– Non ! fit le roi sombrement.

– Il a brûlé dans la fournaise, répéta Angélique farouchement. Que vous l'ayez voulu ou non. Toute ma vie j'entendrai les craquements du brasier qui l'a consumé sur votre ordre.

– Non, répéta la voix de Louis, comme si c'était sa canne que frappait le bois du plancher.

Cette fois elle l'entendit et elle le regarda avec effarement.

– Non, redit le roi pour la troisième fois, presque dans un souffle, il n'a pas été brûlé. Ce n'est pas lui qui a été consumé sur le bûcher en cette fin de janvier 1661, mais le cadavre d'un condamné étranglé, qui lui avait été substitué. Sur mon ordre – il accentua les mots – sur mon ordre, le comte Joffrey de Peyrac, au dernier moment, a été soustrait à son sort ignominieux. J'ai pris moi-même soin d'instruire le bourreau de mes projets ainsi que des détails pratiques pour conserver le strict secret, car il n'était pas dans mes projets de lui accorder une grâce spectaculaire. Si je voulais sauver Joffrey de Peyrac, je n'en condamnai pas moins le comte de Toulouse. Le caractère clandestin de mon entreprise posa mille difficultés. On finit par se rallier à un plan que rendait possible la situation particulière d'une boutique de la place de Grève. Ce cabaret possédait une cave qui correspondait par un souterrain avec la Seine. Le matin de l'exécution, mes agents masqués s'y installèrent et apportèrent le cadavre, vêtu d'une robe blanche. Peu après le cortège arriva. Le bourreau fit entrer quelques instants le condamné dans le cabaret sous prétexte de lui administrer un cordial, et la substitution put s'opérer hors des yeux de la foule. Tandis que le feu consumait un cadavre anonyme coiffé d'une cagoule, le comte de Peyrac était conduit, par le souterain, jusqu'au fleuve, où une barque l'attendait.

*****

Ainsi, c'était donc vrai, les rumeurs, les pressentiments, la légende qui s'était formée peu à peu autour de la mort du comte de Peyrac, les confidences extraordinaires du charcutier de la place de Grève, les espérances et les rêves confus d'Angélique... Devant son visage blanc et pétrifié, le roi fronça les sourcils.

– Je n'ai pas dit pour autant qu'il soit vivant. Bannissez cette espérance, Madame. Le comte est mort et bien mort, mais non dans les conditions dont vous me rendiez responsable. Je dirai même qu'il est mort par sa faute. Je lui avais rendu la vie mais non la liberté. Des mousquetaires devaient le conduire dans une forteresse où il serait emprisonné. Mais au cours du voyage, une nuit, il s'évada de la barge. Folle imprudence ! Trop faible pour lutter contre le courant, il se noya, et son corps, rejeté par la rivière, fut retrouvé quelques jours plus tard.

« Voici les papiers qui attestent ce que je vous affirme. Les rapports du lieutenant des mousquetaires, entre autres ceux qui parlent de son évasion et de la reconnaissance du corps... Seigneur ! Ne me regardez pas avec cette expression bouleversée. Pouvais-je me douter que vous l'aimiez encore à ce point ? On n'aime plus un homme disparu, mort depuis des années. Voilà bien les femmes. Toujours embarquées sur des chimères ! Avez-vous seulement jamais songé à la marche du temps ? Si vous le retrouviez aujourd'hui vous ne le reconnaîtriez pas, pas plus qu'il ne vous reconnaîtrait. Vous êtes devenue une autre femme, comme il serait devenu un autre homme. Je ne pouvais vous imaginer aussi déraisonnable.

– L'amour est toujours déraisonnable, Sire ; puis-je vous demander une grâce ? Confiez-moi ces papiers qui ont trait à son emprisonnement et à son évasion.

– Que voulez-vous en faire ?

– Les relire à loisir pour calmer ma douleur.

– Je ne suis pas dupe de votre hypocrisie... Vous avez quelque nouvelle folie en tête. Écoutez-moi bien : je vous interdis, vous m'entendez ? Je vous interdis de quitter Paris jusqu'à nouvel ordre, sinon vous encourrez ma colère.

Angélique baissa la tête. Elle serrait la liasse de papiers sur son cœur comme un trésor.

– Me laissez-vous libre de les examiner, Sire ? Je m'engage à vous les faire remettre dans quelques jours.

– C'est bon. Après tout, gardez-les. C'est votre droit puisque je vous ai, le premier, introduite sur le sujet. Puisse leur lecture vous faire comprendre que le passé ne peut ressusciter. Regardez l'avenir, c'est une attitude plus sereine. Vous allez pleurer, vous allez gémir, puis vous reviendrez à la raison... Peut-être cette crise vous sera-t-elle salutaire.

Elle semblait absente et ses longs cils projetaient une ombre sur ses joues.

– Comme vous êtes femme ! murmura-t-il. Avec ce côté puéril et entêté des amoureuses, et cette puissance d'amour insondable comme l'océan. Que n'avez-vous été créée pour moi, hélas ! Allez rêver, ma très chère. Adieu. Laissez-moi maintenant.

Angélique se leva et sortit en oubliant de faire sa révérence et sans voir qu'il se dressait et retenait le geste de tendre vers elle ses deux mains, tandis qu'un appel étouffé mourait sur ses lèvres :

– Angélique !

*****

Elle traversa le parc à l'heure du crépuscule. Il lui fallait marcher pour calmer son agitation. Elle marchait, les papiers serrés sur son cœur, parlant à mi-voix, et ceux qu'elle croisa, cheminant par couples dans la lumière soufrée des allées, la crurent folle ou ivre. Ils n'en saluèrent pas moins très bas Madame du Plessis-Bellière, la nouvelle favorite. Elle ne les voyait pas, ni les arbres, ni les statues, ni les fleurs. Elle marchait rapidement, à la recherche du silence et de la solitude. Dans un petit bosquet où des bouillons d'eau fleurissaient comme des nénuphars sur la surface d'un bassin noir, elle s'arrêta enfin. Elle était essoufflée parce que son cœur battait irrégulièrement.

Angélique s'assit sur un banc de marbre. Elle avait l'intention de lire les documents que lui avait remis le roi, mais la lumière avait baissé. Elle demeura immobile, réfléchissant profondément.

L'instinct profond qui est au cœur des femmes éveillait en elle une certitude. Puisqu'il n'était pas mort sur le bûcher, c'est qu'il vivait encore ! Si le sort l'avait arraché aussi miraculeusement au feu, ce ne pouvait être que pour le rendre à Angélique, et non pour lui reprendre sa vie, par un mauvais tour, quelques jours plus tard. Cela, elle ne pouvait y croire. Quelque part en ce vaste monde, en un point de la terre inconnu, il existait, il l'attendait, et dût-elle parcourir chaque parcelle de la terre sur ses pieds sanglants elle le chercherait et le retrouverait. On l'avait séparée de lui, mais sa vie n'était pas achevée. Un jour viendrait où elle l'atteindrait, épuisée, où elle tomberait en pleurant sur son cœur et ils seraient à nouveau deux. Elle n'évoquait ni son visage, ni sa voix, ni même son nom, mais elle tendait les bras vers lui à travers les ténèbres de l'absence et de l'oubli. Et les yeux levés vers le ciel assombri où les grands arbres remuaient leurs cimes avec un mouvement d'algues entraînées par les courants de la nuit, elle cria, délirante, exaltée : « Il n'est pas mort. Il n'est pas mort ! »

FIN

1 Portefaix des bazars.

2 Petite maligne. Petite diablesse.

3 Il n'y a de Dieu qu'un seul. Mohamet est son prophète et Ali est son vizir.

4 Massue de bois.

5 Impureté.

6 Vingt milliards de francs d'aujourd'hui (en 1959).

7 Diablesse.

8 Mule.

9 Nom par lequel Mme de Sévigné désignait Mme de Montespan dans ses lettres.

10 Une seconde ambassade devait avoir lieu en 1710.

11 4 millions.

12 La mort.

13 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».

14 Soupe.

15 Le Roi.

16 Vers la fin du règne, Cartouche en rassembla certains éléments pour former sa bande.

17 La mort.

18 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».