- D'honneur, je n'en sais rien! C'est possible, après tout, mais n'oubliez pas, il n'est pire jaloux qu'un jaloux sans amour... Ah, j'y pense : vous êtes venue avec le cabriolet, ce n'est pas très prudent : les gens du peuple exècrent ce type de voiture et je ne comprends pas que votre époux vous l'ait cédé. Quand vous reviendrez me voir, venez en fiacre, c'est beaucoup plus sûr ! Ou plutôt ne venez pas ! Je passerai chez vous au moins un jour sur deux comme je le faisais pour nos leçons...
Un franc sourire illumina pour la première fois les yeux noirs de la jeune femme :
- Cela me fera tellement plaisir! Ce sera un peu... comme naguère ?...
La soudaine évocation de jours plus heureux produisit son effet habituel : en quittant l'hôtel de Nivernais, Anne-Laure avait des larmes dans les yeux tandis que sa voiture rebroussait chemin. Elle n'alla pas loin : engagée dans l'étroite rue du Petit-Bourbon [ii] coincée entre des immeubles et la grande église, elle s'aperçut qu'elle n'en sortirait pas sans peine : un attroupement tout de suite menaçant bouchait la sortie sur la place. Avant que Sylvain ait pu réagir, un vigoureux gaillard, coiffé d'un bonnet rouge crasseux sur lequel s'épanouissait une énorme cocarde, s'était jeté à la tête du cheval avec une adresse trahissant l'habitude. A ce moment précis, un autre homme, long et maigre celui-là, roula sous la voiture comme s'il venait d'être renversé par elle. En même temps des cris furieux éclatèrent : " A bas le cabriolet!.. Sus à la fille d'opéra qui croit encore qu'elle peut écraser le pauvre monde! Brûlons-les!... Encore une catin qui se croit tout permis !... On va lui en faire passer l'envie!... "
En un rien de temps, Sylvain, qui s'efforçait courageusement de faire face à la meute enragée, fut arraché de son siège, tandis qu'avec de grands cris des femmes d'allure louche s'occupaient de la fausse victime qui poussait des gémissements à fendre l'âme. En même temps, des mains impatientes dételaient le cheval sur lequel l'homme à la cocarde sauta pour l'emmener vers une destination inconnue tandis que d'autres mains traînaient hors de la voiture Anne-Laure et la pauvre Biba, qui poussait des cris d'orfraie en s'accrochant à elle. Pétrifiée d'épouvanté, la jeune femme ne disait rien, elle regardait seulement cette horde furieuse qui lui montrait le poing cependant que l'on démolissait la voiture à coups de hache avec l'intention d'en faire un bûcher pour l'y jeter elle-même. Dans son esprit soudain engourdi, une seule pensée tournoyait : on allait la tuer, elle allait mourir là sous les coups de ces brutes et, dans un sens, elle n'y voyait pas d'inconvénient. Tout serait plus simple après et elle reverrait Céline. On lui arracha son chapeau de paille et son fichu de mousseline noirs, découvrant une gorge ronde et douce sur laquelle un homme porta aussitôt une main sale en ricanant :
- Joli morceau ! On pourrait p't' être y goûter avant de le faire rôtir? C'est doux et parfumé...
- T'as pas à t' gêner, Lucas! C'est point farouche ces filles-là. Pas ma belle? Montre-nous un peu l'reste de tes trésors !...
Comprenant qu'on allait la déshabiller là, en pleine rue et devant tous ces gens, elle ferma les yeux en souhaitant très fort perdre connaissance, mais ne s'évanouit pas qui veut. Sa Bretagne natale avait doté Anne-Laure d'une belle santé aussi peu sujette que possible aux " vapeurs " des belles dames délicates. Elle chercha une prière, n'en trouva pas... Et, soudain, les mains qui la palpaient sans douceur, qui tiraient sur sa robe pour la déchirer la lâchèrent tandis qu'une voix d'homme éclatait tout près d'elle :
- V's' êtes pas un peu malades ? Ça, une fille d'opéra ? Sans poudre, sans rouge et vêtue comme une chanoinesse? Vous voyez pas qu'elle est en deuil? Ah, il est beau 1' peuple qui s' veut libre et qui sait même pas respecter la douleur d'une malheureuse !
La jeune femme rouvrit les yeux, vit que c'était un porteur d'eau et que l'on se jetait sur les seaux encore pleins qu'il venait de poser. Il faisait si chaud!... Du coup, le cercle infernal refermé sur Anne-Laure se brisa. Restèrent seulement, outre les deux hommes qui voulaient la mettre à mal, quelques femmes méfiantes et deux ou trois badauds qui ne semblaient pas disposés à lâcher prise.
- Possible qu'elle soit en deuil mais 1' cabriolet, lui, il y est pas et il a failli écraser P'tit Louis ! Alors on va l'brûler.
- Si ça vous chante, mais laissez la citoyenne tranquille! C'est pas d' sa faute s'il lui reste que cette voiture-là.
- L'a qu'à aller à pied comme tout l'monde. Mais, dis donc toi, ça s'rait-y qu' tu la connaîtrais ?
- Ben oui. J' livre d' l'eau chez elle. C'est la citoyenne Pontallec... et elle vient d'perdre son seul enfant, sa p'tite fille de deux ans.
- Pontallec ? Ça sonne l'aristo, ça ?
- Et après ? On n'est jamais responsable d'sa naissance! Vous voyez bien qu'elle est toute jeunette. Et elle est loin d'être heureuse, croyez-moi ! Parc' que les filles d'opéra, ça s'rait plutôt l'affaire d'son époux !
Une femme aux yeux fureteurs, au nez pointu vint le mettre sous celui du défenseur d'Anne-Laure.
- Comment qu' ça s'fait qu' tu la connais si bien, citoyen...
- Merlu! Jonas Merlu, d' l'impasse des Deux-Ponts ! J'te l'ai dit citoyenne, j'livre chez elle et à la cuisine on cause! J'entends les bruits. Allez, un bon mouvement, les gars ! Laissez-moi la ram'ner au logis ! C'est d'jà une victime, en faites pas une martyre ! Ça s'rait pas digne.
- C'est où le logis ?
- Rue d'Bellechasse !
- Alors, décida la femme, on va avec toi ! Histoire d'voir la tête qu'il a l'mari...
C'est ainsi qu'Anne-Laure, remorquant à sa suite une Bina plus morte que vive, regagna sa maison à pied - le cabriolet n'existait plus et le cheval avait disparu, poursuivi par Sylvain plus attaché à l'animal qu'à sa maîtresse. Elle marchait d'un pas ferme, sans aide aucune. Son sauveur avait repris ses seaux vides et allait pesamment, sans plus faire attention à elle, en fredonnant une chanson. Elle aurait aimé le remercier, mais sans doute préférait-il ne pas donner prise davantage à la suspicion que son geste faisait peser sur lui. Au physique, c'était un homme sans âge, de taille moyenne; il marchait un peu voûté, ce qui le raccourcissait. Sous un vieux chapeau qui le protégeait du soleil, il portait une perruque de laine comme en ont les matelots et une barbe poivre et sel mangeait la moitié de son visage. Un nez rouge prouvant que l'homme respectait son fonds de commerce et de lourdes paupières, rougies elles aussi, complétaient une physionomie somme toute banale.
Arrivés à destination, les adieux ne se prolongèrent guère. Le marquis était absent et la petite foule qui avait quitté la place Saint-Sulpice se trouvait singulièrement diminuée. Restaient surtout quelques femmes, deux hommes et le porteur d'eau auquel Anne-Laure adressa, devant tous, un merci ému qu'il repoussa d'un geste bourru. Pourtant, avant de s'éloigner, il ôta la cocarde qui ornait son feutre sans couleur précise et la tendit à la jeune femme.
- Un bon conseil, citoyenne. Si tu veux plus qu'il t'arrive d'ennuis, ne sors pas sans ça! Plus de cabriolet non plus - de toute façon le tien n'existe plus ! - et puis, tout compte fait, sors donc le moins possible !
Pour la première fois et sans doute parce qu'elle était délivrée de sa peur, Anne-Laure remarqua la voix de cet homme : une voix grave, profonde, chaude comme un chant de violoncelle. Tout à l'heure, elle tonnait comme le bronze. A présent, elle avait le calme apaisant d'un chant d'église. Elle expliquait l'ascendant qu'en peu d'instants cet homme du peuple avait pris sur ses semblables et qui lui avait permis de l'arracher à leur fureur sans y laisser sa propre vie. En dépit du parler vulgaire, elle exerçait une sorte de magie...
Naturellement, le bruit de son escorte avait attiré dehors les deux serviteurs qui, avec Bina et Sylvain, composaient encore toute la domesticité de l'hôtel. Mme de Pontallec s'approcha d'Ursule, sa cuisinière.
- Vous devez connaître cet homme, Ursule ? Il a dit qu'il nous apportait de l'eau ?...!! s'appelle Jonas Merlu...
Les yeux fixés sur la silhouette qui s'éloignait dans la rue, la femme hocha la tête en faisant la moue :
- Ma foi non! Je ne l'ai jamais vu...
CHAPITRE III
10 AOÛT 1792
Depuis minuit le tocsin sonnait...
Première de toutes celles de Paris, cependant réduites au silence depuis des semaines, la grosse cloche des Cordeliers se fit entendre puis ce fut celle de Saint-André-des-Arts relayée par celles du faubourg Saint-Antoine, des Gravilliers, des Lombards, de Mauconseil et d'autres encore. Seule se taisait celle de Saint-Germain-l'Auxerrois, la paroisse royale qui avait donné le signal de la Saint-Barthélémy et, dans l'esprit de ceux qui en espéraient le pouvoir, c'était, cette nuit-là, une autre Saint-Barthélémy qui se préparait...
Ensuite ce furent les tambours. De toutes parts on battait la générale. Pourtant, la nuit de ce 9 août était belle, chaude, merveilleusement étoilée et Paris brillait de tous ses feux, éclairé comme pour une fête autour de la masse sombre du palais des Tuileries et de ses jardins. Là, les lumières extérieures étaient rares et le palais apparaissait comme un énorme et mystérieux animal...
Quelques heures plus tôt, Josse y avait amené Anne-Laure afin, disait-il, de n'avoir pas à se soucier de son sort tandis qu'il combattait avec tous ceux qui se rendaient alors au " château " pour la défense du Roi, car on savait bien qu'il allait se passer quelque chose et qu'il faudrait combattre. Aussi, le marquis de Pontallec était-il parti armé d'une épée qui n'avait rien à voir avec une épée de cour et des pistolets, Anne-Laure l'avait suivi avec une joie profonde puisqu'il refusait de se séparer d'elle au moment du danger. Partager le sort de son époux quel qu'il soit, n'était-ce pas son plus cher désir? Même si ce sort s'avérait dramatique...
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