Une heure plus tard, le citoyen Agricol équipé comme on sait, armé de sa pipe et de son bâton noueux, la houppelande en plus et ayant seulement troqué ses sabots contre de gros brodequins en raison du froid, sortait discrètement et poursuivait le chemin entamé par le baron de Batz en direction de la Bastille ou de ce qu'il en restait... Lalie ne devait manquer aucune séance de la Convention et il fallait qu'il sache tout ce qui s'y passait.
A juridiction exceptionnelle, procès exceptionnel. Celui du Roi se déroulait de façon tout à fait inhabituelle. Après avoir conduit Louis XVI devant la Convention dans les conditions que l'on sait, après lui avoir refusé la permission de se raser avant la séance comme il en avait l'habitude - mais ne lui avait-on pas ôté tout instrument tranchant ? -, on l'avait ramené au Temple où il était désormais seul : le petit Dauphin avait été conduit chez sa mère et le Roi déchu n'avait plus aucune communication avec sa famille. Cela lui était plus cruel que toutes les humiliations dont on ne cessait de l'accabler. Les jours suivants, ce fut dans son appartement de la Tour qu'il répondit aux interrogatoires des envoyés de la Convention. Il reçut également ses avocats qui avaient l'autorisation de s'entretenir avec lui deux heures chaque soir.
La veille de Noël, Batz rentra chez lui avec Pitou et Devaux. Il était fatigué, sale avec une barbe de plusieurs jours mais son énergie était intacte :
- Quoi qu'on en puisse penser, la Convention n'est pas unanime sur le sort que l'on réserve au Roi. Une moitié environ est pour l'exil, mais il est bien évident qu'elle ne délibère pas dans le calme et la sérénité qui conviendraient. Outre les tribunes toujours pleines d'énergumènes qui hurlent à la mort à tout bout de champ, les députés ne peuvent entrer en séance sans passer au milieu d'une haie d'hommes brandissant des piques, la menace à la bouche, et de femmes plus hideuses et plus féroces encore.
- N'est-il pas possible d'en acheter quelques-uns de façon à nous assurer une majorité? dit Marie. Il suffirait d'une seule voix pour l'emporter...
- Je sais, mais nous ne pouvons plus compter sur l'argent espagnol. Certes, le gouvernement de Madrid a envoyé une protestation officielle à la Convention et la banque de Saint-Charles a prévenu Le Coulteux qu'elle ne le garantissait plus pour les deux millions qu'elle s'était engagée à rembourser. Quant à Ocariz, il a envoyé une belle lettre à l'Assemblée pour la rappeler au sens de la justice et de l'honneur, mais il me fuit comme la peste et d'ailleurs se cache. Son bon ami Chabot l'a dénoncé pour tentative de corruption dans le but de faire évader le Roi.
- Alors qu'il a touché 500 000 livres ? s'indigna Pitou.
- Il ne les a plus... tout au moins presque plus, fit Devaux. La chose a fait quelque bruit et certains de ses bons confrères lui ont fait comprendre que, s'il tenait à sa peau, mieux valait partager. Cela dit de quels moyens disposons-nous pour acheter les voix salvatrices ?
- D'une grande quantité d'assignats, soupira Batz, qui ne peuvent pas servir à grand-chose dans les circonstances actuelles. Pour ces gens-là il faut de l'or... et la plus grande partie de ma fortune est hors de France, chez des banquiers anglais, allemands ou hollandais.
- Il vous reste pourtant quelque chose, dit Laura d'une voix lente. Un magnifique objet pour lequel nous nous sommes donné bien du mal...
- La Toison d'Or que je souhaitais tellement rendre un jour à mon roi! Oui, je l'ai toujours... mais en admettant que je le veuille, elle est impossible à vendre en l'état. Il faudrait la démonter et en négocier les pierres à Londres ou à Amsterdam...
- En France c'est impossible?
- Le risque d'être dénoncé comme voleur des joyaux de la Couronne serait trop grand. C'était aussi le cas du Régent, le grand diamant rosé. On l'a retrouvé sous un tas de gravats aux Champs-Elysées. Les voleurs ont préféré s'en débarrasser, n'ayant sans doute aucune possibilité de le passer en Angleterre ou aux Pays-Bas.
- Et pourquoi moi ne le pourrais-je pas? Je suis américaine, ne l'oubliez pas, et comme telle je jouis d'un statut privilégié qui doit me permettre de voyager. Une femme peut facilement cacher un joyau, même exceptionnel.
- Mais pas le tas d'or que l'on vous donnerait en échange et qu'il faudrait rentrer clandestinement. C'est une véritable expédition à monter... et le temps nous manque. D'ici quinze jours la Convention aura rendu son verdict.
- Il ne sera peut-être pas si désastreux, reprit Devaux. Si la Convention siège sous une menace perpétuelle, il reste les Parisiens, le peuple de Paris qui, lui, n'est pas d'accord et le manifeste. Savez-vous qu'il y a six jours les dames de la Halle ont déposé chez Target qui a refusé de défendre le Roi une poignée de verges alors qu'elles ont porté des fleurs à Tronchet et une couronne de lauriers à Malesherbes ?
- Il a raison, ajouta Pitou. Deux jours après, chez Talma qui avait réuni quelques députés modérés avec de jolies comédiennes comme Candeille, Mme Vestris et la Dugazon, Marat s'est amené avec son insolence habituelle. Talma l'a jeté dehors et Dugazon a promené dans le salon un brûle-parfum pour purifier l'air, aux applaudissements des invités. Non, baron, la cause n'est peut-être pas encore perdue et nous ne sommes pas seuls à lutter pour le Roi !
Batz pesa la densité de ce qu'il venait d'entendre.
- Ce que vous dites est plutôt réconfortant et recoupe ce que j'ai pu remarquer durant ces quelques jours. Les enragés de la Convention et quelques autres aussi n'en sont pas moins à craindre, eux et les hordes de vautours qu'ils trament à leur suite et qui engendrent la peur...
- Dans l'état actuel des choses, que préconisez-vous, baron? demanda Pitou.
- Continuer ce que nous faisons ces jours-ci, mais à visage découvert. Avec mon amie Lalie, nous avons repéré quelques députés que l'on devrait pouvoir acheter, même avec des assignats ou des lettres de change. Je n'ai pas perdu ma réputation de financier avisé, il faut en profiter. Cependant, pour le 31 décembre, nous réveillonnerons avec nos amis les plus sûrs comme on sait si bien le faire chez la Grandmaison. Nous en profiterons pour établir avec eux le compte des fidélités dont ils peuvent disposer au cas où il faudrait en venir au coup de force.
- Vous l'envisageriez ? demanda Devaux.
- S'ils ont l'audace de condamner le Roi à mort? Sans aucun doute.
- Et la Toison d'Or? demanda Marie.
- Nous verrons à nous en servir au mieux si une occasion se présente, encore que je la considère comme autre chose qu'un dépôt sacré. Mais je n'en retiens pas moins votre proposition, Laura. Merci !
Elle lui offrit un beau sourire et la plus parfaite des révérences :
- Ne suis-je pas à votre service, baron? Ainsi qu'à celui de Leurs Majestés... Que Dieu veuille les protéger ! ajouta-t-elle en se signant. Un geste que tous répétèrent. Après quoi l'on passa à table. En dépit de la présence des deux jeunes femmes, parées l'une de satin blanc, l'autre de satin ivoire et vert amande, en dépit de leur grâce et de leurs efforts pour alléger l'atmosphère, ce fut sans doute la veillée de Noël la plus triste qui se vît. Rien de comparable aux Noëls de jadis, quand les cloches sonnaient à toute volée dans la nuit froide pour appeler les fidèles à la messe de minuit, après quoi l'on festoyait jusqu'au matin. Là, ce fut simplement un souper entre amis dont les pensées s'envolaient toutes vers la vieille tour des Templiers, vers ces deux femmes et ces deux enfants qui n'avaient plus le droit d'embrasser celui pour qui elles ne cessaient de trembler, sous l'oil impitoyable des municipaux chargés de les garder à vue, vers cet homme solitaire enfin qui, jour après jour, se voyait confronté à des accusations grotesques souvent, venimeuses toujours.
En compagnie de Lalie, le citoyen Agricol avait assisté à deux séances qui, en dépit de son sang-froid, lui donnèrent envie de vomir. On accusait cet homme paisible et bon d'avoir fait tirer sur le peuple, d'avoir dépensé des millions pour le corrompre, d'avoir participé même à des orgies. Le comble avait été atteint lorsqu'un serrurier de Versailles que Louis XVI avait toujours traité en ami, avec lequel il travaillait dans sa petite forge sous les combles du palais, était venu révéler que " Capet " l'avait fait venir aux Tuileries pour l'aider à confectionner une armoire de fer, prise dans un mur situé entre son appartement et celui du Dauphin, pour y cacher tous les plans de ses conspirations contre le peuple. Après quoi, on avait payé ce " brave homme " et on lui avait offert un verre de vin dont il avait pensé mourir empoisonné. Plus vil, plus bas, plus geignard que sa déposition - applaudie à tout rompre par la Montagne ! -ne se pouvait imaginer. Plus révoltant encore l'usage que le ministre Roland allait faire de cette armoire où le Roi voulait seulement enfermer des valeurs, de l'argent et quelques lettres qu'il souhaitait soustraire à l'espionnage continuel dont il était déjà victime. On y trouva beaucoup plus qu'il n'y avait mis : plans d'invasion de la France, plans d'insurrection et de répression, tout ce que l'on aurait pu trouver chez un tyran normalement constitué mais certes pas chez Louis XVI...
Au lendemain de Noël, le Roi - que l'on avait enfin autorisé à se raser -fut ramené devant la Convention. Pitou à qui son uniforme de garde national permettait d'entrer partout, même au Temple, en profita pour aller aux nouvelles. Il ne se rendit pas à la rotonde car Mme Cléry avait été renvoyée à Juvisy, heureuse malgré tout de s'en tirer à si bon compte. En effet, avec beaucoup d'habileté elle avait plaidé coupable : la jeune femme qui passait pour sa nièce était bien une fille des Amériques, fort amie de la France et de la liberté, qui voulait écrire un livre sur les anciennes " prisons du pouvoir royal " et sur le sort que la République réservait à ses ennemis. Elle y mit tant de conviction qu'avec l'aide de Lepitre, dont nul ne mettait en doute la loyauté, elle réussit à convaincre d'autant plus aisément que Marinot avait disparu. Son cadavre encore muni de la corde qui avait servi à l'étrangler ne serait découvert que beaucoup plus tard dans la cave d'un des hôtels abandonnés de l'enclos du Temple... On la renvoya donc à Juvisy ; après quinze jours de punition, elle fut autorisée à reprendre ses visites hebdomadaires à son époux, seule évidemment. La harpe que les prisonnières aimaient tellement entendre repartit avec elle...
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