- Qu'avez-vous fait du reste de votre maison, mon ami ? demanda la jeune femme qui n'était pas venue depuis longtemps.
- Fermé, ma chère petite! Par prudence, j'ai congédié la plus grande partie de mes domestiques, ne conservant que mon vieux Colin et sa femme qui fait la cuisine. Il faut vivre avec son temps et je suis, vous le savez, un vieux libéral...
- Mais... vos collections?
- Les portes condamnées en protègent une partie, des tableaux par exemple. Le reste est... ailleurs. Mais asseyez-vous et dites-moi ce qui me vaut la joie d'une si charmante visite.
- Mon époux ne vous l'a-t-il pas annoncée? Il devait passer chez vous ce matin pour prendre de vos nouvelles et vous dire que j'allais venir. Il vous disait... fort malade.
- Ce n'est pas la première fois que je constate chez ce cher marquis une tendance à l'exagération bien qu'il ne soit pas méridional comme nous autres. Non, j'ai été un peu froissé aux Tuileries pendant ce terrible jour, mais rien qu'une bonne nuit et quelques soins ne puissent effacer. Cela dit, votre époux n'est pas passé me voir. Sinon, vous pensez bien que je ne me serais pas absenté ou j'aurais au moins laissé des ordres pour que l'on vous fasse patienter... car je pouvais difficilement refuser de me rendre au chevet d'un voisin qui est aussi un ami et qui, lui, est mourant. Je vous ai parlé déjà de l'amiral John Paul-Jones ?
- Le héros américain qui a si bien servi son pays durant la guerre d'Indépendance avant de servir la France? Je sais que le Roi lui a donné un vaisseau et le titre de chevalier. Et il est mourant ? Mais... il n'est pas vieux.
- Quarante-sept ans mais... il a trop aimé les femmes dont il était sans cesse entouré. C'est je crois ce qui le tue plus encore que le mal contracté en Russie pendant le temps où il servait - pas pour son bien -la Grande Catherine. Je ne vous cache pas que j'éprouve beaucoup de peine. C'est un homme tellement attachant... et très seul bien qu'il ait été si fort l'ami du duc d'Orléans. Il ne lui reste que deux amis : Samuel Blackden et le capitaine " Beaupoil " ci-devant comte de Saint-Aulaire... et puis votre serviteur. Depuis deux ans qu'il a loué chez l'huissier Dorbecque, au 42 de cette rue, nous nous sommes liés. J'admire son courage devant la mort... Mais, pardon! Je ne devrais pas prononcer devant vous ce mot terrible ! Dites-moi plutôt pourquoi vous êtes revenue alors que je vous croyais en sûreté dans votre Bretagne...
- Ma Bretagne n'est plus une sûreté. Pourtant, je suis certaine que mon petit ange y reposera en paix...
Anne-Laure raconta sa triste aventure, amputée, bien sûr, de l'étrange conversation qu'elle avait eue avec Jaouen. Non par manque de confiance envers Nivernais. Il était sans doute son meilleur et peut-être son seul ami sûr, mais elle éprouvait une gêne à rapporter la déclaration d'amour d'un valet à qui l'écroulement de la société donnait toutes les audaces, déclaration aggravée par la terrible accusation portée contre l'époux qu'elle aimait. Elle était trop jeune, trop transparente surtout pour que le vieux duc ne devinât pas qu'elle lui cachait quelque chose et qu'elle éprouvait un trouble profond. Il voulut tenter de l'en délivrer.
- Que vous n'ayez pu demeurer à Komer je le conçois sans peine, mais pourquoi n'avoir pas cherché refuge auprès de votre mère ? N'est-ce pas la place toute naturelle d'une fille lorsqu'elle souffre !
- Pas lorsqu'elle est mariée. J'ai pensé, puisqu'il ne m'était pas possible de rester auprès de ma petite fille, que je devais rejoindre mon époux. Et puis la mort de mon frère a réveillé le chagrin de ma mère qui ne s'en remet pas. Elle cherche un palliatif dans le travail et la conduite de ses affaires.
Cela, Nivernais voulait bien le croire. Sans connaître Marie-Pierre de Laudren, il sentait que sa fille ne devait pas tenir une grande place dans sa vie : le simple fait de n'avoir pas jugé bon de se déranger pour assister à son mariage était révélateur. En revanche, il connaissait bien Josse de Pontallec et, s'étant attaché à la jeune femme, il ne cessait de déplorer en lui-même une union qui ne pouvait en aucun cas lui assurer le bonheur. Il savait le marquis homme d'aventures - celle, retentissante, avec le Chevalier avait longtemps défrayé la chronique et il n'était pas certain qu'elle fût vraiment terminée. On lui prêtait bien d'autres conquêtes qui, tant qu'elles s'étalaient au grand jour, ne l'inquiétaient pas vraiment. On ne pouvait en dire autant des nouvelles relations du marquis avec Charlotte de Sinceny. A cause, justement, de la retenue, de la discrétion que Josse y apportait, le duc la jugeait beaucoup plus dangereuse que toutes les autres. Il demanda :
- Comment votre époux a-t-il accueilli votre retour ?
La jeune femme eut un geste évasif accompagné d'un petit sourire triste :
- Pas très bien, je dois l'avouer. II... m'espérait en sûreté là-bas et il était... plutôt mécontent. On ne saurait guère le lui reprocher, ajouta-t-elle un peu trop vite. Par ces temps difficiles on préfère savoir les siens à l'abri n'est-ce pas ?
- C'est évident, dit machinalement Nivernais, qui pensait en même temps qu'il valait mieux qu'elle voie une preuve de sollicitude dans la colère de son époux au lieu de soupçonner la vérité qui était celle-ci selon lui : Josse espérait bien ne pas revoir sa femme avant longtemps et il était ravi d'en être débarrassé. La déception devait être rude, mais ce que le vieux duc n'arrivait pas à comprendre c'est pourquoi, diable, il avait expédié Anne-Laure chez lui en le déclarant malade alors qu'il savait parfaitement qu'il n'en était rien ?
- Je me demande, commença-t-il du ton de quelqu'un qui pense tout haut, si vous ne devriez pas repartir pour la Bretagne. La récente attaque des Tuileries a laissé au peuple un goût d'inachevé. Il a pu franchir un degré de plus dans une lèse-majesté qui autrefois menait à l'échafaud et je suis persuadé qu'il cherchera à terminer un ouvrage si bien commencé. Les temps vont devenir de plus en plus difficiles. L'émigration commencée en 89 a repris de plus belle...
- Y songeriez-vous aussi?
- Moi ? Non. A aucun prix. Ma place est auprès de mon roi... outre que je suis trop vieux pour courir les aventures. Ce n'est pas votre cas.
- Mais je ne demande pas mieux qu'émigrer. A condition que ce soit avec mon époux. Voyez-vous, le moment de surprise de mon retour passé, il est devenu... beaucoup plus affectueux qu'il ne l'avait jamais été et j'en suis venue à penser que les mauvais jours à venir pourraient être pour nous un nouveau départ. Pour rien au monde je ne le quitterais à présent... et je serais infiniment heureuse de partir avec lui.
Comme Jaouen avant lui, Nivernais s'émerveilla de cette faculté des êtres jeunes à faire refleurir leurs illusions, et il le déplorait. Si jamais Josse de Pontallec émigrait, ce serait certainement pour suivre la belle Sinceny... Mais allez donc dire cela à une enfant aussi aveuglément amoureuse?
- J'essaierai de le sonder dans ce sens la prochaine fois que nous nous rencontrerons, promit-il. En attendant, et comme on ne sait jamais si les événements ne nous prendront pas au dépourvu, je veux que vous sachiez ceci, mon enfant : vous avez ici un asile tout trouvé en cas de malheur. Cette maison est l'une des rares demeures nobles qui soient encore à peu près sûres à Paris. Les... mômeries auxquelles je me livre avec les autorités m'accordent cet avantage, ajouta-t-il avec un petit rire amer.
- Les mômeries ? Oh, Monsieur le duc !
- Je ne vois pas comment on peut appeler autrement le fait d'avoir déposé à ma municipalité mon collier de l'ordre du Saint-Esprit, mon diplôme de grand d'Espagne et le diplôme de l'empereur Charles me conférant le titre de prince du Saint Empire! Mais si je peux, à ce prix, aider ceux que j'aime à conserver la vie, pourquoi pas?
Il avait dit cela sur un ton tellement allègre qu'Anne-Laure ne put s'empêcher de rire :
- Je n'ai jamais vu quelqu'un renoncer aussi joyeusement à ces titres prestigieux! Vous êtes, mon cher duc, le prince le plus européen qui soit...
- Surtout si l'on y ajoute mon duché français et mes ascendances italiennes. Mais, sachez-le, je n'ai pas renoncé définitivement et j'espère bien récupérer un jour mes hochets de vanité. Vous me quittez?
Elle s'était levée, en effet.
- Oui. Pardonnez-moi, il faut que je rentre. Encore une question cependant si vous le permettez?
- Mais je vous en prie !
- Pourquoi n'avez-vous jamais amené chez moi l'amiral Paul-Jones alors que ce que vous m'en disiez piquait ma curiosité ?
- Parce que, en dépit de son état de santé, il vous aurait fait la cour et que je ne voulais pas qu'il se fît une affaire avec le marquis. Justement à cause de son état...
- Une affaire ? N'était-ce pas faire preuve d'une grande imagination? L'amiral faisait-il la cour à toutes les jeunes femmes ?
- Non. Seulement aux plus jolies...
- Je ne suis pas jolie.
- C'est vous qui le dites. Laissez donc à d'autres le soin d'en juger !
- En outre, mon époux ne s'intéresse pas assez à moi pour aller jusqu'au duel.
- Ne croyez pas cela! Je ne sais si Josse de Pontallec est capable d'amour mais il a le sens de la propriété à un degré très élevé. Or vous êtes " sa " femme. Autrement dit, vous lui appartenez corps et biens et il ne saurait être question, pour lui, de permettre à quiconque de chasser sur ses terres. La meilleure preuve en est qu'il vous a toujours tenue à l'écart dans l'hôtel de la rue de Bellechasse alors qu'il menait sa propre vie ailleurs...
- C'est peut-être aussi parce qu'il m'aime un peu ? murmura Anne-Laure avec, dans la voix, une note d'espoir qui désola le vieux duc.
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