« Nous triompherons », se dit Angélique, frappée par la beauté de l'instant. Elle leur était offerte comme un cadeau d'avènement, une promesse.

La nuit tomba et toutes les lumières s'éteignirent une à une, du soleil, du ciel et du fleuve. Celles de la terre et des hommes les remplaçaient, des feux s'allumaient sur les plages. En se tournant vers l'amont du fleuve Saguenay, là où l'ombre s'amoncelait, Angélique aperçut, ou devina plutôt, les mouvements d'une flottille indienne qui abordait, surgie d'entre les falaises ténébreuses. Une dernière lueur soufrée, lancée par le coucher du soleil, lui fit apercevoir la silhouette de Joffrey de Peyrac, sur une plagette étroite, et qui marchait rapidement comme s'il eût sauté d'un de ces canoës, et cela lui fit un choc, car elle venait de le quitter un peu auparavant, à l'autre extrémité du village, et elle ressentit une impression désagréable comme si elle avait dû admettre un phénomène d'ubiquité ou sè croire à son tour la proie d'une hallucination.

– Est-ce que je deviens folle, moi aussi ?...

Catherine-Gertrude l'avait rejointe. Les enfants avaient cessé de danser. Sagement, ils cherchaient des coquillages. La bonne fermière en était quitte pour tenir sa bouteille d'eau bénite à la main.

Elle aussi regarda dans la direction vers laquelle Angélique, rêveuse, demeurait tournée.

– On dit qu'arrivent des coureurs de bois du lac des Mistassin, et même de plus haut encore. Ils vont avoir de la belle martre. Il faut que j'y aille. Peut-être que mon cousin Eusèbe est parmi eux ?

En regagnant le navire, Angélique trouva le comte de Peyrac, occupé avec le maître et le contremaître qui, armés du « plan de chargement » commençaient à extraire les cales des caisses et nombreux coffres dans lesquels se trouvaient les objets, cadeaux, vêtements, réservés à leur établissement en Canada et particulièrement à leur entrée au port. Des présents pour les officiels et qui allaient d'une précieuse horloge à des chapelles votives destinées à un chemin de croix de montagne, étaient alignés avec précaution et étiquetés. Le désordre du pont prouvait que cette opération de rangement durait depuis un bon moment.

– N'étiez-vous pas tout à l'heure sur les bords du Saguenay ? interrogea Angélique s'adressant à son mari.

Il la regarda avec étonnement et lui confirma qu'après en avoir terminé sur le port, il avait regagné directement le Gouldsboro.

– Pourtant, il m'a semblé vous voir là-bas près du Saguenay.

« Décidément, je perds la tête », se dit-elle.

Plus tard, Cantor vint emprunter le chat pour son navire. Il avait des rats dans les cales, pour le moins des souris qui s'attaquaient aux provisions, depuis quelques jours, Wolverines le glouton avait disparu. Cantor ne s'inquiétait pas, ce n'était pas la première fois que l'animal décidait de faire le trajet par terre suivant le bateau à distance et soudain, aux étapes, on le retrouvait. L'intelligence quasi humaine du glouton le rendait fort capable d'une telle performance.

Tout ce qu'on lui demande, c'est de ne point resurgir à Québec en plein cortège officiel, le jour de notre arrivée, disait Cantor. Déjà que Canadiens et Indiens estiment le glouton parmi les animaux incarnant les esprits diaboliques. Il est vrai que c'est la bête la plus futée de la création.

Le jeune garçon monta à bord et, le temps de trouver le chat qui faisait sa tournée par le navire, la nuit était fort avancée. Honorine en avait profité pour ne pas aller se coucher. Elle voulut escorter son ami chat et son frère jusqu'à la coupée. C'est ainsi que toute la famille se trouva réunie pour l'événement qui allait suivre. Il y avait donc le comte et la comtesse de Peyrac, Cantor, Honorine, et le chat, plus M. de Villedavray.

Des lumières tremblèrent sur la surface de l'eau nocturne et un canot d'écorce s'approcha. Des Indiens qui le montaient levaient haut des torches de résine pour éclairer son avance.

– Oh ! Regardez... Mais qu'est-ce que c'est que ce carnaval ? s'écria Cantor.

Sortant de l'ombre, un affreux masque velu, de sanglier ou de bison, aux cornes peintes en rouge, aux yeux de pierre blanche exorbités, surgit, porté par les épaules d'un individu vêtu de daim et de fourrure, assis lui aussi dans le canot étroit.

– Un sorcier ! Que nous veut-il ?

Le canot vint se ranger près de celui de Cantor, que le jeune capitaine du petit yacht de Mont-Désert avait laissé au pied de l'échelle de corde, contre le flanc du Gouldsboro. Un autre occupant du canoë qu'ils prirent d'abord pour un Indien, tant il était paré de plumes et de franges de cuir, déploya sa haute taille mince, et une voix claire les héla.

– Holà ! gens d'Europe, voulez-vous les plus belles fourrures du monde ? Nous les apportons du Grand Nord, du poste Rupert lui-même.

Au son de cette voix, Villedavray poussa une exclamation et se pencha.

– Mais c'est Anne-François de Castel-Morgeat !

– Lui-même ! Qui m'a hélé ?

– Villedavray.

– Ravi de vous revoir. Marquis. Par quel heureux hasard je vous trouve à Tadoussac ?

– Et vous-même, bel ami ?

– Je redescends la baie de l'Hudson et j'amène des fourrures superbes.

– Un traitant puant l'alcool, l'Indien, et le cuir, voilà ce qu'on a fait de vous, mon beau page !... Quel dommage !

Un éclat de rire lui répondit, lancé par le jeune coureur de bois, mais dont l'écho parut se répercuter sous le masque de bison.

– Et qui est cette face de carême qui vous accompagne et paraît s'amuser à nos dépens ?

– Quelqu'un qui veut s'approcher de ce vaisseau sans se faire reconnaître. Devinez.

L'individu à la tête de bison se leva à son tour dans la barque, et Angélique fut certaine que c'était celui qu'elle avait vu de loin sauter lestement sur le rivage et dont elle avait confondu la silhouette avec celle de Joffrey.

La petite voix catégorique d'Honorine s'éleva.

– Moi, je sais...

Perchée sur une caisse, elle n'avait cessé d'examiner à travers les claires-voies de la rambarde le masque de bison, encorné de rouge, qui la fascinait à plusieurs titres.

– Moi je sais qui il est ! affirma-t-elle. Je l'ai reconnu à ses mains et à son couteau. C'est Florimond !...

Chapitre 10

L'île d'Orléans défilait à bâbord. Squale immense à l'échine noire et rugueuse, elle fermait l'horizon et le fleuve soudain se rétrécissait. On y louvoyait en se méfiant des courants comme dans un chenal. Au-delà du cap lointain, museau du monstre, se découvrirait Québec.

Le ciel était bas et lourd, frangeant de brumes le sommet des côtes dressées. L'eau était glauque.

On approchait du solstice d'hiver, ce temps angoissant de l'année où tout meurt, où les hommes et le monde paraissent basculer dans les ténèbres glacées.

La nuit vous prenait au milieu du jour.

Sur les navires, que balayaient parfois des tornades de neige fine, chaque jour ajoutait aux préparatifs de l'arrivée, et rien n'était plus étonnant que le contraste qui régnait entre la lugubre atmosphère des lieux et l'activité qui dominait à bord de ces nefs ballottées par les flots, mais que la poussée des vents rapprochait inexorablement vers la ville.

Or, il fallait songer aux uniformes, aux parades, aux atours, entraîner les tambours et les hérauts d'armes qui, soufflant dans leurs longues trompettes de cuivre, annonceraient aux échos du Roc l'arrivée du seigneur de Peyrac.

Il fallait tailler un uniforme neuf pour Adhémar, et apprendre à Honorine et Chérubin à faire la révérence devant M. le gouverneur Frontenac.

Ces préparatifs de fêtes et de cortèges occupaient les esprits plus encore que le mauvais temps. Les coffres ouverts dans les cales ou dans les batteries dispensaient leurs trésors et le marquis de Villedavray n'était pas le dernier à venir y fourrager. « Tout est permis aux oubliés de ce monde, disait-il, nul maître pour les empêcher de danser parmi les glaces inaccessibles... »

La venue de Florimond et son ami Anne-François de Castel-Morgeat achevait de donner à l'expédition une tonalité triomphale. Qui pourrait faire grise mine à ces deux jouvenceaux superbes, plus Canadiens que les Canadiens, plus Français d'allure et d'esprit que tous ceux qui les attendaient, plus nobles chevaliers dans leurs propos et leurs exploits que tous les héros du Roman de la Rose ou de la Table Ronde.

Les circonstances qui les avaient réunis aux confins du Grand Nord demeuraient assez obscures, Florimond ne pouvant entamer le récit de ses aventures par le menu, l'acheminement de la flotte vers Québec requérant toutes les attentions. En fait, ils s'étaient rencontrés au hasard d'un poste de traite du côté des Mers Douces, et se reconnaissant frères gascons par le sang,ils avaient continué ensemble leur périple. L'un et l'autre étaient tout à fait ignorants des événements qui se tramaient en Nouvelle-France. La vie pour eux avait les couleurs et l'odeur de la forêt, la saveur de l'errance, le goût du froid, de la fumée, de la sagacité des Indiens. Mais, de grand cœur, ils troquaient leurs vêtements de daim pour l'habit de cour et après plusieurs mois de vie sauvage s'apprêtaient avec la même fougue à faire danser les demoiselles de Québec. À trois avec Cantor, on les entendait chanter des refrains du pays, lorsque la manœuvre des voiles du Mont-Désert laissait un peu de répit à son équipage assez réduit.

J'ai trois vaisseaux dessus la mer jolie


L'un chargé d'or, l'autre de pierreries


Malbroug s'en va-t-en guerre


Mironton-Mirontaine...

Angélique, pour sa part, avait éprouvé une joie sans pareille à retrouver Florimond d'une façon aussi inattendue. Un tel hasard ne pouvait qu'ajouter à l'opinion que beaucoup professaient comme quoi le Canada n'était pas un pays ordinaire, et qu'il bénéficiait communément de l'intervention des saints et des anges. Depuis son entrée au Canada, elle avait commencé à se faire beaucoup de souci pour Florimond disparu au fond des forêts, en compagnie du Français Cavelier de la Salle.