À 16 h 06 Milly s'installait au volant, tournait le bouton du poste radio et libérait sa chevelure, avant de mettre le contact et d'écouter le grondement du V8 ajouter quelques basses à une fugue de Bach, une symphonie de Mendelssohn ou autre partition de musique classique.

À compter de ce moment, Milly devenait quand même un peu rock'n'roll. Cheveux au vent, par toute température sauf quand il pleuvait, elle roulait jusqu'à la station-service 7-Eleven, où elle étanchait sa soif d'un Coca vendu deux dollars soixante-dix cents et abreuvait sa voiture de deux gallons d'essence pour sept dollars trente. Chaque soir, en regardant défiler les chiffres au cadran de la pompe, elle comptait les minutes passées à recopier les rapports de Mme Berlington. Dix dollars dépensés en cinq minutes, soit trente mille signes tapés sur son clavier durant la matinée. Le reste de son salaire lui servait à payer son repas du soir – le sandwich de Mme Berlington étant pris en charge par le service juridique, Milly s'était arrangée très vite avec l'employé du Kambar Café pour que le prix du pastrami augmente du montant d'une salade printanière –, à s'acheter quelques vêtements, enrichir sa collection de disques, s'offrir une place de cinéma le samedi et, surtout, entretenir son Oldsmobile.

L'employé du Kambar Café s'appelait Jo Malone. Un tel nom ne s'inventait pas. Son véritable prénom était Jonathan, mais « Jonathan Malone » ne sonnait pas aussi bien, avait estimé Milly dont l'oreille musicale était infaillible. Jo, qui avait hérité grâce à elle d'un nom digne d'un personnage de film de gangsters, était un jeune homme à la silhouette élégante que la nature avait doté d'un talent de poète. Ne réussissait-il pas le difficile tour de passe-passe de composer chaque jour pour Milly, et en toute saison, une merveilleuse salade de printemps ?

Jonathan Malone était éperdu d'amour pour une certaine Betty Cornell qui n'aurait jamais posé son regard sur un employé de cafétéria, quand bien même ce dernier eût dévoré toute l'œuvre de Corso, Ferlinghetti, Ginsberg, Burroughs et Kerouac, et Jo connaissait leur prose presque par cœur. Jo Malone s'efforçait de mettre un peu de poésie dans des sandwichs et salades à cinq dollars cinquante, dans l'espoir de poursuivre un jour ses études et d'enseigner le monde merveilleux des mots à des jeunes filles qui avaient pour modèles Britney Spears, Paris Hilton et des mannequins anorexiques. Milly lui avait souvent dit qu'il avait l'âme d'un évangélisateur qui aurait embrassé la littérature pour religion.

En quittant la station-service, Milly s'engageait sur la Highway 76 où elle poussait une pointe de vitesse jusqu'à la sortie suivante qu'elle empruntait pour rentrer chez elle.

Milly habitait une petite maison en bois sur Flamingo Road, juste derrière le réservoir d'eau de sa banlieue. C'était un quartier sans prétention, mais auquel on pouvait trouver un certain charme. La ville s'arrêtait à Flamingo Road, où la forêt reprenait ses droits.

Le soir, Milly bouquinait, sauf les vendredis où Jo venait dîner avec elle. Ils regardaient un épisode d'une série télévisée qu'ils aimaient tous deux : une avocate, épouse d'un futur sénateur, voyait sa vie basculer quand la liaison de son mari avec une call-girl était révélée par la presse.

À la fin de l'épisode, Jo lui lisait à voix haute les poèmes qu'il avait écrits durant la semaine. Milly l'écoutait attentivement puis l'obligeait à une seconde lecture, accompagnée cette fois d'un morceau de musique qu'elle avait choisi en fonction des textes de Jo.

La musique était le trait d'union qui les liait depuis leur première rencontre, elle en fut même à l'origine.

*

Jo, pour arrondir ses fins de mois, jouait de l'orgue à l'église. La vacation musicale étant payée trente-cinq dollars au forfait, il raffolait des enterrements.

Les mariages durent un temps fou, les invités tardent à s'installer, la mariée se fait attendre, les vœux s'éternisent et il faut continuer de jouer jusqu'à ce que les époux et leurs invités aient quitté le parvis. Les obsèques ont pour avantage que les morts sont d'une ponctualité sans faille. De surcroît, le curé ayant une sainte horreur des cercueils, il sautait allégrement des passages entiers de son bréviaire pour exécuter la messe en trente-cinq minutes chrono.

Un dollar la minute, c'était un job en or et Jo, qui n'était pas le seul musicien auquel le curé faisait appel pour accompagner ses offices, ne manquait jamais de parcourir la rubrique nécrologique publiée dans le journal du dimanche, pour être le premier à s'inscrire sur l'agenda de la semaine.

Un mercredi matin d'obsèques, alors qu'il entamait une fugue de Bach, Jo avait aperçu une jeune femme entrer dans l'église. La cérémonie parvenait à son terme, les paroissiens commençaient à se lever pour aller rendre un dernier hommage à Mme Ginguelbar, épicière de son vivant, tuée bêtement par une pile de cageots de pastèques haute de deux fois sa taille, qui lui avait dégringolé sur le thorax. La pauvre Mme Ginguelbar n'était pas décédée sur le coup, son agonie avait dû être horriblement longue puisqu'elle était restée toute une nuit à suffoquer sous un amas de cucurbitacées qui avaient eu raison de son dernier souffle.

L'arrivée de Milly en jean, tee-shirt échancré et cheveux lâchés avait attiré l'attention de Jonathan, tant elle détonnait avec l'assemblée. L'organiste a le privilège depuis sa position de voir dans le moindre détail tout ce qui se passe dans l'église.

Aujourd'hui encore, lorsque Milly avait un coup de cafard, Jo lui remontait le moral en lui racontant quelques anecdotes croustillantes dont il avait été témoin. Mains joueuses qui soulevaient une jupe ou caressaient un pantalon, voisins bavards qui chuchotaient sans prêter la moindre attention à la cérémonie, têtes qui dodelinaient avant de piquer du nez, autres têtes qui se tournaient pour lorgner une femme, le contraire se produisant aussi et plus fréquemment qu'on ne le pense, fous rires enfin, quand M. le curé, qui avait un cheveu prononcé sur la langue, appelait notre Cheigneur tout puichant et cha michéricorde. Même les bibles qui cachaient un téléphone portable ou un livre n'échappaient pas à Jo.

Ce mercredi-là, les portes à peine refermées, Jo avait quitté son orgue pour dévaler l'escalier en colimaçon qui aboutissait près du confessionnal. La jeune femme était restée seule sur un banc alors que le cortège accompagnait déjà Mme Ginguelbar au cimetière qui jouxtait la sacristie.

Il s'était assis près d'elle, et avait fini par rompre le silence en lui demandant si elle était une proche de la défunte. Milly avait avoué ne pas la connaître et, avant que Jo ne l'interroge sur la raison de sa présence, elle lui avait confié qu'il avait un joli doigté, qu'elle aimait sa sensibilité et sa façon d'interpréter Bach. Cette minute-là avait marqué la fin de deux solitudes. Celle de Jo, qui n'avait jamais entendu de si belles choses sur sa façon de jouer, et celle de Milly, qui n'avait jamais eu envie de devenir l'amie de qui que ce soit depuis son arrivée à Philadelphie.

Jo l'avait prise par la main pour l'entraîner vers l'escalier en colimaçon. Milly s'était émerveillée en découvrant la vue de la nef depuis la mezzanine. Jo l'avait invitée à s'adosser aux tuyaux d'orgue qui grimpaient le long du mur, s'était installé à son clavier et avait interprété une toccata en mineur.

Milly avait eu l'impression que la musique lui traversait le corps, pénétrait son cœur, que le tempo battait jusque dans ses veines. Cette sensation d'être parcourue par les notes relevait du divin. Hélas, ce concert privé avait été interrompu par l'arrivée du curé. S'étonnant de ne pas trouver son église silencieuse, il était monté à son tour. En découvrant Milly dos collé aux tubulures, bouche ouverte et exaltée, il avait affiché la tête d'un exorciste face au démon. Jo s'était arrêté de jouer et, quand le curé lui avait demandé qui était cette jeune femme à ses côtés, il avait bafouillé au point que ses explications avaient paru inintelligibles.

Milly avait tendu la main au curé pour le saluer, et prétendu, avec un aplomb qui avait sidéré Jo, qu'elle était sa sœur. Le curé, sourcillant, avait posé les trente-cinq dollars de Jo sur un banc et les avait priés de quitter les lieux.

Une fois sur le parvis, Jo, qui se prénommait encore Jonathan, avait invité Milly à déjeuner.

Dix ans plus tard, il leur arrivait encore d'aller déposer un bouquet de tulipes sur la tombe de Mme Ginguelbar, au jour anniversaire de leur rencontre.

*

Milly avait connu une grande aventure qui l'avait rapprochée de Jo. Elle était liée à son travail.

Le serveur informatique du campus avait été piraté. Le directeur de l'université avait suspecté une anomalie alors que les étudiants avaient abordé leurs examens semestriels avec une décontraction inhabituelle. Plus inhabituel encore, les professeurs avaient été incapables de noter une copie en dessous de quatre-vingts points sur cent. Il s'avéra très vite que quelqu'un avait eu accès aux sujets.

Le service juridique de l'université n'avait traité jusque-là que des affaires banales, vérifications de polices d'assurance, demandes de certificats divers, rédactions de notes administratives en tout genre (le directeur étant friand de notes réglementant le comportement des étudiants sur le campus, afin surtout d'établir ce qui leur était interdit de faire). Aussi, lorsqu'il avait fait une entrée fracassante dans le bureau du service juridique pour annoncer que l'université s'apprêtait, pour la première fois de son histoire, à déposer plainte, au pénal de surcroît, la tension artérielle de Mme Berlington avait atteint des niveaux paroxystiques, dépassant même la moyenne des notes obtenues par les étudiants à leurs partiels.