cette saleté dans l'espoir que ma courtoisie obtiendra récompense et que Bachtiari bey consentira à monter en carrosse pour se rendre à Versailles. Mais je risque bien de tomber malade avant de parvenir au but.
Sachant maintenant que le Persan comprenait le français, Angélique se sentit gênée, mais le bey demeura impassible. Il lui fit remarquer par gestes les coupes de cristal taillé et les curieuses cruches en porcelaine craquelée, d'une délicieuse couleur de lapis-lazuli.
– Ce sont des pièces datant du roi Darius, expliqua le Père Richard. Le secret de ces émaux est perdu, et tandis que la plupart des anciens bains d'Ispahan et de Meched sont couverts de carrelages précieux datant de plus de mille ans, les palais nouveaux d'aujourd'hui n'ont plus la même beauté. Comme pour les pièces d'orfèvrerie, pourtant réputées.
– Si Son Excellence s'intéresse aux objets précieux, que n'admirera-t-elle pas à Versailles ? dit Angélique. Notre roi a le goût du faste et s'entoure de vraies merveilles...
L'ambassadeur parut impressionné. Il posa vivement plusieurs questions et Angélique répondit de son mieux, décrivant l'immense palais étincelant de dorures et de glaces, les œuvres d'art que représentaient tous Tes meubles conçus par des artistes, fabriqués dans les matières les plus précieuses, la richesse de l'argenterie unique au monde. Son interlocuteur allait d'étonnement en étonnement. Par l'intermédiaire du Père Richard il fit reproche à M. de Saint-Amon de ne pas lui avoir raconté un seul mot de tout cela.
– Quel intérêt ? La grandeur du roi de France n'a pas à se mesurer à son luxe mais à son renom. Ce sont là pacotilles de bazar, qui ne peuvent flatter que des esprits puérils.
– Pour un diplomate vous oubliez un peu trop que vous avez affaire à des Orientaux, dit sèchement le Jésuite. En tout cas je constate que Madame, en quelques paroles, a fait plus pour avancer vos affaires françaises que vous seul en dix jours.
– Parfait ! Parfait ! Si vous, homme d'Église, êtes partisan de ces procédés de harem, je ne vois pas ce que la dignité d'un homme du haut rang peut y répondre. Je me retire.
Sur cette déclaration acide M. de Saint-Amon se leva et prit congé. Le religieux le suivit de près.
Mohammed Bachtiari se tourna vers Angélique avec un sourire qui mettait un éclair neigeux dans sa face brune.
– Le Père Richard a compris que je n'avais pas besoin d'interprète pour m'entretenir avec une dame.
Il porta sa pipe à ses lèvres et fuma à petits coups sans quitter sa visiteuse de son regard sombre et brûlant.
– Mon astrologue m'a dit... aujourd'hui mercredi était un jour « blanc », un jour heureux. Et vous êtes venue... À vous je le dis... Je suis inquiet dans ce pays. Ses coutumes sont étranges et difficiles.
D'un geste il fit signe à son page qui somnolait de présenter les coupes de sorbet aux fruits, de nougats et de pâtes transparentes. Angélique dit avec hésitation qu'elle ne comprenait pas l'inquiétude de Son Excellence. Qu'y avait-il de si étrange parmi les coutumes françaises ?
– Tout... Les fellahs... comment dit-on... gens de la terre...
– Paysans.
– C'est cela... Qui me regardent passer debout avec tant d'insolence. Pas un, au long du voyage, qui mît le front dans la poussière... Votre roi qui veut me conduire jusqu'à lui comme un prisonnier... dans un carrosse... avec des gardes aux portières. Et ce petit homme qui ose me crier : « Vite ! Vite ! À Versailles ! » comme si j'étais un sichak, je veux dire un âne de bât, alors que par déférence, honneur au grand souverain, je me dois de ralentir ma marche... Pourquoi riez-vous, ô belle Firouzé dont les yeux sont semblables à la plus précieuse des pierres précieuses ?
Elle essaya de lui expliquer qu'il y avait dans tout cela un malentendu. En France on ne se prosternait pas. Les femmes faisaient la révérence. À titre de démonstration elle se leva et fit plusieurs révérences, au grand plaisir de son hôte.
– Je comprends, dit-il... c'est une danse... lente et religieuse que font les femmes devant leur prince. Cela me plaît beaucoup. Je ferai apprendre à mes femmes... Le Roi me veut donc finalement du bien puisqu'il vous a envoyée. Vous êtes la première personne qui me semble distrayante... Les Français sont tellement ennuyeux !
– Ennuyeux ! protesta Angélique avec véhémence. Votre Excellence s'égare. Les Français ont la réputation d'être très gais, amusants.
– Ter-ri-ble-ment ennuyeux ! scanda le prince. Ceux que j'ai vus jusqu'alors distillaient l'ennui comme la roche du désert distille le précieux liquide de la Moumie...
La comparaison de l'ambassadeur rappela à Angélique maître Savary, par le fait duquel elle se trouvait là.
– La moumie... Est-ce possible, Votre Excellence ! Sa Majesté le Schah de Perse a daigné envoyer à notre souverain un peu de la si rare liqueur ?
Le visage de l'ambassadeur s'assombrit et il eut pour Angélique le regard cruel dont un sultan couve l'esclave soupçonnée de trahison.
– Comment savez-vous... que je la porte dans mes présents ?
– On en parle, Votre Excellence. La renommée de ce trésor n'a-t-elle pas franchi les mers ?
Malgré son impassibilité, Bachtiari bey ne put s'empêcher de laisser transparaître des sentiments perplexes.
– Je croyais... que le roi de France ne faisait vraiment aucun cas de la moumie... Peut-être m'aurait-il infligé l'affront d'en rire, dans l'ignorance de sa valeur...
– Sa Majesté mesure au contraire la grande intention du Schah de Perse par l'envoi d'un tel présent. Elle n'ignore pas que ce liquide est rarissime. Aucun autre pays au monde ne le possède que la Perse.
– Aucun autre, affirma le bey dont les prunelles s'illuminèrent d'un feu mystique. C'est le présent d'Allah à un peuple qui fut le plus grand parmi les plus grands... qui demeure grand par la richesse de son esprit. Allah l'a béni en lui dédiant l'élixir précieux et mystérieux. Les sources en sont devenues rares et c'est pourquoi la moumie est réservée aux seuls sophys, aux princes du sang... Les roches qui la distillent sont gardées militairement par les gardes du roi. Chaque source est fermée des cinq sceaux des principaux officiers de la province... Ils répondent de leur tête pour un vol d'une seule goutte.
– Quel peut-être l'aspect de cette liqueur ?
Le sourire était revenu sur les lèvres de Bachtiari bey.
– Vous êtes curieuse et impatiente comme une odalisque... à laquelle son seigneur a promis récompense... Mais... j'aime voir briller vos yeux.
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