Il la tenait par l'épaule.

Malgré son calme, elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver une sensation d'invraisemblance et, en même temps, celle d'être seule avec lui, hors du temps.

Elle regardait autour d'elle pour se convaincre que le monde existait et elle eût claqué des dents et frissonné de froid, s'il ne l'eût retenue contre lui sous son manteau.

– Ah ! Les voici encore, s'écria-t-elle, là ! Là !

– Mais non, petite sotte.

– Alors qu'est-ce donc ces points lumineux immobiles qui s'échelonnent dans le ciel ?

– Regardez mieux et vous comprendrez. Nous avons dérivé et maintenant nous sommes sous Québec. Ce que vous apercevez là ce sont les lumières de la ville.

Elle comprit. Elle oublia les mondes inconnus. La tempête ne s'était pas levée. La ville était là dans l'ombre, escaladant le firmament. De la ville basse à la ville haute des lumières piquetaient la nuit. Derrière chacune de ces fenêtres des êtres en attente. Des familles. Des enfants que l'on avait couchés. Des femmes qui retiraient les écuelles du souper de la table de bois. Des vieillards qui allumaient une dernière pipe. Parlait-on de ce qui se passerait demain ? Des étrangers qui allaient débarquer ?

Peu à peu, des détails sortaient de cette ombre épaisse et il lui semblait distinguer la tache pâle des toits recouverts d'une mince couche de neige et qui s'étageaient les uns au-dessus des autres, au flanc du Roc dressé.

Les points rouges et mouvants trahissaient des feux allumés sur la plage et le remuement des lanternes indiquait l'emplacement du port. Une pénétrante odeur de fumée venait jusqu'à eux.

Elle crut entendre aboyer des chiens, des chiens qui erraient dans les rues de la ville, des chiens familiers ou des chiens sans maître... comme dans toutes les villes du monde.

Et cela l'émut plus que tout.

Chapitre 13

À l'aube, à peine avait-on reposé quelque peu qu'il fallait songer à continuer les préparatifs ultimes. La nuit demeurait, très noire, mais sur les navires l'activité avait repris comme en plein jour.

Yolande vint frapper à la porte de l'appartement où Angélique devant sa coiffeuse achevait de se maquiller légèrement. Un tel nombre de pots, onguents, poudres, accompagnait son nécessaire de coiffure, que ç'aurait été dommage de ne pas les utiliser.

Elle s'amusait à souligner ses paupières, ses lèvres, ses joues, et cette opération calme la mettait en disposition heureuse. Demain, ou plutôt, aujourd'hui déjà, serait un beau jour. Elle ne ressentait plus aucune crainte. Avec ses visions de veille, elle s'était mise au diapason de Québec. Québec qui attendait là, dehors, et qu'on ne voyait pas encore.

Tout à l'heure, Delphine entrerait accompagnant les robes. Elle et Henriette l'aideraient à se coiffer. Puis elle s'habillerait.

– Yolande, que tu es belle, ma chère ! dit-elle à la jeune Acadienne qui, en effet, se présentait très accorte dans une robe de faille orange avec un beau col blanc et un bonnet très empesé.

« Mais quel dommage ! Comment as-tu pu troquer tes boucles d'oreilles de coraline ? Elles auraient si bien convenu à ta robe aujourd'hui !

– C't'une sottise, ça je sais, convint la jeune fille. Quand la fourrure vous tient, on ne se connaît plus. Tant pis pour moi.

– Que me veux-tu ?

Yolande expliqua que les difficultés commençaient. Honorine avait déclaré en se levant qu'elle ne voulait pas revêtir de robe mais s'habiller en garçon. De toute façon, c'était décidé, elle ne ferait pas sa révérence au gouverneur.

– Amène-la-moi, dit Angélique.

Elle rangea les objets de la coiffeuse et alla passer une douillette de satin doublée de fourrure, car malgré le brasero allumé, la température était assez rude. Le temps d'exécuter ces divers mouvements elle avait trouvé assez d'arguments pour entreprendre sa fille, tout en sachant d'avance qu'Honorine les lui démolirait sans difficultés.

Honorine entra, la figure impassible.

Elle avait déjà revêtu devant-derrière son petit haut-de-chausses, pièce d'un costume de mousquetaire que Peyrac lui avait offerte, sachant que rien ne pouvait lui faire plus de plaisir.

– Ma petite fille chérie, s'écria Angélique, comment peux-tu préférer un grossier haut-de-chausses, tout sombre et gris, à une si jolie robe ?

La robe préparée pour Honorine était en effet très jolie, d'un joli bleu de mer, vibrant, qu'elle avait essayée. La robe allait à ravir, et Yolande la présentait dévotement. Mais Honorine détourna son regard.

– C'est parce qu'il va y avoir la guerre, dit-elle. Si on fait la bataille, je veux être en soldat.

– Mais si l'on fait la fête, il faut être en princesse. Regarde-moi, je serai en robe.

– Toi, tu es la Démone, rétorqua Honorine imperturbable. Ils t'attendent.

Elle ajouta d'un ton pénétré :

– Tu dois être belle !

Honorine ne perdait jamais une miette de ce qu'on disait autour d'elle. Angélique en resta coite. Dieu merci ! Honorine n'avait pas été à Gouldsboro pendant l'été maudit. Ambroisine, qui n'avait pas hésité à s'attaquer par jalousie au petit chat, aurait cherché à nuire à l'enfant tant aimée. À cette pensée, Angélique trembla de peur rétrospective. Elle prit sa fille dans ses bras et la serra sur son cœur.

– Mon trésor ! Oh ! mon Dieu, il ne t'est rien arrivé, quel bonheur !

– Alors, cela ne te fait rien que je sois habillée en garçon ? demanda Honorine, surprise.

– Si, je regrette, mais tant pis, je ne veux pas que tu sois malheureuse... Je pense seulement que... Peut-être que M. de Loménie-Chambord va être déçu... de ne pas te voir dans tous tes atours, un jour solennel comme celui-là.

L'argument parut porter. Honorine avait un faible pour M. de Loménie-Chambord. Elle hésitait visiblement. Angélique eut une inspiration.

– Et pour la révérence, tu la feras seule si tu préfères.

Elle avait deviné. En vérité, Honorine exécrait l'idée de faire sa révérence au gouverneur en compagnie imposée de ce jocrisse de Chérubin. Elle le connaissait. Il serait bien capable de la faire trébucher au bon moment et tout l'effet serait manqué.

Elle jeta un regard hautain et triomphant à son petit compère qui se glissait dans la pièce d'un air de chaton maraudeur. On s'amusait bien ensemble mais, dans les circonstances graves, Chérubin n'avait aucun sens des devoirs de sa charge.

Et puisqu'elle était la fille de M. de Peyrac, pourquoi l'affubler d'un polichinelle pareil ?

Elle s'avancerait donc seule avec sa robe bleue et M. de Loménie serait très content de la voir si belle.

Profitant de ce qu'elle avait l'air songeuse, Yolande commença à l'habiller et Honorine se laissa faire.

À l'intérieur de la pièce, un changement subtil s'opérait.

La clarté des chandelles et des lampes pâlissait.

Brusquement, regardant vers les vitres du salon, Angélique les vit couleur de pourpre, miroitantes et changeantes comme si, derrière leur verrerie opaque, eût couvé un feu subit.

– Seigneur ! L'incendie maintenant !

Elle se précipita vers les fenêtres et les ouvrit avec fracas.

Elle demeura suffoquée autant par l'air glacial qui s'engouffrait à l'intérieur, que par le tableau merveilleux qu'elle avait sous les yeux.

Le navire était resté à l'ancre à l'emplacement où la veille au soir, à côté de Peyrac, elle avait vu les lumières de la ville s'échafauder dans l'ombre.

Maintenant c'était l'aurore. Ce qu'elle avait pris tout à l'heure pour un reflet d'incendie, ce n'était que l'éclat du soleil levant surgissant et éclaboussant Québec de teinte rose pâle ou de rouge carmin par étincelles rapides et changeantes. Dans la pureté du matin, il en faisait une ville de cristal. Les clochers ouvragés des églises paraissaient d'argent pur. Les toits neigeux entraperçus la veille dans la nuit étaient couleur de dragées.

De paisibles filets de fumée blanche s'échappaient des cheminées et enrobaient la ville d'un halo irisé à travers lequel elle apparaissait comme une cité de contes de fées, douce et rêveuse.

À ses pieds, l'eau du fleuve était bleue de lin, un bleu candide, pur comme un ciel d'été.

Angélique avait parfois rêvé de Québec, mais elle ne l'avait jamais imaginé, c'était un rêve.

– Honorine ! souffla-t-elle, viens, mon cœur, viens voir la ville...

Elle prit la main de son enfant dans la sienne. Elle éprouva une joie indicible à tenir cette petite main potelée dans la sienne, tandis que toutes deux, en silence, s'émerveillaient de l'image offerte. Par bouffées, on entendait le carillon des cloches, mais l'on était trop loin pour distinguer les habitants. La ville, comme déserte, leur offrait un visage pur et tendre.

À ce moment, Joffrey de Peyrac entra, suivi du tailleur et de ses aides qui portaient les trois parures : l'azur, la pourpre et la dorée, et de Kouassi-Ba coiffé de son turban à aigrettes, et soutenant sur un coussin un coffret de palissandre serti en son milieu d'un rang de grosses perles. Ouvert, il laissait apercevoir un amoncellement de colliers, de bracelets, de diadèmes de perles ou d'or.

Joffrey de Peyrac eut son grand geste de magicien qui ordonne les métamorphoses.

– Voici les robes, dit-il, et voici les bijoux ! Que ta fête commence !

FIN

1 Cf. « Angélique et le Nouveau-Monde ».

2 Cf. « La tentation d'Angélique ».

3 Mœurs indiennes. Dans la nuit, le galant se glissait près de la couche de sa belle en tenant un petit brandon enflammé, une allumette. Si la jeune fille soufflait l'allumette, c'est qu'elle était consentante. D'où l'expression.