Barbe vit, à l'air de sa maîtresse, que celle-ci était préoccupée. Elle soupira et reprit la menotte de son pupille, qui se laissa entraîner docilement. Restée seule, Angélique tailla une plume, mais ne s'empressa pas d'écrire. Elle voulait surtout réfléchir. Une voix dont elle se défendait mal lui répétait tout bas : Versailles vous attendra. Était-ce vrai ? Versailles peut-être l'oubliait et c'était mieux ainsi. Elle l'avait voulu. Et maintenant elle se sentait chagrine. Elle était venue s'abattre au château du Plessis dans un grand désir d'échapper à un danger qu'elle ne voulait pas préciser, et aussi par un besoin d'expiation envers Philippe ; elle ne s'était guère arrêtée à Paris. L'hôtel du cours Saint-Antoine lui semblait sinistre avec ses sombres couloirs où elle évoquait Philippe et sa triste enfance de petit seigneur trop beau, trop riche, et délaissé.

Au Plessis elle avait joui de l'automne somptueux et grisé sa solitude de longues chevauchées à travers la campagne. Mais le froid venu, son existence ralentie lui pesait. Un valet vint demander si Madame prendrait son souper chez elle ou dans la salle à manger. Dans sa chambre évidemment ! On gelait en bas et elle n'avait plus le courage d'y présider seule, elle, deux fois veuve, la longue table des banquets chargée d'argenterie. Lorsqu'elle se vit installée au coin du feu, avec un guéridon chargé de petites marmites de vermeil qui laissaient échapper de délicats fumets et dont elle soulevait l'un après l'autre les couvercles afin d'en découvrir les surprises, elle se dit soudain, avec amertume, qu'elle avait tout d'une vieille douairière sur son déclin.

Aucun homme n'était près d'elle pour rire avec indulgence de sa charmante gourmandise... Pour admirer ses mains, qu'elle avait ce tantôt ointes et blanchies pendant plus de deux heures avec de l'eau et de la pâte. Pour lui faire compliment de sa coiffure. Angélique courut à son miroir, s'étudia longuement et se trouva parfaitement belle. Elle soupira à plusieurs reprises.

Le lendemain un équipage se présenta. M. et Mme de Roquelaure, se rendant en Armagnac dans leurs terres, faisaient un crochet pour rendre visite à la charmante marquise du Plessis et lui remettre un message de la part de M. Colbert. La duchesse de Roquelaure se mouchait beaucoup. Elle avait pris un rhume en chemin, disait-elle. Cela lui était prétexte à cacher des larmes amères qu'elle ne pouvait retenir. Elle profita d'un moment où elle se trouvait seule avec Angélique pour lui confier que son mari avait pris ombrage de sa légèreté et avait décidé de la soustraire aux tentations de la Cour, en l'enfermant dans leur lointain château.

– Il est bien temps pour lui de faire le jaloux, gémit-elle, alors que ma liaison avec Lauzun est désormais de l'histoire ancienne. Voici plusieurs mois qu'il me délaisse. J'ai beaucoup souffert. Que peut-il trouver d'intéressant à Mlle de Montpensier ?

– Elle est petite-fille d'Henri IV ! fit remarquer Angélique. C'est tout de même quelque chose. Mais je ne peux croire que Lauzun se laisse entraîner à jouer imprudemment avec le cœur d'une princesse de sang royal. Ce n'est pas sérieux. Mme de Roquelaure affirma que c'était au contraire de plus en plus sérieux. La Grande Mademoiselle avait demandé au Roi l'autorisation d'épouser le duc de Lauzun, dont elle était violemment éprise.

– Et qu'a répondu Sa Majesté ?

– Sa formule habituelle. Nous verrons !... On a l'impression que le roi va se laisser fléchir par la passion de Mademoiselle et l'affection qu'il porte depuis si longtemps à Lauzun. Mais la reine, Monsieur, Madame, sont outrés à l'idée de cette étrange alliance. Et jusqu'à Madame de Montespan, qui pousse de grands cris indignés.

– De quoi se mêle-t-elle ? Elle n'est pas de sang royal.

– C'est une Mortemart. Elle a le sens de ce qu'on doit à un rang élevé. Lauzun n'est qu'un obscur gentilhomme gascon.

– Pauvre Péguilin ! Vous en faites bien fi, à présent.

– Hélas ! soupira Mme de Roquelaure, qui se remit à pleurer.

La lettre de M. Colbert était d'un autre ton. Délaissant le badinage et les ragots de Cour dont il n'avait que faire il priait Mme du Plessis de revenir au plus tôt à Paris afin de s'occuper d'une affaire de soieries dont elle seule pouvait venir à bout. Angélique tergiversa deux jours avant de lui répondre, ce qui lui donna le temps de recevoir une autre missive envoyée par le coche public.

Elle était de maître Savary, le vieil apothicaire.

« Soliman Bachtiari bey, envoyé du Schah in Schah de Perse, est aux portes de Paris, écrivait-il. Et vous n'êtes pas là ! Et la moumie minérale si précieuse va être offerte, méprisée et peut-être égarée sans que vous puissiez m'en sauver une seule goutte. Vous m'aviez pourtant promis votre alliance, ô traîtresse ! l'unique occasion de ma vie est perdue. La science bafouée, l'avenir compromis... »

Deux longs feuillets couverts d'une petite écriture minutieuse continuaient ainsi, entremêlant supplications et imprécations.

Après avoir lu, Angélique décida qu'elle ne pouvait faire autrement que de regagner Paris.

Chapitre 2

De Paris, elle se rendit à Versailles.

Elle rencontra le Roi dans le parc, au bas du tapis vert, que la neige transformait en tapis blanc. Malgré le froid vif, le souverain ne renonçait pas à sa promenade quotidienne. Si la saison ne permettait pas d'admirer fleurs et feuillages, la belle rectitude des lignes, l'harmonie des allées distribuées autour des bosquets, ressortait avec la sécheresse d'une épure, dans le décor de l'hiver. On s'attardait devant les statues nouvelles, d'un marbre aussi candide que la neige ou devant celles de plomb colorié dont les rouges, les ors et les verts allumaient leur éclat sur le fond grisâtre des sous-bois. La Cour, à petits pas, contournait le bassin d'Apollon. Reflété par la surface glacée, le groupe doré du dieu et de son char tiré par six coursiers étincelait de mille feux sous le soleil et c'était vraiment le symbole de l'astre du jour s'élançant dans une apothéose. Mme du Plessis-Bellière attendait au coin d'une charmille, avec son page Flipot – qui tenait la traîne de son lourd manteau, – ses deux suivantes et son premier gentilhomme Malbrant-coup-d'épée.

Elle s'avança jusqu'au-devant du roi et lui fit sa grande révérence de Cour.

– Surprise agréable, dit le roi, en inclinant légèrement la tête. Je pense que la reine s'en réjouira comme moi.

– J'ai été présenter mes devoirs à Sa Majesté, qui a daigné me faire part de son contentement.

– Je le partage absolument, Madame.

Après un autre signe de tête courtois, le roi se tourna vers le prince de Condé qui l'accompagnait et reprit sa conversation avec lui. Angélique se mêla à la suite, répondant aimablement aux propos de bienvenue qu'on lui adressait. Elle regardait avidement les toilettes de son entourage notant d'un coup d'œil les détails nouveaux. En quelques mois la sienne avait pris un aspect terriblement provincial et démodé. Était-ce l'influence de Mme de Montespan qui déjà imposait toutes ses fantaisies ? Angélique avait omis de la saluer. Mais Athénaïs lui dédia un sourire éclatant et quelques joyeux signes d'amitié. Elle était de plus en plus belle, il fallait le reconnaître, son ravissant visage, dont le froid avivait le teint rose, encadré d'une somptueuse fourrure d'un gris presque bleu, moelleuse et comme vivante. Toutes les fourrures étaient très belles, nota Angélique. Le roi avait un grand manchon de même pelage que le capuchon de Mme de Montespan, et retenu par une cordelière d'or. Beaucoup de gentilshommes et de dames l'imitaient. Angélique entendit Monsieur discourir de sa voix de fausset avec Mme de Thianges.

– Je trouve cette mode absolument divine et je suis prêt à m'entendre le mieux du monde avec ces aimables Moscovites auxquels nous la devons. Savez-vous qu'ils ont envoyé en présents, au-devant de leur ambassade, trois chariots des plus belles peaux qu'on puisse rêver : peaux de renards, d'ours, de « skungs »... des merveilles !...

« Ah ! c'en est fini de ces petits manchons pas plus grands qu'une courge, s'exclama-t-il en louchant avec ironie vers celui d'Angélique, cela fait mesquin, avare. Comment a-t-on pu s'en contenter... Oui, le mien est en astrakan... C'est très curieux toutes ces bouclettes. Il paraît qu'on n'emploie que des peaux d'agneaux mort-nés... »

Cependant le groupe remontait lentement l'allée Royale vers le palais, lui aussi couleur de soleil pailleté d'or par le miroitement des vitres et des glaces. Par ce grand froid on avait dû allumer toutes les cheminées. De multiples traînées de fumées blanches s'élevaient droites dans le ciel bleu.

Grâce à ces feux immenses dans les âtres monumentaux, et aux braseros disposés le long des galeries, la température était supportable à l'intérieur. Dans le salon de Vénus où était dressée la table du roi, et où tout le monde s'entassa on eut vite l'impression d'étouffer. Angélique abandonna lâchement dans un coin son petit manchon « pas plus grand qu'une courge ». Sa robe noire était déplacée aussi.

Elle se devait de garder encore le deuil de son époux et s'y était résignée d'autant plus facilement que le noir seyait fort à sa chevelure blonde. Mais elle reconnaissait dans les détails de sa toilette quelque chose d'ordinaire qui déparait par rapport aux autres. Oui, Mme de Montespan avait commencé à transformer la Cour à son gré. Mise enfin à la place où elle pouvait donner toute sa mesure elle reprenait la Cour en main et marquait chaque chose du sceau de sa fantaisie, de son esprit original et raffiné. Angélique, debout parmi les autres, l'apercevait assise à la table des princes, riant et devisant, faisant rire par ses moindres propos et, d'un mot, donnant à chacun l'occasion de briller à son tour. C'était une grande dame. Elle avait toutes les perfections de son rang. Elle portait avec une élégance inimitable et un enjouement admirable le poids de ses nouvelles prérogatives jointes à celui d'un bâtard royal prévu pour le début de l'année nouvelle. Les visages autour d'elle semblaient détendus.