À Pauline, Louis et Georges

« Il n’y a pas de hasard,

il n'y a que des rendez-vous. »

Paul Éluard






Il tenait son journal intime entre ses mains, affamé des mots qu'elle avait couchés sur le papier, tentant de reconnaître ses traits dans l'un ou l'autre des personnages, l'écho de leurs conversations dans les cafés de Greenwich Village, un épisode volé au temps. Et à chaque page qu'il tournait, il écoutait battre son cœur, essoufflé par un amour dont le souvenir s'était effacé comme les pas du marcheur qui s'éloigne sur la neige.

Tandis que le soir s'installait, il poursuivait sa lecture, seul assis à la table de l'unique pièce de sa maison, ne se souciant ni de son repas ni des heures qui l'entraînaient dans la nuit. Il n'y avait aucun superflu chez lui, mais rien de ce qui était nécessaire pour survivre ne manquait. Lorsque les premières lumières du jour traversèrent les persiennes, il referma le manuscrit, et, les mains posées sur ses genoux, retint ses larmes dans une inspiration profonde.

Elle avait raconté sa vie sans jamais le nommer, sans faire la moindre allusion au rôle qu'il y avait joué ni au choix qu'il avait fait pour elle, et il se demanda si c'était le fruit d'une indifférence de sa part ou d'une rancœur que le temps n'avait pas apaisée.

Il se rendit jusqu'à la vasque, regarda son visage dans le miroir fendu qui pendait à un clou et ne reconnut pas les traits de l'homme qui avait hanté sa lecture. Peut-être était-ce la raison qui avait motivé Hanna à le gommer de son passé. Drôle de chose que les souvenirs, se dit-il en se passant le visage à l'eau glacée. Certaines personnes s'en nourrissent comme si leur existence était retenue par un fil qui les tient éloignées de la mort ; d'autres les effacent pour éclaircir le temps qu'il leur reste.

Il se prépara un petit déjeuner. Un café et des œufs mélangés à une tranche de lard qui crépitèrent dans le creuset en fonte posé sur le réchaud. Elle avait dû laisser un indice, une réponse à la question que sa disparition soulevait, une piste. Sans cela, elle aurait brûlé ces pages ou les aurait emportées avec elle.

Il déposa son assiette dans la vasque et retourna s'asseoir à la table.

– Bon Dieu, Hanna, tu ne pouvais pas ignorer la vérité à ce point, jura-t-il en se frottant les joues pour lutter contre le sommeil.

Il fixa la pendule du regard, se leva et ouvrit l'armoire pour préparer son bagage. Il y glissa trois chemises, des sous-vêtements, une veste en laine et un pull-over. Il récupéra l'enveloppe qui contenait toutes ses économies, la rangea dans la poche de son manteau, décrocha son chapeau et son holster de la patère, vérifia que le cran de sûreté du revolver était engagé et fourra celui-ci au fond du sac. Puis il s'agenouilla devant le réchaud, étouffa les braises dans le foyer, vérifia les crochets des volets, éteignit la lumière et ouvrit la porte de sa maison.

Le soleil de ce matin de fin d'hiver était encore bas dans le ciel. Devant lui, le chemin filait vers la grande route. Une fois arrivé au croisement, il lui faudrait marcher six miles jusqu'au calvaire où s'arrêtait l'autobus. Pas le temps de traîner, le vent qui soufflait ralentirait ses pas. Il aurait pour mérite de détourner son odeur des loups. Il aurait presque souhaité que la meute le flaire pour vider son chargeur, et s'en voulut aussitôt d'avoir dirigé contre eux sa colère. Les loups et lui avaient fini par faire bon ménage. Quand il partait chasser, ils le suivaient à distance. Quand il avait tué sa proie, ils attendaient qu'il l'ait dépecée pour venir se repaître de la chair qu'il leur laissait sur la carcasse. Quand il coupait du bois, ils l'observaient du haut de la colline, jusqu'à ce que d'un mouvement de tête il leur fasse signe qu'il allait rentrer chez lui et que son arme était chargée. Les loups semblaient avoir compris la règle, aucun ne s'était jamais approché et Thomas Bradley n'avait jamais eu besoin de faire feu sur l'un d'eux.

Il était midi quand il arriva au calvaire, sa maison avait disparu depuis longtemps de la ligne d'horizon. La terre s'étendait, plate, à perte de vue.

L'autocar approchait. Trop loin pour qu'on entende le grondement du moteur, mais on apercevait la poussière soulevée par ses roues. Cette expédition serait peut-être sa plus grosse erreur depuis trente ans. Comment ne pas y songer en prenant le risque de confronter un souvenir qui avait accompagné sa vie à une réalité qui risquait de l'annihiler ?

Tom leva le bras pour se signaler au chauffeur, et alors que les portes de l'autocar s'ouvraient, il sourit, se moquant de lui-même, reconnaissant enfin que durant toutes ces années, sous l'apparence de celui qui n'avait peur de rien, se cachait un homme vulnérable devant une femme.

– Mais quelle femme ! lança-t-il au chauffeur qui lui rendait la monnaie du billet qu'il lui avait tendu.

Vingt dollars pour payer son passage, première étape du plus beau des voyages qu'il ait rêvé faire. Il irait jusqu'au bout, la seule chose qui puisse l'en empêcher serait de mourir en route, mais tant qu'il aurait encore un souffle de vie, il la chercherait.

Tom Bradley avait longtemps espéré que ce moment arriverait. S'il était honnête avec lui-même, il aurait reconnu l'avoir guetté. Et quand la veille un jeune flic, comme il en avait tant formé au cours de sa carrière, était venu frapper à sa porte pour lui porter une enveloppe contenant un manuscrit ainsi qu'un mot de son ami le juge Clayton, il avait su que cette existence à laquelle il avait peu à peu renoncé n'en avait pas fini avec lui.

En allant prendre place au fond de l'autocar, Tom Bradley plissa les yeux et partit dans un grand éclat de rire. Ce n'était pas la fin, mais le début d'une grande aventure.




1.

En rencontrant Milly on l'imaginerait un peu rock'n'roll. C'est son allure à la Patti Smith dans sa jeunesse qui suscite cette première impression, mais c'est un genre qu'elle se donne. La vie de Milly n'a rien de rock'n'roll. Quand elle est seule, ce qui est souvent le cas, elle écoute de la musique classique à tue-tête, parce que seuls Bach, Grieg et Glenn Gould réussissent à étouffer l'écho de sa solitude.

*

Milly Greenberg avait quitté Santa Fe après avoir obtenu une bourse d'études de l'université de Philadelphie. Deux mille deux cents miles et six États séparaient sa ville natale de celle où elle vivait maintenant, distance qu'elle avait souhaité établir entre sa vie de jeune fille et sa vie de femme. Et pourtant, Milly s'était presque autant ennuyée à suivre des cours de droit en Pennsylvanie que durant son enfance au Nouveau-Mexique. Les trois choses qui l'avaient poussée à poursuivre ses études étaient la vie qui s'offrait à elle sur le campus, qu'elle s'y était fait un véritable ami, et qu'en dépit de son caractère pas toujours facile ses professeurs l'avaient estimée. Milly ne s'était jamais intégrée à ces groupes de jeunes filles qui minaudaient du matin au soir, se remaquillant à chaque intercours, suivant pour toute actualité celles des personnalités en vogue, jugeant leurs frasques et leurs déboires plus passionnants que le sort du monde. Elle n'avait pas plus fréquenté les garçons transpirant leur trop-plein de testostérone sur des terrains de sport, avec leurs carrures exagérées, leurs têtes casquées et joues fardées aux couleurs de l'équipe universitaire de football américain. Milly avait été une étudiante invisible et studieuse, ce qui, considérant le fait que le droit l'ennuyait à mourir, démontrait sa détermination à faire quelque chose de sa vie. Quoi, elle n'en savait toujours rien, mais un destin l'attendait, un destin qui se révélerait bien un jour.

À la fin de son deuxième cycle d'études, l'université avait refusé de reconduire sa bourse mais lui avait proposé un marché que Mme Berlington avait qualifié d'« échange de bons procédés », à savoir collaborer au service juridique en qualité de stagiaire assistante (le service juridique se composant uniquement de Mme Berlington) en contrepartie d'un défraiement de cinq dollars l'heure, d'une assurance maladie et d'un logement de fonction. Milly avait accepté sur-le-champ. Pas pour l'intérêt du poste, ni pour le salaire bien entendu, mais pour continuer à fréquenter le campus. Elle y avait désormais ses repères et ses habitudes.

Aujourd'hui encore, Milly aimait prendre son petit déjeuner au Tuttleman Café, traverser la grande pelouse à 8 h 53, passer devant la bibliothèque Gutman à 8 h 55 avant d'entrer dans le bâtiment administratif où sa journée de travail commençait à 8 h 57. À 11 h 50, elle commandait depuis son ordinateur un sandwich au pastrami pour Mme Berlington. À 12 h 10, elle retraversait la pelouse jusqu'au café du Kambar Campus Center, récupérait le sandwich de Mme Berlington ainsi qu'une salade printanière pour elle, et revenait en empruntant l'allée périphérique, ce qui lui permettait de repasser devant la bibliothèque. Elle prenait son repas assise face à son employeur et regagnait son poste de travail à 12 h 30. À 15 h 55 elle remisait dans le tiroir de son bureau le bloc comportant les notes dictées par Mme Berlington, bloc sur lequel elle posait le cadre photo en métal argenté où sa grand-mère lui souriait, donnait un tour de clé au tiroir avant de partir à 16 heures.

Dernière traversée du campus de la journée, cette fois en direction du parking où Milly reprenait possession de la seule chose qui attestait qu'elle n'était pas une employée si conventionnelle que cela : une Oldsmobile décapotable 1950, propriété de sa grand-mère qui la lui avait offerte quelques années avant qu'elle quitte Santa Fe. Cette voiture, qu'elle entretenait avec la méticulosité d'un collectionneur, devait aujourd'hui coter dans les quatre-vingt mille dollars. Le cabriolet, sorti des usines Oldsmobile trois décennies avant qu'elle-même ne sorte du ventre de sa mère, représentait en cas de coup dur une véritable assurance-vie. Une vie qui à l'aube de ses trente et un ans lui convenait parfaitement.