Angélique ouvrait la bouche d'ébahissement.

– Mon père, vous me posez de bien étranges questions !

Un léger sourire éclaira le visage impassible du religieux. Il était encore jeune malgré ses traits sévères, mais son teint fatigué témoignait d'un long séjour en Proche-Orient.

– Madame, je mesure combien de telles paroles peuvent vous paraître choquantes sur mes lèvres. Considérez, je vous prie, que je suis depuis quinze ans attaché comme interprète français à la Cour du Shah de Perse, et que je me dois de traduire le plus fidèlement possible ses discours.

Il ajouta, non sans humour :

– En quinze ans j'ai eu l'occasion d'en entendre... et d'en dire bien d'autres. Mais répondez, je vous prie, à Son Excellence.

– C'est que... je suis très embarrassée. Je ne viens pas en ambassadrice. Et même plutôt, en cachette du roi, qui ne semble pas se soucier particulièrement, je crois, de cette ambassade persane.

Le visage du Jésuite se figea et ses yeux jaunes eurent un éclat glacé.

– C'est une catastrophe ! murmura-t-il.

Il hésitait visiblement à traduire la réponse. Heureusement les clameurs de plus en plus déchirantes du supplicié détournèrent l'attention de Mohammed Bachtiari, dont le regard revint vers l'estrade. Pendant la conversation, le bourreau avait achevé son ouvrage. Après avoir rompu les membres et le bassin du condamné, il lui avait replié bras et jambes, le troussant comme un poulet afin de pouvoir l'attacher sur la roue de carrosse préparée à cet effet. Celle-ci ensuite, au bout d'un bâton, venait d'être dressée vers le ciel avec son pitoyable fardeau. Le malheureux allait agoniser là de longues heures dans la bise glaciale, parmi le vol sinistre des corbeaux qui déjà s'assemblaient sur les arbres voisins. Le Persan poussa une exclamation de dépit et se lança dans un nouveau discours furieux.

– Son Excellence se plaint de n'avoir pas assisté à la fin du supplice, dit le Jésuite en s'adressant à M. de Miremont.

– Je suis au regret, mais Son Excellence s'entretenait avec Madame.

– Il aurait été de bon ton d'attendre pour continuer qu'Elle fût de nouveau attentive à la cérémonie.

– Présentez-lui mes excuses, mon Père... Dites-lui que ce n'est pas l'usage en France.

– Piètre excuse ! soupira le religieux.

Il se mit en devoir cependant d'apaiser le courroux de son noble employeur qui se calma, puis dont le visage s'éclaira, en émettant une proposition qui lui paraissait devoir tout arranger.

Le prêtre demeura silencieux. Pressé de traduire il dit avec réticence :

– Son Excellence vous demande de bien vouloir recommencer.

– Quoi donc ?

– Le supplice.

– Mais c'est impossible, mon Père, dit l'officier de police. Il n'y a pas d'autre condamné.

Le religieux traduisit. Le bey montra les Persans rangés derrière lui.

– Il vous dit de prendre un homme de son escorte... Il insiste... Il dit que si vous vous montrez aussi désobligeant, il se plaindra de vous au roi votre maître, qui vous décapitera. M. de Miremont, malgré le froid, commençait à suer à grosses gouttes.

– Que faire, mon Père ? Je ne peux pourtant pas de mon propre chef condamner à mort n'importe qui ?

– Je peux lui répondre de votre part que les lois de votre pays s'opposent à ce qu'on touche un seul cheveu sur la tête d'un étranger quel qu'il soit quand il est notre hôte. Nous ne pouvons donc immoler un de ses esclaves persans, même avec son consentement.

– C'est cela. C'est cela. Dites-lui, je vous en supplie.

Bachtiari bey daigna sourire et parut apprécier le tact des lois françaises. Mais son idée lui tenait très à cœur et soudain il tendit un bras impitoyable vers Savary. L'apothicaire poussa un hurlement et sautant à bas de son cheval se prosterna le front dans la neige en criant :

– Amman ! Amman !

– Mais que se passe-t-il, mon Père ? demanda Angélique.

– L'ambassadeur a décidé que ce serait parmi les gens de votre escorte qu'on devait choisir un nouveau condamné, puisque c'était à cause de vous qu'il avait manqué la fin du spectacle. Il prétend d'ailleurs qu'un homme qui ose monter un pareil cheval ne mérite pas de vivre.

Le Jésuite acheva entre les dents :

– Un homme qui – de plus – comprend et parle le persan à merveille... Ainsi vous ne veniez pas en ambassadrice mais vous aviez quand même songé à vous munir d'un interprète !...

– Maître Savary est un marchand-droguiste qui a beaucoup voyagé et...

– Quel est le but exact de votre mission, Madame ?

– La curiosité.

Le R. P. Richard eut un petit sourire sarcastique. Angélique dit avec agacement :

– Je ne peux vous en présenter d'autre... Maître Savary, cessez vos prosternations et relevez-vous. Nous ne sommes pas à Ispahan.

– Il faudrait pourtant en finir, dit le religieux.

– Mon Père, vous ne prétendez pas, j'espère, que l'on torture et que l'on tue un homme innocent pour le seul bon plaisir d'un prince barbare ?

– Certes non. Mais je m'élève contre les maladresses, le mauvais vouloir, le manque de courtoisie dont Bachtiari bey est victime depuis son arrivée en France. Venu en ami, il risque fort de repartir furieux et en ennemi et de faire du Shah in Shah un ennemi irréductible de la France et, ce qui est plus grave, de l'Église. C'est en vain qu'alors, nous autres religieux qui possédons là-bas une vingtaine de couvents, nous essaierons d'imposer notre influence. Une série de gaffes stupides risquant de faire reculer pour des siècles l'établissement de la civilisation latine et chrétienne dans ces pays qui ne demandent qu'à s'y ouvrir, vous comprendrez que je m'en impatiente.

– Ces grands problèmes ont leur gravité, j'en conviens, mon Père, dit M. de Miremont très ennuyé. Mais aussi pourquoi tient-il tant à son histoire de roue ?

– L'ambassadeur ne connaissait pas ce genre de supplice. Parti ce matin pour une promenade il s'est trouvé par hasard sur les lieux de l'exécution et il a décidé aussitôt de ramener au Shah de Perse la description exacte de ce nouveau mode de torture. C'est pourquoi il est si peiné d'avoir manqué quelques détails.

– Je trouve Son Excellence bien imprudente, fit Angélique avec un petit sourire.

Le Persan, qui était remonté sur son propre cheval avec une mine terrible, lui jeta un regard surpris.

– Je dirai même que j'admire son courage, continuait la jeune femme.

Il y eut un silence.

– Son Excellence s'étonne, dit enfin le Jésuite, mais elle sait que les femmes ont parfois des subtilités qu'ignorent les cerveaux masculins et elle est passionnée de ce que vous allez lui apprendre. Parlez donc, Madame.

– Eh bien, Son Excellence n'a-t-elle pas songé que le Roi des Rois pourrait être tenté de faire un mauvais usage de cette nouvelle machine ?... Par exemple de décider qu'étant donné sa nouveauté, son originalité, elle ne servirait qu'aux supplices des grands seigneurs de son pays ?... Et qu'il serait très indiqué de l'expérimenter avec l'un des plus grands parmi les grands, son meilleur sujet, tel Son Excellence ici présente ? Surtout si sa mission se révèle un échec pour les espérances du Roi des Rois...

Au fur et à mesure que le Jésuite traduisait le visage du prince s'éclairait. Au grand soulagement de tous il se mit à rire.

– Fouzoul Khanoum !2 s'exclama-t-il.

Les mains croisées sur la poitrine il s'inclina plusieurs fois vers la jeune femme.

– Il dit que votre conseil est digne de la sagesse de Zoroastre lui-même... Qu'il renonce à son projet de rapporter le supplice de la roue dans son pays... qui en possède déjà une variété assez impressionnante... Et il vous demande de l'accompagner maintenant jusqu'à sa demeure... pour vous offrir une collation.

Mohammed Bachtiari bey prit la tête du cortège en entraînant tout son monde derrière lui. D'un coup il était devenu le charme et la prévenance mêmes. Le chemin s'effectua en échange de politesses exquises au cours desquelles Angélique s'entendit gratifier à travers les lèvres en lame de couteau du religieux qui les débitait d'une voix de chapelet, de « tendre gazelle de kashan », de « rose de Zendé Roud d'Ispahan » et pour finir de « Lys de Versailles ». Ils parvinrent rapidement à la demeure provisoire où l'ambassadeur avait élu domicile en attendant de faire son entrée solennelle dans Versailles et à Paris. C'était une maison de campagne assez modeste avec un jardin aux pelouses jaunies à peine garni de trois ou quatre statues verdâtres. Bachtiari bey s'excusa de l'indigence de sa résidence. Il s'y était installé parce que le propriétaire y avait fait construire des bains turcs et qu'il pouvait ainsi procéder à ses ablutions rituelles et se maintenir en état de propreté. La pensée que toutes les maisons parisiennes n'avaient pas leur établissement thermal le confondait. Au brouhaha de l'arrivée quelques autres domestiques persans accoururent, tous armés de sabres et de poignards. Derrière eux deux gentilshommes français surgirent à leur tour. L'un d'eux, dont l'énorme perruque essayait de compenser la petite taille, s'exclama d'un ton aigre :

– Encore une courtisane ! Père Richard vous ne comptez pas, j'espère, loger cette créature ici. M. Dionis s'oppose à ce qu'on profane plus longtemps sa demeure.

– Je n'ai pas dit cela, protesta l'autre. Je comprends que Son Excellence ait besoin de distraction...

– Ta ta ta, interrompit le petit homme hargneux, si le prince veut se distraire il n'a qu'à se rendre à Versailles présenter ses lettres de créance au lieu de se complaire à prolonger indéfiniment une situation éhontée.

Le Jésuite pouvant enfin placer un mot présenta Angélique. L'homme à la perruque passa par toutes les couleurs.