La Cour était devenue plus gaie et moins compassée. L'étiquette, toujours minutieuse cependant, prenait des grâces de ballet antique autour du dieu souriant. C'était aujourd'hui Grand Couvert. Le peuple, admis à voir manger le roi et qui défilait lentement à l'entrée de la salle, se réjouissait du visage heureux de son souverain. On attribuait cette détente à la joie générale causée par la naissance du second prince, Philippe, duc d'Anjou, né en septembre et qui, avec la « petite Madame » Marie-Thérèse, complétait heureusement la famille royale.

Mais l'on se montrait aussi du doigt Mme de Montespan. Elle était belle et plaisante, la mâtine !...

Bourgeois, marchands et artisans, le nez rougi par le Froid, enveloppés dans leurs grosses laines, se retiraient et s'en retournaient vers Paris, secrètement honorés de voir à leur prince une si belle maîtresse.

Vers la fin du repas, Angélique aperçut Florimond dans son service auprès du roi. Les lèvres serrées d'application il soutenait une lourde aiguière de vermeil, versant le vin dans la coupe que lui tendait M. Duchesne, premier officier du gobelet. Après que celui-ci y eut porté les lèvres il en fit goûter au petit page, puis tendit la coupe au Grand Échanson qui y versa lui-même un peu d'eau avant de la remettre au roi. Tandis que tout le monde, le repas achevé, se dirigeait vers le salon de la Paix, Florimond, très excité et fier rejoignit sa mère.

– Avez-vous vu, ma mère, comme je tiens bien mon emploi ? Avant je soutenais seulement le plateau. Maintenant je dois porter l'aiguière et goûter au vin. C'est merveilleux ! Si quelqu'un un jour essayait d'empoisonner le roi, je mourrais pour lui...

Angélique le félicita d'avoir obtenu si vite un rôle important. M. Duchesne, qu'on croisa, lui dit qu'il était fort satisfait de Florimond, qui sous des dehors légers accomplissait avec beaucoup de conscience ses fonctions. Il était le plus jeune des pages mais le plus adroit, avec une mémoire agile, beaucoup de tact et d'à-propos, sachant parler ou se taire quand il le fallait. Un parfait courtisan en herbe ! Malheureusement il était question de le retirer du service du roi car Monseigneur le dauphin ne se consolait pas d'avoir perdu son compagnon préféré. M. de Montausier en avait entretenu Sa Majesté, qui en avait parlé au Grand Echanson. Il était question que le petit garçon assumât ces deux emplois simultanément.

– C'est trop pour lui, protesta Angélique. Il faut tout de même qu'il trouve le temps d'apprendre à lire.

– Oh ! Tant pis pour le latin. Acceptez, ma mère, acceptez ! cria le pétulant Florimond.

Elle hocha la tête avec un sourire et dit qu'elle réfléchirait. C'était la première fois qu'elle le revoyait depuis six mois. Il lui avait rendu visite au Plessis, deux fois, rapidement. Elle le trouva plus beau encore, avec un air assuré et amène. Trop mince peut-être, car il vivait comme tous les pages des reliefs attrapés au vol, et il dormait peu et mal. Sous le justaucorps de velours elle devinait l'épaule fragile et nerveuse et elle s'attendrit, admirant que cet enfant plein de vie et d'intelligence fût à elle. Il était aussi vêtu de noir, portant le deuil de son beau-père et de son frère. Dans les hautes glaces aux trumeaux d'or Angélique se vit passer, silhouette de veuve, la main posée sur l'épaule d'un page orphelin et une soudaine mélancolie l'envahit.

« Versailles vous attendra », avait dit le roi.

Non, personne ne l'attendait. En quelques semaines, un chapitre de la chronique de la Cour s'était achevé, un autre s'était amorcé placé sous le signe de Mme de Montespan. Angélique regarda autour d'elle avec malaise. Elle attendait que des groupes surgît, nonchalant dans sa splendeur, le chapeau sur le bras dans une cascade de plumes, celui qui avait été l'un des joyaux de cette Cour, le plus beau des gentilshommes, M. le marquis du Plessis-Bellière, grand veneur, grand maréchal de France... Elle comprit qu'il n'était plus. Le décor des vivants s'était refermé sur sa présence. Le trou comblé depuis longtemps.

Angélique demeura légèrement à l'écart. Florimond l'avait quittée pour courir après l'insupportable petit chien de Madame. La Reine venant de ses appartements s'asseyait près du Roi, puis formant demi-cercle les princes et les princesses du sang, les grands seigneurs et les dames ayant droit au tabouret devant le roi. Mlle de La Vallière était à un bout... Mme de Montespan à un autre. Elle était assise, toujours rayonnante, faisant bruire avec entrain ses amples jupes de satin bleu. Dans son triomphe d'avoir obtenu un tabouret, elle naguère fille d'honneur, elle se laissait aller à une pointe de vulgarité. Les officiers de bouche commencèrent à circuler, présentant des petits verres de liqueur, eau-de-vie de frangipane ou de céleri, rossoli, anisette, ou des tisanes fumantes bleues, vertes et dorées.

La voix du roi s'éleva :

– M. de Gesvres, dit-il à son grand chambellan, veuillez avoir l'obligeance de faire avancer un tabouret à Mme du Plessis-Bellière...

Les conversations baissèrent brusquement. D'un seul mouvement les têtes se tournèrent vers Angélique. Il était de mauvais ton que les bénéficiaires d'un si grand honneur manifestassent une joie ou une reconnaissance exagérées. Angélique s'avança, fit sa révérence et s'assit près de Mlle de La Vallière.

Elle prit sur un plateau un verre de vin de cerises. Sa main tremblait un peu.

*****

– Ainsi vous l'avez eu ce « divin » tabouret, lui cria Mme de Sévigné de plus loin qu'elle l'aperçut. Ah ! ma chère, je sais la nouvelle transcendante. Tout le monde en parle, personne n'en revient, sauf moi. Je savais que vous n'auriez qu'à paraître. Les gens s'y sont trompés, car il paraît que le roi ne vous a dit que deux petits mots en vous saluant ; mais quelle surprise ensuite ! Ah ! que j'aurais voulu être là !

La marquise embrassa Angélique avec fougue. Elle arrivait de Paris pour assister à une nouvelle pièce de Molière. Conviés comme elle par le roi, de nombreux invités descendaient de carrosse.

– Demain, il y aura encore théâtre, puis bal, après-demain... je ne sais quoi, mais l'on doit demeurer à Versailles toute la semaine. Savez-vous qu'il est question que la Cour s'y installe définitivement ? C'est Mme de Montespan qui insiste. Elle a horreur de Saint-Germain. Qu'a-t-elle pensé de votre tabouret ?

– Ma foi, je n'en sais rien.

– Elle a dû vous jeter un regard plus aigu qu'un poignard !

– J'avoue que je n'ai pas pensé à la regarder à ce moment-là.

– Je comprends votre émoi, mais c'est dommage. Votre satisfaction en aurait été doublée.

– Je ne vous croyais pas si méchante, dit Angélique en riant.

– Je n'apprécie pas la méchanceté pour moi-même. Mais celle des autres m'amuse assez.

Elles pénétrèrent dans la salle du théâtre parmi la bousculade des petites chaises dorées.

– Ne nous quittons pas, proposa Angélique. J'ai le désir, après la pièce, de revenir avec vous sur Paris. Nous pourrons ainsi deviser et rattraper bien des mois de mauvais silence.

– Vous êtes folle ! Versailles ne vous a pas retrouvée pour vous perdre. Vous devez y dîner tout le temps du séjour de Leurs Majestés.

Il y eut un remue-ménage près de la porte. Mme de Montespan faisait son entrée.

– Regardez-la qui s'avance, chuchota Mme de Sévigné, n'est-elle pas splendide ? Enfin Versailles possède une vraie maîtresse royale, de la lignée des Gabrielle d'Estrées et des Diane de Poitiers. Intrigante, amie des arts, dépensière, exigeante, avec ce feu à fleur de peau, cet appétit de l'amour qu'il faut pour dominer un homme, fût-il roi ! Nous allons connaître des jours éclatants sous son règne.

– Alors pourquoi voudriez-vous tant me voir la remplacer ? demanda Angélique sans ambages.

Mme de Sévigné posa son éventail sur son visage et l'on ne vit plus que ses petits yeux spirituels, adoucis d'une subtile tristesse.

– Parce que j'ai pitié du roi, dit-elle.

Elle referma son éventail, poussa un long soupir.

– Vous avez tout ce qu'elle possède, plus quelque chose qu'elle ne possédera jamais. Peut-être ce quelque chose fera-t-il votre force ?... à moins qu'il ne fasse votre faiblesse. Le rideau en s'ouvrant sur la scène arrêta les conversations.

Angélique écouta distraitement les premières répliques. Elle méditait les paroles de Mme de Sévigné. Pitié du roi ?... Voici une sorte de sentiment qu'il ne semblait pas devoir inspirer. Il n'avait pitié de personne. Même pas de la pauvre La Vallière ! Angélique avait été péniblement impressionnée par la maigreur, l'expression de tristesse hagarde de l'ex-favorite. La façon dont le roi l'obligeait à paraître comme autrefois, à assister minute après minute au triomphe de sa rivale, confinait à la cruauté. Athénaïs la traitait ouvertement avec mépris. Comble d'inconscience ou de cynisme, Angélique l'avait entendue s'écrier :

– Louise, aidez-moi à épingler ce ruban. Le roi m'attend. Je vais être en retard...

Docilement la pauvre fille avait rectifié le pli de la parure. Qu'espérait-elle obtenir par son humilité ? Un renouveau d'amour de la part de celui qui demeurait la passion de son cœur ? C'était bien improbable. Elle semblait l'avoir compris puisqu'on disait qu'à plusieurs reprises elle avait demandé au roi de lui permettre de se retirer au Carmel. Mais le roi s'y était opposé. Angélique se pencha vers Mme de Sévigné.

– Pourquoi croyez-vous que le roi s'oppose au départ de Mlle de La Vallière ? Chuchota-telle.

Mme de Sévigné, qui commençait à glousser de rire aux répliques de Tartuffe, parut surprise mais répondit à mi-voix :

– À cause du marquis de Montespan. Il peut encore reparaître et prétendre que l'enfant de sa femme lui appartient selon la loi. Louise sert de façade. Tant qu'elle n'est pas répudiée ouvertement, on peut toujours prétendre que la faveur de Mme de Montespan est un bruit calomnieux.