Rédiger la plainte n'avait pris qu'une demi-journée à Mme Berlington, et autant à Milly pour la retranscrire. Elles eussent toutes deux préféré – surtout Mme Berlington – que ce travail les occupe un peu plus longtemps, un temps que justifiait pleinement la gravité des faits aux yeux du directeur. Elles avaient décidé, d'un accord tacite, d'attendre quelques jours avant de l'informer que leur mission était accomplie et le service juridique prêt à faire feu de tout bois contre les pirates sans foi ni loi qui avaient attaqué le système.

Au cours de cette semaine si particulière, chaque fois que Milly avait croisé le directeur dans un couloir, elle avait affiché la mine affligée d'une employée qui compatissait pleinement à la situation dramatique que traversait l'université, ce qui avait fini par lui valoir, en retour, l'esquisse d'un sourire, sourire contrit mais sourire quand même. Alléluia !

Et alors que Mme Berlington retournait en secret à ses tâches courantes, Milly, qui s'ennuyait de plus en plus, avait décidé de mener sa propre enquête.

Jo Malone était poète, et, en devenir, le professeur que tout étudiant rêverait d'avoir au moins une fois au cours de ses études ; mais il était aussi très habile devant plusieurs sortes de claviers : ceux des orgues, pianos ou clavecins, et ceux des ordinateurs. Si quelqu'un dans l'entourage de Milly, qui ne comptait pour être honnête que Mme Berlington, M. le directeur de l'université, Mme Hackermann sa voisine sur Flamingo Road, et Jo, pouvait l'aider à trouver l'identité de celui ou celle qui avait volé les sujets d'examens, c'était bien Jo, son seul et véritable ami.

Le mardi qui avait suivi la découverte du forfait, Milly et Jo s'étaient aventurés dans une expédition nocturne, un peu illégale certes, mais menée dans le cadre d'une enquête qui, si elle aboutissait, bénéficierait à l'université.

Milly était revenue garer son Oldsmobile sur le parking du campus à 20 h 30, heure à laquelle Jo finissait son service. Il l'avait rejointe, et elle l'avait autorisé à fumer une cigarette dans sa voiture, capote fermée, mais vitre ouverte. Ils avaient attendu une demi-heure dans le plus grand silence avant d'emprunter l'allée longeant la bibliothèque, la moins éclairée de toutes. Grâce à son badge magnétique, ils n'avaient eu aucune difficulté à entrer dans le bâtiment administratif où se trouvait la salle informatique. Jo avait choisi d'agir sur place. Si la police prenait la plainte au sérieux et diligentait sa propre enquête, toute tentative d'accès au serveur depuis l'extérieur serait facile à tracer. Pas question donc de procéder depuis son ordinateur personnel, ni même depuis l'un des cybercafés de la ville qui, pour des raisons de sécurité nationale, étaient désormais tous équipés de caméras de surveillance.

Jo, dont la sagacité épatait toujours Milly, avait suspecté le hacker d'avoir tenu le même raisonnement. Dans ce genre de cyberattaque, le meilleur moyen de ne pas se faire prendre étant de se brancher directement sur la bête dont on veut pomper le sang, un peu à la manière des tiques, qui comme on le sait, préfèrent les chiens aux disques durs des ordinateurs.

Parcourir le couloir du rez-de-chaussée dans le noir leur avait fichu une trouille bleue. Il leur avait fallu avancer sans bruit et opérer entre 21 heures et 21 h 30, demi-heure pendant laquelle les agents de nettoyage se trouvaient dans les étages.

Jo, une lampe torche coincée entre les dents, avait ouvert la porte de la baie informatique, repéré l'endroit adéquat pour se connecter à l'ordinateur et commencé à pianoter sur le clavier. Il avait interrogé la mémoire du serveur, identifié le jour et l'heure de l'effraction, et trouvé la preuve irréfutable que quelqu'un s'était bien introduit dans les locaux. Le hacker avait dû être dérangé et ne devait pas en mener large depuis, car il avait laissé son mouchard sur place. Les sujets d'examens avaient transité du serveur vers une clé USB pourvue d'un émetteur Bluetooth. Jo avait raillé l'incompétence des informaticiens de la fac qui ne l'avaient pas découverte avant lui.

– Ils étaient au moins deux. L'un ici, et l'autre à l'extérieur probablement tapi sous une fenêtre, ce genre de truc ne porte pas très loin, avait-il chuchoté en prélevant l'objet du délit.

Milly en avait déduit que le pirate y avait forcément laissé ses empreintes ; Jo n'aurait qu'à pénétrer le serveur de la police pour retrouver son identité. Il l'avait regardée, non sans étonnement, lui avait souri, attendri qu'elle l'ait cru capable d'une telle prouesse. Avec un plan plus simple en tête, il avait glissé le mouchard dans sa poche, consulté sa montre et indiqué à son amie qu'il fallait quitter les lieux.

Sur le chemin du retour, ils avaient dû s'engouffrer brusquement dans la pièce où travaillait Milly et se cacher sous le bureau de Mme Berlington. L'un des techniciens du service d'entretien avait modifié sa routine et passait le linoléum du couloir à la polisseuse, les empêchant de quitter les lieux. Les deux amis, accroupis, avaient retenu leur souffle. Mais la tâche était devenue presque impossible quand Milly avait extirpé de son dos un objet qui lui rentrait dans les reins, et découvert qu'il s'agissait d'une charentaise. L'image de Mme Berlington avec son air sentencieux et sa mine grave, charentaises aux pieds, avait déclenché chez Milly un fou rire que Jo avait eu toutes les peines du monde à étouffer de la main. Ce fut la seule fois qu'il y eut un trouble entre eux. Leur amitié n'en avait jamais connu auparavant et n'en connut jamais depuis. Mais Jo avait senti la langue de sa meilleure amie parcourir la paume de sa main, le long de sa ligne de vie. Ils avaient échangé un regard étonné dans la pénombre, recroquevillés sous le bureau de Mme Berlington, jusqu'à ce que Milly lui dise qu'elle n'entendait plus aucun bruit dans le couloir et qu'ils pouvaient s'enfuir.

De retour chez Milly, Jo avait inséré le mouchard dans son ordinateur et l'avait torturé à grands coups d'algorithmes, jusqu'à ce qu'il finisse par lui livrer le mot de passe de son propriétaire. Il avait alors annoncé fièrement à Milly qu'il aurait tôt fait de découvrir l'identité des coupables.

Le lendemain, installé derrière son comptoir et muni de son sésame, Jo avait initié une procédure de connexion à distance depuis son téléphone portable chaque fois qu'un étudiant entrait dans le café du Kambar Campus Center. Comme la grande majorité d'entre eux s'y rendait au moins une fois par jour, il ne lui avait pas fallu longtemps pour établir que Frank Rockley était l'un des deux hackers. Jo avait affiché un sourire en coin en savourant cette découverte. Frank Rockley était capitaine de l'équipe de baseball de l'université et il était curieux de savoir ce que ferait le directeur en apprenant le nom du coupable à trois mois du championnat interuniversitaire qui comptait plus que tout pour la renommée et les finances de l'établissement.

Il s'était étonné que cette révélation ne procure aucune joie à Milly. Il s'était attendu à une franche rigolade, mais elle avait eu l'air triste en l'écoutant et il n'avait pu s'empêcher de lui demander pourquoi.

Milly lui avait alors confié un secret qui lui pesait. Elle, qui n'avait que mépris pour ces garçons shootés au sport qu'elle qualifiait, injustement le plus souvent, de brutes ignares, avait développé des sentiments à l'égard de Frank Rockley.

– Ce sont ses yeux, avait-elle avoué sur un banc où ils avaient pris place. Il y a quelque chose dans son regard, le reflet d'une enfance triste. J'ai appris, avait-elle ajouté, que c'est son père qui le pousse à l'excellence, alors que lui voudrait rejoindre une ONG et partir découvrir le monde.

– Et comment sais-tu cela ? lui avait demandé Jo en repensant à l'émoi qu'il avait connu la veille sous le bureau de Mme Berlington, se félicitant de n'en avoir rien dit.

– Un soir où j'entrais dans ma voiture, il s'est approché et m'a dit qu'il la trouvait élégante. C'est ce mot dans sa bouche qui m'a mis la puce à l'oreille. « Élégant », c'est un joli mot, n'est-ce pas ? Nous avons discuté, je crois que ce soir-là il en avait gros sur le cœur. La semaine suivante, je l'ai recroisé au secrétariat, on s'est souri. Nous avons pris un café...

– Pas dans le mien, interrompit Jo.

– Non, répondit Milly, c'était un matin, nous sommes allés au Tuttleman, bref, il m'a raconté son histoire et je me suis aperçue...

– Qu'il te plaisait ?

– Quelque chose dans le genre, oui.

– Tu lui en as parlé ?

Milly donna un coup d'épaule à Jo.

– Ce n'était que passager, pas de quoi en faire une histoire.

Jo lui avait demandé si elle comptait le dénoncer et Milly lui avait rappelé qu'elle n'était pas flic et que lui non plus. Et puis ils auraient tous deux bien des difficultés à expliquer au directeur comment ils avaient débusqué son pirate.

– Tu veux savoir qui était son complice ?

– Tu le connais ?

– Je la connais, précisa Jo.

– Ah ! souffla Milly en se levant.

– Si cela ne t'intéresse pas plus que cela, alors pourquoi avons-nous entrepris cette expédition ?

Pour toute réponse, elle avait remercié Jo d'un baiser sur la joue, lui avait assuré qu'elle avait passé une soirée épatante, que leur escapade nocturne resterait l'un de ses meilleurs souvenirs. Puis, comme si de rien n'était, elle lui avait donné rendez-vous le lendemain pour aller au cinéma, intention inutile puisqu'ils se retrouvaient tous les samedis devant le multiplex sur West Ridge Pike.

En regardant Milly s'éloigner, Jo avait repensé au jour où il l'avait vue pour la première fois à l'église.

L'amitié qui se tissait depuis dix ans entre Jo et Milly se nourrissait de confidences, de séances de cinéma le samedi après-midi, de longues conversations sur le muret qui borde le réservoir, mais aussi de silences. En hiver, à l'arrivée des premiers flocons, ils grimpaient sur le toit de la maison de Milly pour regarder la neige blanchir la futaie d'épicéas et de pins argentés. Ils fumaient quelques cigarettes et restaient là, à bavarder jusqu'à ce que le froid les oblige à rentrer.