Il y a grand rassemblement de sauvages sur le plateau, en arrière de la ville, raconta encore Maupertuis, et qui s'inquiètent de ces manifestations terrifiantes dans le ciel. Si Castel-Morgeat, qui a grande influence sur eux, les prend en main, ça peut tourner mal pour vous.

– Et Piksarett ? Où est-il ? interrogea Angélique.

– On ne sait. Peut-être parmi eux. Mais un sauvage est versatile. Il ne faut pas trop compter sur lui, Madame.

Angélique secoua la tête.

– Non ! Piksarett ne me trahira pas...

M. d'Arreboust qui assistait à l'entretien la regarda avec curiosité.

– Ainsi c'est donc vrai. Après Outtaké l'Iroquois, vous avez apprivoisé son ennemi juré l'Abénakis Piksarett. C'est incroyable... En quelques mois à peine. Comment avez-vous fait pour vous attacher des êtres aussi... inaccessibles, fuyants ? Vous n'avez eu qu'à paraître, semble-t-il. C'est cela qui est suspect. À Québec, les paris sont ouverts.

« L'on n'ignore pas que c'est vous qui avez fait échouer la campagne d'été dans le Sud contre les établissements anglais, en entraînant le Grand-Baptisé, chef des Patsuikett, hors de son devoir.

« Qu'avez-vous pu lui raconter pour l'arracher à la guerre ? Ce n'est pas un individu facile, je le connais. Seul le père d'Orgeval l'a en main, lui et ses tribus, et cette fois, pourtant, il lui a échappé. Comment vous y êtes-vous prise ! Vous l'avez envoûté ?

– Mais non ! Nous sommes amis, c'est tout.

– Amis ? Ce n'est pas si simple. Vous n'avez qu'à paraître ? C'est tout ?... Et toi, Maupertuis, tu dis que les sauvages se sont rassemblés dans les hauts de la ville ? Les Hurons et les Abénakis se haïssent, et il ne manquerait plus qu'à cause de votre venue à Québec, ou plutôt à cause des différends qu'elle suscite, nos Indiens baptisés s'entretuent. Cela ferait un beau remue-ménage.

Villedavray prit Angélique en aparté :

– Montrez-le-moi, lui chuchota-t-il.

– Quoi donc ?

– Le collier de wampoum d'Outtaké qu'il vous a remis en signe d'alliance. Il paraît que c'est l'un des plus beaux que l'on ait pu se transmettre entre nations. Il vaut dix victoires à lui seul. Une merveille !

– Je vous le montrerai un jour, mais soyez sûr d'une chose, je ne vous le donnerai jamais... Je sens que je ne dois pas m'en séparer. J'ai pâti de l'avoir laissé derrière moi à mon dernier voyage. Peut-être est-ce pour cela que nous avons eu tant de malheurs à Port-Royal et ailleurs.

– C'était Abigaël qui le lui avait renvoyé sur la côte Est avec ses bagages.

Le marquis de Villedavray faisait une moue chagrine. Il était insatiable quand il s'agissait de collectionner des objets rares et précieux. Il se vengea comme il put.

– Ma chère, vous avez beau dire... pour que vous ayez en main un tel objet... il faut quand même que vous soyez... un peu sorcière !...

Un nom prononcé par Maupertuis frappa les oreilles d'Angélique et elle revint vivement vers le groupe.

– Ne venez-vous pas de parler de Nicolas Perrot ?

– Oui, je l'ai vu, pas plus tard qu'il y a deux jours.

– Oh ! Quel bonheur ! J'ai eu si peur pour lui. Depuis qu'elle avait entendu dire qu'on avait cru reconnaître le brave Canadien parmi les occupants des canots de la chasse-galerie, traversant en flammes le ciel, de Québec, elle était tourmentée d'un pressentiment de malheur à son sujet. Elle se rendait compte qu'elle s'était laissé influencer par ces récits de vision.

Joffrey de Peyrac la regarda avec un sourire en coin.

– Quelle sacrée petite Poitevine superstitieuse vous faites ! s'exclama-t-il lorsqu'ils se trouvèrent seuls.

– Je reconnais que je me suis tracassée stupidement et en vain. Ici on finit par être effrayée par tout ce qu'on raconte. Ces hommes, ces femmes sont tellement au bout du monde et parfois dans une solitude si terrifiante qu'il est normal qu'ils recherchent l'intervention des esprits supérieurs. Cela me rappelle les contes de ma nourrice, qui nous faisaient grelotter de terreur la nuit, mes sœurs et moi... Et pourtant parfois quelque chose nous entraîne à penser que le monde est plus vaste et plus mystérieux que ce que nos yeux peuvent en voir.

– Je ne nie pas tout non plus, dit Peyrac. Et, en particulier, le Nouveau Monde est riche de phénomènes inexpliqués que la science déchiffrera un jour. Je veux dire qu'il ne faut pas en être effrayé. Moi-même, j'ai vu...

Il s'interrompit, hocha la tête.

– C'était au large de la Floride des lumières... Mes hommes étaient terrifiés. Aucune explication logique à ce que nous avons aperçu ce jour-là... Il faut s'incliner. Nous devons subir le monde qui nous a été donné sans nous impatienter par trop de ses mystères, si notre faiblesse n'est pas prête à les affronter.

 » Souvenez-vous ! Aux siècles derniers, les navigateurs qui se sont lancés sur la Mer des Ténèbres croyaient que l'océan était plat et se terminait par un grand trou dans lequel on basculait. Pourtant ils sont partis, tremblants, vers ce gouffre, mais poussés par leur instinct qui leur soufflait que quelque chose allait se découvrir.

« Et la terre était ronde. Qui aurait pu s'en douter ? Il faut partir si l'on veut savoir.

Changeant de sujet, il l'interrogea :

– ... Avez-vous décidé avec vos chambrières de la robe que vous allez porter pour cette entrée à Québec ?

– Non, pas encore, gémit Angélique, et je n'ai pas de chambrière non plus.

– C'est pourtant là un sujet plus grave que ce qui peut se passer dans les mondes invisibles.

Angélique se précipita au-dehors, décidée à mettre fin à ses atermoiements. Elle demanderait à Delphine du Rosoy de lui servir de suivante, c'était la meilleure solution. Elle lui demanderait de respecter son secret à propos de la marque infamante qu'elle portait sur l'épaule – maudit soit le roi de France et cette horrible coutume du fer rouge ! – quand elle y pensait c'était peut-être cela qui l'irritait le plus envers Louis XIV de ne plus jamais pouvoir se mettre en décolleté. Et cela compliquait tout. Elle était humiliée de devoir se confier à Delphine, bien qu'elle eût la certitude que la jeune fille n'abuserait pas de la confiance qu'elle lui témoignerait.

Devant la porte de la batterie, elle entendit les Filles du roi faire leurs prières et repartit, profitant du délai, pour faire un tour de pont.

Elle marchait à grands pas. La nuit était profonde et pourtant elle ressentait cette obscurité comme étant habitée d'une certaine clarté ou phosphorescence. La nuit n'était pas tout à fait semblable aux autres nuits. Il y avait des bruits inusités, des odeurs différentes. Derrière elle, elle éprouvait la présence de l'île d'Orléans comme une muraille et puis devant c'était l'espace, l'infini de la nuit s'étendant par-dessus les eaux et les bois. Elle était arrivée dans le fond de la nasse, n'en éprouvait pas de crainte, mais un besoin de changer d'esprit, d'âme, de devenir autre afin de tout commencer avec des forces nouvelles.

Au cours du fleuve, sa vie s'était ramassée tout entière autour d'elle, et maintenant qu'elle était arrivée au but, elle se sentait plus lucide sans avoir à se demander, comme avant, où une partie de son être s'en était allée, et quel lambeau de son cœur elle avait oublié on ne sait où. Tout était présent. Elle savait qui elle était, et pourquoi elle était ici, et quelle partie elle avait à jouer en ces lieux.

L'air lui parut étrangement immobile à l'abri des côtes de l'île d'Orléans. Le balancement du navire était imperceptible. La houle d'un fleuve n'est pas tout à fait semblable à celle de la mer. C'est la réflexion qu'elle se fit parce que même ce mouvement lui donnait une sensation anormale. Elle se retourna, ressentant la gêne de quelque chose planant au-dessus d'elle. Ses yeux rencontrèrent, épinglée sur l'étendue sombre du ciel, une énorme tache lumineuse, de forme oblongue.

À peine l'avait-elle découverte que cela parut s'amenuiser, fondre littéralement à une vitesse prodigieuse, comme s'échappant d'un bond, à moins qu'en fait la chose ne s'éteignît sur place comme la flamme d'une chandelle sous un souffle géant.

Elle était pétrifiée.

Qu'est-ce que c'était ? Qu'est-ce que c'était ? Un éclair ? La foudre ? Regardant vers la dunette elle aperçut Joffrey qui montait l'escalier du château arrière.

Elle crut entendre le bruit de l'ancre qu'on relevait et perçut le piétinement des matelots qui couraient et grimpaient relâcher quelques voiles.

Les indications du pilote laurentin s'égrenaient une à une dans l'ombre. On dérivait très lentement.

Elle fit un effort pour s'arracher à sa stupeur et rejoindre son mari. Là seulement, comme elle l'atteignait, elle éprouva le souffle glacé de la nuit. Elle se jeta contre lui et l'étreignit de toutes ses forces. D'une voix hachée elle essaya de lui expliquer ce qu'elle avait vu.

– Vous voici baptisée par la grande terreur des navigateurs, lui dit-il, lorsqu'elle lui eut fait le récit de ce qui venait de lui arriver.

« Tant de marins ont vu ce phénomène. Mais on ne croit jamais les marins. Il vaut mieux se taire. C'était au large de la Floride, alors que je recherchais les trésors des galions espagnols, j'ai assisté à ce genre d'apparitions. C'était des lumières dont l'incandescence luttait avec celle du soleil. Elles disparurent comme s'évanouissant. Avant moi, Colomb le Génois les avait aperçues, et son équipage terrifié le ramenait enchaîné en Portugal...

– Pourquoi le navire dérive-t-il et a-t-on relevé l'ancre malgré la nuit ?

– Une précaution. On a parfois associé, ou craint que ces phénomènes ne se trouvent associés à des raz de marée, des tempêtes subites jetant brusquement des navires à la côte. Mieux vaut s'en éloigner. Mais pour ma part, je n'ai jamais rien constaté de semblable. Soyez calme. Il ne se passera rien.