Malgré la confiance qu'elle éprouvait en la destinée de son fils aîné, la pensée des dangers qu'il pouvait affronter la hantait parfois.

Yann Le Couennec était revenu à Wapassou presque aussitôt après le départ de l'expédition car il s'était blessé dans une chute. Il disait qu'il n'était pas facile de s'entendre avec le chef et Florimond confirma que c'était pour cette raison qu'il avait renoncé à poursuivre plus avant avec lui. L'expédition du Mississippi avait fait long feu.

Quant au comte de Peyrac, très content lui aussi de revoir son fils, il se disait que si l'on n'a pas toujours des enfants qui vous ressemblent, il est difficile d'éviter d'avoir des enfants de son espèce.

Dans l'odyssée de Florimond parti vers le Sud pour découvrir le Mississippi et la mer de Chine et revenant par le Nord après avoir exploré les abords de la baie d'Hudson, le comte de Peyrac ne pouvait s'empêcher de reconnaître une certaine forme de vagabondage qu'il avait très volontiers pratiquée à travers le monde, en son adolescence ; que Florimond eût quitté la mission de Cavelier de la Salle parce qu'il estimait que le chef de l'expédition « n'y connaissait rien » et qu'il « en savait plus long que lui sur la cartographie et bien des choses », ce qui était sans doute vrai, on en discuterait plus tard. Il n'en avait pas fait d'autre lui-même entre dix-sept et vingt ans, et s'en était toujours félicité, comme s'en félicitait le sieur Florimond aujourd'hui, pas du tout marri de ses aventures, puisque, après tout, l'on ne pouvait rêver meilleure conclusion que de se retrouver tous ensemble en Nouvelle-France, et qu'il ramenait au surplus des notes et des cartes de son exploration dans le Nord.

Chapitre 11

– Ils vous découvriront, dit Peyrac, et leurs yeux s'ouvriront sur un monde nouveau : la Beauté !...

« La Beauté qui ne se renie pas. La Beauté qui enchante et console de l'injustice de vivre.

– Suis-je donc si belle ? Quelle est donc cette légende ?

– Elle va au-delà de vous, murmura-t-il. Et même si vous ne faites rien pour l'accréditer, il faut répondre à leur attente.

Angélique sourit. Elle sourit aux paroles qu'il prononçait. Elle sourit à son image que renvoyait le miroir.

– Avec tant de munificence, ce n'est guère difficile.

Il l'avait aidée à revêtir et à essayer des robes. Elles étaient toutes magnifiques.

Elle portait alors la robe pourpre, aux reflets profonds. Les plis du velours étoffaient sa silhouette, et ce qui caractérisait cette robe un peu lourde mais somptueuse c'était une allure majestueuse.

Joffrey passa derrière elle.

Sur la naissance de ses seins, sur ses épaules, il posa une parure de diamants. Chacun était surmonté d'un petit rubis. C'était comme un plastron, d'une valeur inestimable.

Très droit, très sombre près de sa blancheur et de sa blondeur, il l'examinait d'un œil critique dans le miroir, et elle revit le jour ancien où, à son cou frêle de dix-sept ans, il avait noué son premier présent. Elle frémissait sous la caresse de ses mains impérieuses. Il était resté le même, le Troubadour du Languedoc, la même flamme ardente brillait dans son regard.

« Sommes-nous revenus, après tant d'années, à notre point de départ ? » se dit-elle.

Vivre avec Joffrey de Peyrac était une aventure qu'on ne pouvait connaître que par lui.

Grâce à Joffrey de Peyrac s'effaçait la réalité, le fleuve livide, l'angoisse, l'amertume des présages.

Des objets merveilleux, des vêtements de toutes les capitales, des cadeaux variés et sans prix, il y en avait sur tous les meubles, à travers la pièce et dans les cales encore. En plus de ce que le Gouldsboro avait rapporté d'Europe après l'hiver il y avait encore ce que Joffrey avait trafiqué avec Vaneireick sur la plage de Tidmagouche.

C'est à lui qu'on pensait en fredonnant la chanson de France :

J'ai trois vaisseaux dessus la mer jolie...


L'un chargé d'or, l'autre de pierreries...


Le troisième c'est pour promener ma mie...

Tous ces cadeaux ! Pour le gouverneur, les dames, les nonnes, les orphelins, les pauvres et les riches, les vertueux et les pécheurs.

Elle n'avait pas pris garde à tout ce déballage. Elle était encore sous le coup du drame proche et ne pouvait concentrer sa pensée sur des distractions futiles. Lui, si. Et le sang n'était pas séché sur la grève de Tidmagouche qu'elle l'avait vu avec Vaneireick penché sur des coffres, examinant des bibelots, des tableaux...

Tous ces cadeaux ! On se demandait comment il pouvait conserver sans faillir son goût pour les beaux objets et comment il trouvait le temps à travers tous les hasards de continuer cette chasse raffinée, délicate, faite pour embellir la vie, la rendre plus légère. Elle, parfois, n'imaginait plus l'existence qu'avec un goût de terre, de labeur, de larmes et de désastres. Mais lui, soudain, ouvrait sa main où dormait un bijou fulgurant ou bien il décidait de réjouir les foules, mettait les tonneaux en perce ou bien il faisait distribuer aux pauvres immigrantes, à chacune, un miroir, afin de leur rendre courage.

Sa faculté d'admiration et de plaisir ne s'était laissé émousser par aucune des épreuves dont il avait été accablé, au contraire ; on avait l'impression qu'il attachait une plus grande valeur, et comme une sorte de respect et de tendresse, aux biens de ce monde, et qu'il ne se lasserait jamais de contempler l'œuvre d'un artisan où celui-ci aurait mis, sans compter, tout son talent.

La même lueur admirative et heureuse se lisait dans son regard sombre tandis qu'il savourait le reflet de cette belle silhouette dans la robe pourpre qui en faisait une reine digne du Louvre.

Il mesurait le pouvoir qui émanait d'une apparition si parfaite.

À Québec, en ce moment, une foule de gens « tiraient des plans », dressaient leurs batteries, mais parlaient plus de défendre leur ville que leurs cœurs.

Ils ignoraient ce qui allait leur arriver. Il se prit à sourire.

– Vous avez l'air d'un chat qui se pourlèche, dit-elle.

– Il y a de ça. Je pense à nos ennemis et à ce qui va leur arriver.

– Vous avez l'intention d'être très méchant ?

– À peine. Vous allez seulement vous avancer au-devant d'eux.

– Joffrey ?

– Oui, mon beau chef de guerre.

– Suis-je assez forte pour réussir ce que vous attendez de moi et vous aider à triompher ?

– Vous l'étiez jadis. Une ville, qu'est-ce pour vous ? Vous avez su conquérir la Cour, le Roi.

– Vous auriez pu les avoir tous à vos pieds si vous l'aviez voulu...

– Ce n'est peut-être pas tout à fait la même chose aujourd'hui. Je suis différente. Moins... moins féroce, peut-être. L'Amour affaiblit. Ce qui m'effraye le plus c'est de me trouver en face du père d'Orgeval.

– Je serai là, dit-il avec douceur.

Et son appréhension se dissipa. Il serait là. Il serait son rempart. Un homme plein d'esprit et de vigueur, qui l'aimait, elle, sa femme, plus que tout au monde.

Elle inclina la tête et posa sa joue, d'un mouvement caressant, contre la main qui tenait son épaule. Il se pencha et l'embrassa longuement sur la nuque.

– ... Je veux qu'ils s'inclinent, murmura-t-il. Ils vous aimeront tous. Je verrai la ville à vos pieds. Et lui aussi. Je veux le voir vaincu, votre ennemi qui, emporté par un fanatisme coupable, a osé s'attaquer à vous, et vous calomnier, et vous susciter de dangereux ennemis. Un jour, il connaîtra le pouvoir de l'Amour.

« Un jour, lui aussi il vous aimera. Et ce sera sa punition.

Chapitre 12

Et ce soir l'on jetait l'ancre presqu'à l'ultime pointe de l'île d'Orléans.

Deux hommes montèrent à bord et l'on reconnut Maupertuis et son fils métis Pierre-André.

La fidélité de ces braves gens qui avaient dû pâtir de leur engagement avec eux, était réconfortante. La dernière fois qu'Angélique les avait vus c'était au village anglais de Brunschwick-Falls, un peu avant l'assaut des Canadiens français. Leurs compatriotes les avaient ramenés plus ou moins de force au pays. Bien sûr, ils avaient eu des ennuis. Mais cela avait fini par s'arranger. On s'arrangerait toujours entre cousins du Canada.

Cependant, depuis l'annonce de l'arrivée de Peyrac, la ville était en effervescence et Maupertuis avait jugé plus prudent de venir les attendre dans l'île d'Orléans où il avait de la famille. Les gens de l'île d'Orléans, ce n'était pas des Québécois. C'était des gens à part, tous un peu sorciers, disait-on, surtout que la plupart étaient les survivants des massacres iroquois d'il y a quinze ans, ce qui les rendait taciturnes, et les autres des « indépendants » qui, pour des raisons diverses, préféraient planter leur chaumière sur une île, que d'être en liaison trop directe avec les autorités de la capitale. On n'aurait jamais dit que l'île était habitée. Elle était indistincte dans la nuit opaque, mais on la devinait massive et son échine rugueuse se confondait avec le ciel nocturne, pourtant débarrassé de nuages cette nuit-là. Mais c'était un ciel sans lune, tendu comme un velours noir.

Joffrey de Peyrac demanda des détails sur la ville.

– On préparait la fête, dit Maupertuis, pour les recevoir avec grand honneur. M. de Frontenac y tenait essentiellement, et la plupart des représentants du Grand Conseil pensaient qu'on avait avantage à se montrer courtois envers ce puissant visiteur. Mais l'évêque était réticent. Les Jésuites ? On ne savait pas... M. de Castel-Morgeat prêchait la résistance. Jusque-là, on ne l'avait pas trop écouté, mais depuis que les canots de la chasse-galerie avaient été aperçus dans le firmament, les partisans du gouverneur militaire étaient plus nombreux.