– Jadis... j'ai eu l'occasion de le rencontrer.

– Où cela ?

– Peu importe...

L'apothicaire voulait détourner la conversation, mais devant la curiosité d'Angélique il céda :

– Au Caucase, au pied du Mont Arat.

– Que faisiez-vous par là ? Vous cherchiez déjà votre moumie ?

– Chut ! Madame. N'en parlez pas ouvertement. J'ai failli payer bien cher jadis mon indiscrétion. Bachtiari m'avait condamné à recevoir 25 coups de fouet et à être enterré vif dans une jarre de plâtre, la tête seule dépassant, où je devais attendre doucement la mort. J'ai été sauvé in extremis par un Père jésuite très influent à la Cour du Shah de Perse.

– Et vous ne semblez pas garder rancune à Son Excellence d'un pareil traitement ?

– Sa cruauté ne l'empêche pas d'être un lettré et un grand philosophe. Et d'avoir aussi le sens des affaires, ce qui est encore plus rare chez les Persans modernes, entraînés dans leur décadence et qui ont laissé peu à peu la commande à des marchands syriens ou arméniens. Il se pourrait bien que Bachtiari-bey finisse un jour sur le trône de Perse...

La voix du jeune Flipot intervint :

– Paraît qu'il apporte avec lui un collier de cent six perles pour la reine, et des lapis gros comme des œufs de pigeon...

Angélique lui jeta un regard soupçonneux.

– Prends garde à surveiller tes mains, et pour l'instant mêle-toi de te tenir convenablement en selle.

Le petit valet n'avait pas, en effet, l'habitude de monter à cheval ; il glissait sans cesse à droite et à gauche se rattrapant tant bien que mal sous les quolibets de ses camarades. Angélique prit les devants avec Savary, qui voulait lui donner une rapide leçon de persan.

– Si l'on vous dit : Salam o maleikum, répondez : Aleikum Salam. C'est une formule de salutation. Merci se dit : Barik Allah, ce qui signifie littéralement : Dieu est grand. Si vous entendez prononcer le nom de Mahomet ajoutez rapidement : Ali vali oullah, c'est-à-dire : Ali est son vizir. Cela leur fait plaisir car les Persans appartiennent au schisme schiite et non au schisme sunnite comme les Arabes ou les Turcs.

– Je crois que je retiendrai facilement le bonjour et le merci, mais je vous laisse les prophètes, dit Angélique. Tiens, que se passe-t-il là-bas ?

Ils avaient suivi la grand-route qui vers l'ouest contournait Paris. Ils arrivaient à un carrefour. De loin, on pouvait distinguer un attroupement autour d'une estrade qu'entouraient les piques de la maréchaussée.

– Je crois que c'est une exécution, dit Flipot, dont la vue était perçante. Un mec qu'on est en train de passer au moulin.

Angélique fit la grimace. Elle distinguait maintenant l'énorme roue dressée, la silhouette noire d'un aumônier et celles vêtues de rouge d'un bourreau et de ses valets se détachant sur un fond de ciel gris et d'arbres dépouillés. Fréquemment aux abords de Paris avaient lieu des exécutions, afin d'éviter de trop fréquents attroupements place de Grève. Ce qui n'empêchait pas banlieusards et villageois de converger comme par miracle en grand nombre vers le lieu du spectacle.

Le supplice de la roue avait été importé d'Allemagne au siècle précédent. On attachait tout d'abord le condamné les bras étendus et les jambes écartées, sur deux morceaux de bois disposés en croix de Saint-André, c'est-à-dire en forme d'X. Sur chaque traverse on avait pratiqué des entailles profondes, particulièrement à l'endroit où devaient se trouver les genoux et les coudes du patient. Le bourreau levait sa lourde barre de fer et frappait à coups redoublés.

– Nous n'arrivons pas trop tard, se réjouit Flipot. On vient seulement de lui casser les jambes...

Sa maîtresse le rappela sèchement. Elle avait décidé de passer à travers champs pour éviter de voir la scène atroce d'un être humain brisé en morceaux sous les yeux d'une foule attentive et fascinée.

Elle dirigea résolument sa monture hors la route, à travers une fondrière de neige, suivie de Savary et de ses domestiques. Mais un peu plus loin ils furent cernés par des cavaliers en livrée grise de la maréchaussée. Un jeune officier cria :

– Halte ! Personne ne doit circuler avant la dispersion.

Il s'approcha en saluant. Elle reconnut un jeune cornette de la police de Versailles, M. de Miremont.

– Soyez assez aimable pour me laisser passer, Monsieur, je dois rendre visite à Son Excellence l'ambassadeur du Shah de Perse.

– En ce cas laissez-moi vous conduire moi-même près de Son Excellence, dit en s'inclinant l'officier.

Et il se dirigea vers le lieu du supplice.

Force fut à Angélique de le suivre. L'officier la conduisit jusqu'aux premiers rangs, près de l'estrade d'où s'élevaient les cris rauques et spasmodiques du supplicié auquel le bourreau achevait de rompre à coups secs les bras et le bassin.

Angélique regardait à terre pour ne pas voir.

Le timbre déférent de Miremont s'éleva :

– Excellence, voici Mme du Plessis-Bellière, qui désire vous rencontrer. Levant les yeux, la jeune femme fut stupéfaite de se trouver en présence de l'ambassadeur persan, monté sur son cheval brun.

Mohammed Bachtiari bey avait d'immenses yeux noirs, aux cils et aux sourcils de velours, dans un visage d'une pâleur chaude qu'encadrait un collier de barbe en bouclettes serrées, noires et brillantes. Il était coiffé d'un turban de soie blanche retenu au milieu par une rose de diamant que surmontait une légère aigrette rouge. Son caftan de lamé argent doublé d'hermine s'entrouvrait pour laisser voir une sorte de corselet garni de pièces d'argent ciselé, et une longue robe de brocart rose pâle rebrodé de petites perles dessinant de grandes fleurs et des arabesques. À ses côtés, également à cheval, un petit page des Mille et Une Nuits vêtu de soies vives, avec un petit poignard d'or garni d'une émeraude à la ceinture, tenait une sorte de vase en métal précieux d'où s'échappait un long tuyau terminé par une pipe. Trois ou quatre Persans sur leurs montures immobiles formaient la garde de l'ambassadeur. Celui-ci à l'annonce de l'officier n'avait pas détourné la tête. Les yeux fixés sur l'estrade il suivait avec la plus grande application le déroulement du supplice, étendant la main de temps à autre pour prendre son narguilé et en tirer une bouffée. La fumée s'échappait de ses lèvres longues et sensuelles en nuages bleutés et odoriférants, qui se dissolvaient lentement dans l'air gelé.

M. de Miremont répéta sa phrase avec timidité, puis il eut un geste d'excuse vers Angélique pour signifier que Son Excellence ne comprenait pas le français. À ce moment un personnage que la jeune femme n'avait pas encore remarqué intervint. C'était un ecclésiastique portant la soutane noire, la large ceinture et sur la poitrine le crucifix des membres de la Compagnie de Jésus. Il poussa son cheval aux côtés de celui de Mohammed Bachtiari et lui dit quelques mots en persan.

Celui-ci tourna vers Angélique un regard vide, un peu exorbité, qui devint brillant, s'adoucit. Avec une souplesse de serpent le bey se laissa glisser à terre. Angélique hésitait sur l'opportunité de tendre sa main à baiser, lorsqu'elle réalisa que l'ambassadeur caressait déjà l'encolure de Cérès en lui murmurant de douces paroles. Puis il jeta deux mots d'un ton impératif.

Le jésuite traduisit :

– Madame, Son Excellence vous demande l'autorisation d'examiner la bouche de votre monture. Elle dit que c'est aux dents et au palais autant qu'aux chevilles qu'on reconnaît la qualité d'un cheval de race.

Un peu vexée, malgré elle, la jeune femme fit remarquer sèchement que la bête était susceptible, ombrageuse et supportait fort mal les familiarités des inconnus. Le religieux traduisit. Le Persan sourit. Il se plaça bien en face du cheval et prononça doucement quelques mots. Puis il appliqua aussitôt les deux mains sur les naseaux de la jument. Celle-ci frissonna mais se laissa ouvrir la bouche et inspecter sa denture sans manifester la moindre contrariété. Et elle donna un rapide coup de langue sur la main bistrée, étincelante de bagues, qui la flattait ensuite.

Angélique avait l'impression d'être trahie par une amie. Elle en oubliait la roue et le pauvre hère gémissant sur l'estrade.

En l'occurrence c'était elle qui se montrait fort susceptible ; elle eut honte de son attitude en voyant le Persan croiser les deux mains sur son poignard d'or et s'incliner à plusieurs reprises avec les marques d'un grand respect.

– Son Excellence le bey Bachtiari dit que voici le premier cheval digne de ce nom qu'il aperçoit depuis qu'il a débarqué à Marseille. Il demande si le roi de France en possède beaucoup comme celui-ci.

– Mais des écuries entières, affirma-t-elle sans vergogne.

Le bey fronça les sourcils et parla précipitamment avec colère.

– Son Excellence s'étonne, dans ce cas, qu'on n'ait pas jugé bon de lui en envoyer quelques-uns pour lui faire un présent digne de son rang. Le marquis de Torcy s'est présenté à lui comme un piètre cavalier et il est reparti avec les chevaux sous prétexte que Son Excellence l'ambassadeur du Shah de Perse ne voulait pas le suivre... aussitôt... à Paris... et il dit que...

Là volubilité du Persan montait crescendo avec sa fureur et son interprète avait peine à le suivre.

– ...Et il dit qu'il n'a encore vu aucune femme digne de son rang... Qu'on ne lui en a donné aucune en présent... Qu'on ne lui en a envoyé aucune depuis plus d'un mois qu'il séjourne en France... que celles qu'il s'est fait amener n'auraient pu convenir même à un « cunbal »1 et qu'elles étaient répugnantes de saleté... Il demande si votre venue est enfin un signe que Sa Majesté le Roi de France... se décide à le considérer avec les honneurs qui lui sont dus ?...