– Je voudrais vous demander un service, Angélique, murmura-t-il. Restez ici jusqu'à... jusqu'à la fin et ensuite venez m'avertir à Versailles. Vous viendrez, n'est-ce pas ? J'ai besoin de vous... ma chérie.

– Je viendrai, Sire.

Louis XIV poussa un profond soupir.

– Il me faut partir maintenant. Les princes ne doivent pas voir mourir. C'est la règle. Quand je mourrai, moi aussi, ma famille désertera le palais et je resterai seul... Je suis bien aise que Madame ait près d'elle ce religieux de grand mérite, M. Feuillet. L'heure n'est plus aux paroles courtisanes et rassurantes des confesseurs mondains. Ah ! voici l'évêque de Condom, M. Bossuet. Madame l'appréciait beaucoup.

Il marcha au-devant du prélat et s'entretint un moment avec lui. Puis la famille royale s'en alla et M. Bossuet gagna la chambre de l'agonisante. On entendait au-dehors claquer des portières et piaffer les chevaux.

Angélique s'assit sur la banquette pour attendre. Florimond courait partout, avec l'excitation des enfants mêlés à un drame qui ne les atteint pas. Il lui confia que Monsieur était couché et dormait de bon cœur. Un peu avant minuit Mme de La Fayette, qui se tenait auprès de la princesse, vint prévenir Angélique que Madame avait su sa présence à Saint-Cloud et désirait la voir.

*****

La chambre était pleine de monde, mais la venue du Père Feuillet et de M. Bossuet y avait établi un peu de décence. On parlait à voix basse. Au chevet du lit les deux ecclésiastiques s'effacèrent pour laisser approcher Angélique. Elle crut d'abord qu'une autre personne, inconnue, reposait là tant le changement survenu chez Madame la rendait méconnaissable. Sa chemise, dénouée au cou et aux bras, laissait apparaître un corps cireux et dont la maigreur semblait s'être accentuée, jusqu'à devenir squelettique en quelques heures. Ses pommettes étaient saillantes son nez pincé. Un profond cerne creusait le regard, agrandi par des tourments indicibles.

– Madame, dit Angélique à mi-voix, comme vous souffrez ! Quelle pitié de vous voir souffrir ainsi !

– Vous êtes bonne de me le dire. Chacun répète que je m'exagère mon état. Pourtant, si je n'étais pas chrétienne, je me tuerais tant mes douleurs sont excessives.

Elle respira difficilement et reprit :

– Mais il est bon que je souffre, sinon je n'aurais rien à présenter à Dieu qu'une vie bien vaine. Madame du Plessis, je suis heureuse que vous soyez venue. Je n'oublie pas le service que vous m'avez rendu et la dette que je vous dois. J'ai rapporté de l'Angleterre...

Elle fit un léger signe à M. de Montaigu, l'ambassadeur d'Angleterre, qui s'approcha. La princesse s'entretint avec lui en anglais et Angélique comprit qu'elle le chargeait de lui remettre, après sa mort, les 3 000 pistoles qu'on lui devait. L'Anglais était effondré. Il savait quel désespoir éprouverait son maître, Charles II, en apprenant la mort de sa sœur, de sa petite Ninette, qu'il avait toujours tendrement aimée. Il dut demander à la mourante si elle ne soupçonnait pas une intention criminelle, car on comprit le mot poison, qui se prononce à peu près de la même façon dans les deux langues. Le Père Feuillet intervint :

– Madame, n'accusez personne et offrez votre mort à Dieu en sacrifice.

La princesse acquiesça des paupières et, les yeux fermés, elle demeura silencieuse un long moment. Angélique pensait se retirer, mais la main glacée d'Henriette d'Angleterre tenait encore la sienne d'une étreinte imperceptible et elle n'osait s'y dérober. Madame ouvrit de nouveau les yeux. Ses prunelles si bleues étaient comme délavées, mais elle fixait le visage d'Angélique penché vers elle avec une attention soutenue, pleine de sagacité.

– Le roi est venu, fit-elle. Il était avec la reine, Mme de Soissons, Mlle de La Vallière et Mme de Montespan...

– Oui.

Madame se tut. Elle la regardait toujours intensément. Angélique songea tout à coup que Madame avait aimé le roi. Le flirt avait été si poussé que, pour détourner les soupçons de la reine mère, encore vivante alors, les deux complices avaient eu l'idée de mettre une des filles d'honneur de Madame en paravent. Cette fille d'honneur n'était autre que Louise de La Vallière. On savait la suite. La fière princesse détrônée par l'humble suivante. Trop orgueilleuse elle n'avait pleuré qu'en secret et dans les bras de sa meilleure amie, Mme de Montespan... qui avait pris la place à son tour. Tout à l'heure, à son chevet, elle avait vu le roi, sa femme, et ses trois maîtresses, les deux anciennes et la nouvelle, en un étrange raccourci de son rêve d'amour ambitieux, poursuivi en vain et voué aux échecs humiliants.

– Oui, fit encore Angélique doucement.

Et elle lui sourit avec tristesse. Madame n'avait pas eu que des qualités. Mais ses défauts n'étaient pas mesquins et elle s'était toujours montrée gracieuse, ardente et intelligente. Trop intelligente. Elle mourait entourée d'ennemis ou d'indifférents. Son regard se voila. Elle fit d'une voix imperceptible :

– Je souhaiterais, pour lui, qu'il vous aimât... vous... parce que...

Elle ne put achever, eut un geste las. Sa main retomba sur le drap. Angélique s'écarta. Elle sortit de la chambre, regagna la banquette du vestibule, où elle recommença à attendre en s'efforçant de dire des prières. Vers 2 heures du matin M. Bossuet quitta un moment la princesse et s'assit à l'écart pour prendre un peu de repos. Un valet lui apporta une tasse de chocolat.

Florimond, courant comme une hirondelle, vint s'abattre près d'Angélique pour lui chuchoter que Madame était prise du hoquet de la mort. Ce qu'entendant, M. Bossuet posa sa tasse et retourna au chevet de sa pénitente.

Puis Mme de Gordon-Huxley passa en criant :

– Madame est morte !

*****

Comme elle l'avait promis au roi, Angélique aussitôt se prépara à gagner Versailles. Elle aurait voulu emmener Florimond pour l'arracher à ces allées et venues funèbres, mais elle trouva le garçonnet assis sur un coffre dans l'entrée et tenant la main d'une fillette de neuf ans.

– C'est la petite Mademoiselle, expliqua-t-il. Personne ne s'occupe d'elle, alors il faut bien que je lui tienne compagnie. Elle ne comprend pas encore que sa mère est morte. Car c'était une princesse, mais c'était quand même sa mère, n'est-ce pas ? Quand elle comprendra elle pleurera. Je dois rester pour la consoler.

Angélique le félicita, en caressant ses cheveux touffus. C'était d'un bon vassal que de partager la peine de ses princes et de les soutenir dans leurs chagrins. Elle-même se rendait près du roi. Les larmes aux yeux, elle embrassa la petite princesse qui, en effet, ne semblait pas très touchée de la perte d'une mère qu'elle connaissait peu et qui ne s'était guère occupée d'elle. D'autres carrosses roulaient déjà sur la route de Versailles. Angélique les fit dépasser au triple galop. Quand elle parvint au palais la nuit était encore profonde. Elle fut introduite dans le cabinet du roi, où celui-ci veillait.

– Alors ?

– C'est fini, Sire, Madame est morte.

Il inclina la tête, ne laissant rien transparaître des sentiments qui l'agitaient.

– Croyez-vous qu'elle ait été empoisonnée ? demanda-t-il enfin. Angélique eut un geste vague.

– Tout le monde le croit, reprit le roi. Mais vous, qui possédez un esprit plus sensé, donnez-moi votre avis.

– Madame craignait depuis longtemps de mourir empoisonnée. Elle m'en avait fait la confidence.

– Elle craignait ? Qui craignait-elle ? A-t-elle prononcé des noms ?

– Elle savait que le chevalier de Lorraine la haïssait et ne lui pardonnait pas son exil.

– Mais encore ?... Parlez... Parlez donc. Si vous ne parlez pas, vous, qui donc me parlera jamais en face ?

– Madame disait que Monsieur l'avait souvent menacée dans sa colère.

Le roi poussa un profond soupir.

– Si mon frère... murmura-t-il.

Il releva la tête.

– J'ai donné l'ordre qu'on m'amène le contrôleur de la Bouche à Saint-Cloud, Maurel. Je pense que cet officier ne va pas tarder. Tenez, j'entends des pas. Ce sont eux sans doute. Je voudrais que vous assistiez à notre entretien. Restez derrière cette tenture.

Angélique se glissa à l'abri du rideau qu'il lui désignait. La porte s'ouvrit et, introduit par Bontemps et un lieutenant des gardes, le nommé Maurel entra. C'était un homme aux traits durs, qui malgré une servilité professionnelle accentuée ne manquait pas d'arrogance. En dépit de l'arrestation dont il était l'objet il faisait bonne contenance. D'un signe le roi signifia au valet de chambre de demeurer. Le lieutenant se retira.

– Regardez-moi, dit gravement le roi à Maurel, et comptez sur la vie si vous êtes sincère.

– Sire, je dirai la plus exacte vérité.

– Rappelez-vous cette promesse : si vous y manquez, votre supplice est prêt... Il dépend de vous de sortir de ce château vivant pu mort.

– Sire, reprit avec calme le contrôleur, après votre parole sacrée, je serais un imbécile si j'osais mentir.

– Bien... répondez maintenant. Madame meurt-elle empoisonnée ?

– Oui, Sire.

– Qui l'a empoisonnée ?

– Le marquis d'Effiat et moi.

Le roi broncha.

– Qui vous a donné cette horrible mission, et de qui teniez-vous le poison ?

– Le chevalier de Lorraine est la cause et le premier instrument de cet attentat ; c'est lui qui nous a envoyé de Rome la drogue vénéneuse que j'ai préparée et qu'Effiat a jetée dans le breuvage de Son Altesse Royale.

Le timbre du roi baissa brusquement :

– Et mon frère... (il fit effort pour raffermir sa voix) mon frère a-t-il eu connaissance du complot ?

– Non, Sire.

– L'affirmeriez-vous par serment ?