– Le comte de Peyrac étant mon époux, souffrez que son sort me paraisse un détail plus important que tout l'ensemble de votre tableau.

– L'histoire n'a que faire des opinions de Mme de Peyrac, ironisa le roi, et « mon » tableau est celui du monde entier.

– Mme de Peyrac n'a que faire de l'Histoire du monde entier, riposta-t-elle, farouche.

Le roi la contempla, à demi dressée, un feu de rébellion aux joues, et il sourit avec mélancolie.

– Un soir, il n'y a pas si longtemps encore, dans cette même pièce, vous avez posé vos mains sur les miennes et vous avez renouvelé le vieux serment des vassaux au roi de France. Paroles que j'ai entendues bien des fois suivies de mêmes effets de trahison et d'abandon. La race des grands nobles restera toujours prête à redresser la tête, à revendiquer, à se détourner d'un maître qu'elle juge trop sévère pour un autre. Voilà pourquoi je les veux tous à Versailles, sous mes yeux. Cela fixe l'abcès et draine les mauvaises fièvres. Pour moi, je n'ai plus aucune illusion. Même pour vous. J'ai toujours senti en vous, malgré l'attirance que je vous inspirais, quelque chose d'irréductible et de glacé à mon égard. C'était donc cela.

Il reprit, après un instant de méditation :

– Je ne chercherai pas à vous inspirer pitié pour le petit roi aux abois que j'étais alors. C'est bien ainsi. Je me suis promis d'inspirer la crainte et l'obéissance. Entre mon dénuement de naguère et mon pouvoir d'aujourd'hui, le chemin a été long et tourmenté. J'ai vu mon Parlement lever une armée contre moi et Turenne en accepter le commandement, le duc de Beaufort et le prince de Condé organiser la Fronde, la duchesse de Chevreuse s'employer pour amener les armées étrangères de l'archiduc d'Autriche et du duc de Lorraine à Paris. J'ai vu Condé, après avoir été mon sauveur, partir en claquant la porte, proférant de basses menaces. Mazarin le faisait arrêter. Alors la duchesse de Longueville, sa sœur, soulevait la Normandie, la princesse de Condé la Guyenne, tandis que la duchesse de Chevreuse invitait les Espagnols cette fois à envahir la France. J'ai vu mon Premier ministre, vaincu, s'enfuir, les Français se battre entre eux sous les murs de Paris, et ma cousine, la Grande Mademoiselle, faire tirer le canon de la Bastille sur mes propres troupes. Accordez-moi au moins les circonstances atténuantes d'avoir été élevé à l'école de la totale méfiance et de la trahison. J'ai, certes, su oublier quand il le fallait, mais non les leçons d'une expérience aussi amère !

Angélique le laissait parler, les mains jointes, le regard ailleurs. Il la sentait éloignée de lui et cette défection lui était plus sensible que toutes celles qu'il avait subies. Elle dit cependant, du bout des lèvres :

– Pourquoi plaidez-vous en somme ? À quoi bon !

Louis XIV la considéra avec hauteur.

– Pour ma réputation ! La connaissance incomplète que vous avez des événements qui m'ont guidé vous a entraînée à tracer du roi une image insultante et fausse. Un roi qui abuserait de son pouvoir pour satisfaire les sentiments les plus mesquins n'est guère digne du titre sacré qu'il a reçu de Dieu en personne et de ses grands ancêtres. Ruiner la vie d'un homme uniquement par envie et jalousie était un acte méprisable et inconcevable de la part d'un vrai souverain. Agir de même avec la conviction que la condamnation d'un seul épargnerait les plus grands désordres à un peuple épuisé qui n'en avait déjà que trop supporté était un acte de sagesse.

– En quoi mon mari avait-il jamais menacé l'ordre dans votre royaume ?

– Par sa seule présence.

– Par sa seule présence ?

– Mais écoutez-moi donc ! Je me trouvais majeur enfin, de la majorité des rois qui n'est pas celle où les simples particuliers commencent à gouverner librement leurs affaires. J'avais quinze ans ! Je ne connaissais entièrement que la grandeur du fardeau, sans pouvoir bien connaître mes propres forces. Je m'encourageais en me disant que je n'avais point été mis et conservé sur le trône avec une aussi grande passion de bien faire sans en devoir trouver les moyens. Ils me furent donnés. Mon premier acte de majorité fut de faire arrêter le cardinal de Retz. Ainsi je « commençais le ménage » de ma maison. En quelques années je tranchai le sort de ceux qui si longtemps avaient brouillé le mien. Mon oncle Gaston d'Orléans fut relégué à Troyes. D'autres furent amnistiés, dont Beaufort et La Rochefoucauld. Le prince de Condé était passé aux Espagnols. Je le condamnai à mort par coutumace. À l'époque de mon mariage les Espagnols négocièrent son pardon. Je le lui accordai. Le temps avait passé. D'autres soucis me réclamaient : d'une part la prépondérance de plus en plus grande dans les affaires de mon surintendant, Fouquet. De l'autre le raidissement d'une province longtemps rivale du fief d'Ile-de-France, l'Aquitaine. Vous en étiez alors la reine, ma très chère. On parlait des merveilles de Toulouse et comment votre beauté allait ressusciter la belle Eléonore d'Aquitaine. Il ne m'échappait pas que cette province était d'une civilisation différente, et comme étrangère. Matée cruellement par la Croisade des Albigeois, plus tard longtemps anglaise et presque entièrement gagnée aux croyances hérétiques, elle en était encore à ne supporter qu'avec contrainte la tutelle de la couronne de France. Le titre seul de comte de Toulouse le posait donc comme un féal dangereux, sans même tenir compte de la personnalité de l'homme. Or, de plus, quel homme sous ce titre ! Un être d'une intelligence grandiose, d'un caractère excentrique et séduisant, riche, influent et savant. Je le vis et j'en demeurai obsédé d'inquiétude. Oui, il était plus riche que moi, et cela je ne pouvais l'admettre, car en notre siècle l'argent subordonne la puissance, et tôt ou tard cette puissance serait amenée à se mesurer avec la mienne.

« Dès lors je n'eus plus qu'un dessein : briser cette force qui se développait hors de moi, créant à mon flanc un autre État, peut-être bientôt un autre royaume. Croyez-moi si je vous affirme qu'en premier lieu je ne voulais pas m'attaquer à l'homme, mais seulement diminuer les prérogatives du comte, morceler son pouvoir. Mais à l'étude, je découvris une faille dans l'existence du comte de Peyrac, qui me permettait de charger un autre de la difficile besogne. Votre mari avait un ennemi. Je n'ai jamais pu démêler à quel propos, mais Fouquet, l'omnipotent Fouquet, avait aussi juré sa perte.

Angélique écoutait en se tordant les mains. Elle souffrait jusqu'au fond du cœur, revivant le passé qui avait enseveli son brillant bonheur. Elle fut sur le point d'expliquer au roi la cause de la haine de Fouquet, mais qu'importait désormais ! les bavardages ne pouvaient reconstruire ce qui avait été détruit. Elle secoua la tête plusieurs fois. Ses tempes étaient moites.

– Je vous fais mal, dit le roi à mi-voix, mon amour, mon pauvre amour !

Il se tut, accablé un instant par le poids d'un destin qui, après les avoir dressés en ennemis, les avait rapprochés jusqu'au bord de la passion. Il poussa un profond soupir.

– Dès lors je confiai l'affaire à Fouquet, reprit-il. J'étais certain qu'elle serait bien menée et elle le fut. Il sut se servir, le fouinard, de la vindicte de l'archevêque de Toulouse. J'avoue avoir observé avec intérêt les méthodes de mon surintendant. Lui aussi avait pour lui l'argent, l'influence. Lui aussi n'était pas loin de se croire le maître du pays. Patience ! Son tour viendrait et il ne me déplaisait pas de le voir, auparavant, s'occuper à réduire mes ennemis par le même procédé indirect que j'utiliserais plus tard contre lui-même. Relisant ce tantôt les pièces du procès j'ai mieux compris le sens de votre indignation.

« Vous parliez de l'assassinat d'un des témoins à décharge, le Révérend Père Kirchner. Hélas ! c'est exact. Tout était entre les mains de Fouquet et de ses agents, et Fouquet voulait la mort du comte de Peyrac. C'était, certes, aller un peu loin. Lorsqu'il l'obtint, j'intervenais...

Le roi rêva un instant.

– Vous étiez venue me supplier au Louvre. Cela aussi je m'en souviens. Comme du jour où je vous ai vue pour la première fois, à Saint-Jean-de-Luz, éblouissante dans votre robe d'or. Ne me croyez pas trop oublieux. J'ai une assez bonne mémoire des visages, et vos yeux ne sont pas de ceux qu'on oublie facilement. Lorsque, des années plus tard, vous êtes apparue à Versailles je vous ai reconnue aussitôt. J'ai toujours su qui vous étiez. Mais vous vous présentiez au bras de votre second mari, le marquis de Plessis-Bellière, vous sembliez anxieuse que nulle allusion ne fût faite au passé. J'ai cru alors répondre à vos vœux en acceptant l'amnistie que vous me demandiez. Ai-je eu tort ?

– Non, Sire. Je vous en remercie, fit Angélique, doucement.

– Dois-je penser qu'à cette heure déjà vous aviez en tête le projet d'une vengeance cruelle et raffinée ? Celle de me faire payer par les tourments du cœur que vous m infligez aujourd'hui ceux que le roi vous avait infligés jadis ?

– Non, Sire, non, ne me croyez pas capable d'une pareille bassesse, tellement inutile au surplus, dit Angélique, le sang revenu aux joues.

Le roi eut un léger sourire.

– Je vous reconnais bien dans cette exclamation. La vengeance est en effet stérile, et vous n'êtes pas femme à dépenser vos efforts pour un but vain. Mais vous m'avez atteint cependant : vous me laissez cent fois meurtri, cent fois puni.

Angélique détourna les yeux.

– Que puis-je contre le destin ? dit-elle faiblement. J'aurais voulu – oui, je le confesse à voix basse – j'aurais voulu oublier. J'aimais tellement la vie. Je me sentais trop jeune pour me lier à un mort. L'avenir me souriait et m attirait par mille séductions. Mais les années ont passé et je m'aperçois que je ne peux rien, que je ne pourrai jamais rien contre cette réalité. Il était mon époux ! Je l'aimais de tout mon être, par le cœur et par l'esprit, et vous l'avez fait brûler vif en place de Grève.