– Sire, j'en jure devant Dieu que j'ai offensé... Monsieur n'a point connu le secret... Nous ne pouvions compter sur lui... il nous aurait perdus.

Louis XIV se redressa.

– Voilà ce qu'il m'importait de savoir... Allez, misérable, je vous laisse la vie, mais sortez de mon royaume et sachez que si vous en franchissez à nouveau les frontières vous êtes un homme mort !

Maurel sortit, accompagné de Bontemps. Le roi se leva et quitta sa place derrière sa table de travail.

– Angélique !

Elle entendit son cri comme celui d'un homme blessé et qui chancelle. Elle courut vers lui. Il la prit contre sa poitrine et la serra à la briser. Elle sentait sur son épaule le poids de ce front royal accablé.

– Angélique, mon ange !...

– Je suis là.

– Que d'horreurs, murmura-t-il, que d'âmes viles et décevantes !

Et cependant il ne savait pas tout. Un jour il saurait. « Un jour nous lèverons le voile », avait dit La Reynie. Et il se dresserait seul dans une nier d'opprobres, de crimes inconcevables.

– Ne me laissez pas seul.

– Je suis là !

– De quelque côté que je tourne le regard, il n'y a personne en qui je puisse reposer ma confiance.

– Je suis là...

Il parut enfin l'entendre et relevant la tête il la regarda longuement, avec une interrogation éperdue.

– Est-ce vrai ? Angélique, vous ne me quitterez plus ?

– Non.

– Vous serez mon amie... Vous serez à moi ?

Elle fit « oui » de la tête et très doucement elle leva la main et la posa sur cette joue, sur cette tempe que l'heure matinale rendait rugueuse.

– Est-ce vrai ? répéta-t-il. Oh ? c'est comme...

Il chercha un mot pour traduire son éblouissement ; il vit le jour nouveau qui posait un trait rose au bord des rideaux.

– C'est comme l'aurore... Un gage de vie, de force... que vous me donnez après cette nuit terrible où la mort a frappé. Oh ! mon âme... Vous serez à moi ! À moi ! je posséderai ce trésor...

Il l'étreignit avec une passion violente. Elle sentait sa force intrépide se communiquer à elle, et comme lui elle partageait la certitude que leur union les rendrait invincibles à la face du monde. Les ennemis s'enfuiraient, les démons s'écarteraient. Au bout d'une longue lutte ils voyaient se dénouer le problème et leurs esprits meurtris en éprouvaient une paix soudaine et vivifiante.

Bontemps dut frapper plusieurs fois à la porte.

– Sire, il est l'heure.

Angélique se dégagea des bras vigoureux qui refusaient de la libérer.

– Sire, il est l'heure, répéta-t-elle.

– Oui. Il me faut redevenir roi. Mais je crains, si je vous laisse aller, que vous ne vous échappiez encore.

Elle secoua la tête avec un petit sourire triste et las. La fatigue de cette nuit angoissante meurtrissait ses paupières et le léger désordre de sa chevelure lui donnait un visage d'amante épuisée. Le roi pâlit.

– Je vous aime, fit-il d'une voix sourde. Oh ! mon ange, je vous aime, ne me laissez plus !

*****

Après le cérémonial habituel du lever du roi, les courtisans se rendirent, comme chaque matin, à la messe du roi. Celui-ci, le visage impassible, gagna sa place. On entendait des sanglots étouffés. M. Bossuet monta lentement en chaire. Dans la lumière dorée qui tombait des vitraux, l'on vit s'élever son visage solide, au teint rouge, et sa haute stature en camail noir et surplis de dentelle.

Il laissa planer un long silence, puis sa main retomba lourdement, tandis que sa grande voix s'élevait avec ampleur sous les voûtes de la chapelle royale :

– Ô nuit désastreuse ! Ô nuit effroyable où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte !... Madame a passé du matin au soir ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait, avec quelles grâces, vous le savez, le soir nous la vîmes séchée... quelle diligence ! En neuf heures l'ouvrage est accompli... Ô vanité des vanités...

Chapitre 25

Ancré dans le bassin au milieu de l'agitation des chaloupes, à côté de deux petits navires anglais, d'une feloupe napolitaine et d'une galère biscayenne, le grand vaisseau se balançait tel un papillon posé au pied du tapis vert.

C'était une frégate miniature, garnie de petits canons de bronze, dont la coque, ornée de fleurs de lys, de bouquets, de coquillages et de divinités marines, étincelait d'or. Les cordages étaient de soie aurore ou cramoisie, les pavosages et les tentures de damas et de brocart, garnies de franges d'or et d'argent. Aux agrès et aux mâts, peints en bleu et or, flottaient les pavillons, les flammes, les guidons, les banderoles en une gaie symphonie colorée où éclataient partout, d'or et d'argent, les armes et les chiffres du roi. De ce bijou, de ce jouet étincelant, Louis XIV faisait aujourd'hui à sa Cour les honneurs. Un pied posé sur l'escalier de bois doré, il se tourna vers les dames. Qui serait choisie pour inaugurer la promenade vers les champs du Trianon ?... Vêtu de satin bleu paon, le roi s'était mis à l'unisson du beau jour d'été. Il sourit et tendit la main vers Angélique. Aux yeux de toute la Cour elle gravit les marches et s'installa sous le « tendelet » de brocart. Le roi s'assit à ses côtés. Après eux, prenaient place les invités du Grand Vaisseau. Mme de Montespan n'était pas parmi eux. Elle présidait – honneur dont elle n'était pas dupe et qui la rendait pâle de rage – l'assemblée des passagers de la grande galère. La reine était dans la felouque napolitaine. Le reste des courtisans se partageait les chaloupes. Sur une barge tendue de damas rayé rouge et blanc la musique du roi prit place.

Et doucement, au son des violons et des hautbois, la petite flottille glissa sur la surface lisse du grand canal. La croisière parut trop courte. On savourait la fraîcheur des eaux par la lourde canicule. De gros nuages d'un blanc cru commençaient à tacher le ciel trop bleu.

– Le temps est à l'orage, fit remarquer Angélique, cherchant dans la plus banale des conversations à tromper sa confuse appréhension.

– Craindriez-vous de faire naufrage ? demanda le roi, qui l'observait avec passion.

– Peut-être...

La compagnie débarqua sur des pelouses vertes où étaient dressés des tentes et des buffets. L'on dansa, l'on devisa, l'on joua. Au cours d'une partie de cligne-musette Angélique se vit bander les yeux et entraînée par M. de Saint-Aignan dans un tourbillon destiné à lui faire oublier le sens de l'orientation. Lorsqu'il s'arrêta et la lâcha, pour s'éloigner ensuite sur la pointe des pieds, le silence qui régnait autour d'elle lui parut insolite.

– Ne m'abandonnez pas ! cria-t-elle en riant.

Elle attendit un peu, guettant les bruits autour d'elle. Un pas foulant le gazon se rapprocha, et une main dénoua son bandeau.

– Oh ! fit-elle, éblouie.

Elle n'était plus dans la prairie où s'ébattait la Cour dont les rires parvenaient maintenant lointains, mais à la lisière d'un rideau de charmilles. Au sommet d'une éminence formée de trois terrasses fleuries s'élevant en pente douce, un petit palais inconnu venait de surgir. Bâti de faïence blanche et précédé par un péristyle de marbre rose il se détachait sur le fond de verdure d'un bois d'acacias dont l'odeur grisante parfumait l'air surchauffé.

– C'est Trianon, dit le roi.

Il se tenait seul à ses côtés. Il lui prit la taille et lentement ils montèrent vers la maison.

– Il fallait bien que cette heure vienne entre nous, n'est-ce pas Angélique ? dit le roi très bas. Il fallait bien que nous finissions par nous atteindre.

Sa voix était oppressée et elle sentait contre son flanc trembler les doigts autoritaires. Il n'avait jamais pu se départir entièrement de sa timidité envers les femmes. À l'instant d'achever sa conquête, la crainte l'envahissait.

– Mon trop bel amour ! Mon trop bel amour !...

Angélique ne luttait plus. Le petit palais offrait l'abri de son silence. La force qui l'entraînait n'était pas de celles qu'on pouvait repousser. Rien ne pouvait briser le cercle qui les emprisonnait, fait de fleurs, d'isolement, de pénombre.

Une porte vitrée s'était refermée sur eux. La pièce meublée de brocart fleuri était d'un goût exquis. Angélique, troublée, voyait seulement que c'était ravissant et qu'il y avait un grand lit aux courtines relevées dans une alcôve.

– J'ai peur ! murmura-t-elle.

– Ne craignez rien, mon amour.

La tête perdue contre son épaule elle le laissa prendre ses lèvres, elle le laissa dégrafer son corsage, découvrir les tendres rondeurs de ses seins, s'exalter au contact de la chair tiède et secrète, révélée. Doucement il l'entraînait, émouvant et comme blessé par la violence de son désir.

– Viens, viens ! suppliait-il tout bas.

Sa sensualité était sauvage et primitive. Un torrent, une tempête l'entraînait vers la femme qu'il souhaitait, et cet élan aveugle de l'homme n'était pas sans bouleverser quand on songeait à la maîtrise sereine du monarque.

Angélique, contre le lit, ouvrit les yeux. Le roi allait se livrer à elle, sans pensée, et elle se sentait assez forte, et maternelle et savante, pour le recevoir dans ses bras et calmer par ses caresses l'ineffable tourment de ce corps vigoureux. Mais ce ne fut qu'un éclair. Elle se raidit toute, les prunelles dilatées sur l'ombre envahissante.

– L'orage ! murmura-t-elle.

Un grondement lointain roulait au-dehors. Le roi vit son air hagard.

– Ce n'est rien. Que craignez-vous ?

Mais il ne sentait plus entre ses bras qu'une forme dure et rétive. Elle lui échappa et courut à la fenêtre, où elle appuya son front brûlant contre la fraîcheur des vitres.