-    On le dit, dit le pelletier rendu prudent, en bon commerçant, par le marché qu’il sentait venir, mais je le suis moins qu’on ne le prétend. Si une petite somme pouvait apaiser votre juste colère et me faire pardonner de la damoiselle.

Cette fois le frère de Marjolaine rit franchement, mais ce rire-là réveilla les craintes de Gontran : si les loups riaient, cela devait donner quelque chose d’approchant.

-    Une petite somme? Tu n’estimes pas ta vie à très haut prix, marchand! Quoi qu’il en soit, c’est à mon père qu’il appartient de te dire ce que ça va te coûter. Marche devant et ne bronche pas. Je conduirai ta mule. Quant à toi, Marjolaine, passe en tête et file à la maison! Tu diras à Barbe de t’appliquer vingt coups de verge pour t’apprendre à courir les chemins à moitié nue, comme une serve.

La petite ouvrit de grands yeux. Elle n’était jamais vêtue autrement, l’été, sinon pour entendre messe ou vêpres, et c’était bien la première fois que Renier lui reprochait son costume car aucune de ses sœurs n’allait autrement. Mais sachant qu’il ne faisait pas bon répliquer lorsque son aîné prenait un certain ton, elle baissa la tête, rameuta ses oies et s’en alla le plus vite qu’elle put vers un châtiment qu’elle ne craignait guère. Barbe était sa nourrice et l’aimait trop pour lui faire grand mal. Et elle avait hâte de s’éloigner du théâtre d’une scène dont elle tremblait encore.

Cependant Gontran, imaginant que des flots de sang allaient couler, trouvait le courage de plaider pour elle :

-    Oh non! gémit-il. Il ne faut pas lui faire de mal. Elle a une si jolie peau.

-    A laquelle tu aurais bien voulu goûter, hein? gronda Renier de nouveau menaçant. Allons! Avance si tu ne veux pas tâter encore de mon fouet.

Poussant un soupir à faire envoler les feuilles, maître Foletier se mit en marche mais, curieusement, il n’avait plus très peur. Il oubliait ce qui le menaçait pour contempler la jeune fille qui avançait devant lui, à la tête de son troupeau d’oies. Quand elle s’était relevée et qu'il avait pu la voir en pleine lumière, il avait, en dépit de sa terreur, reçu un choc violent. Elle était encore plus belle, plus désirable qu’il ne le croyait... Sous la chemise rude, il distinguait parfaitement deux petits seins ronds et drus, aux pointes insolentes, et une taille si fine que les paquets de fronces de la jupe en forme de sac ne parvenaient pas à l’épaissir. Et puis il y avait ces yeux, ces larges prunelles transparentes couleur d’eau claire, ces cheveux de soie nacrée, ces longues jambes dont il se rappelait si bien la nerveuse finesse. Et Gontran, matérialiste sanguin aux appétits grossiers facilement éveillés et aussi vite apaisés par la magie de sa fortune, se retrouva soudain confronté à un problème trop difficile pour son arithmétique sentimentale habituelle.

Jusqu’à présent, quand il avait envie d’une fille, il la prenait moyennant une pièce d’argent ou quelques peaux bien fourrées, suivant le prix auquel s’estimait la belle. Cette fois il devinait que, ni pour or ni pour argent, il ne pourrait obtenir ne fût-ce que quelques minutes auprès de cette adorable créature. Une fille de la noblesse! Plus belle que toutes les plus belles! Et lui qui se jugeait aisément irrésistible, qui se trouvait volontiers magnifique et grand quand il faisait un présent en échange d’un moment d’abandon, voilà qu’il découvrait l’humilité. Cette petite Marjolaine était aussi inaccessible que les vierges sévères aux draperies savantes dont se peuplaient peu à peu les églises.

Il en éprouvait un dépit amer qui augmentait à mesure que se rapprochaient les toits verdis de la Pêcherie. Il en oubliait presque le garçon aux yeux mauvais qui marchait sur ses talons. La vie l'avait gâté jusqu’à présent et il n’aimait pas, il ne savait pas essuyer un échec. Inaccessible, la petite gardeuse d’oies, qu’il eût sans doute oubliée une heure après l’avoir violée, lui devenait à présent indispensable et, plus il la regardait, plus il se refusait à y renoncer.

En bon commerçant, il savait le prix des choses et la puissance de l’or judicieusement distribué et, quand il franchit la barbacane rustique ouvrant sur la basse-cour du manoir, il avait décidé de ce qu’il allait faire.

Un coup d'œil aux murs où les lézardes dessinaient d’étranges réseaux, à la cour mal nivelée, à la volaille lancée à l'assaut du tas de fumier, à tout ce qui proclamait l'évidente pauvreté du maître des lieux, le confirma dans ses intentions. Il y avait peut-être là une partie intéressante à jouer.

Aussi quand Renier, d'une bourrade vicieuse, lui fit franchir la porte basse d'une salle qui l’était encore plus et l'envoya pratiquement bouler aux pieds d’un homme en souquenille brune qui buvait de la cervoise, assis à même la pierre d'un âtre éteint pour avoir plus frais, Gontran ne se laissa-t-il pas abattre par l’adversité. Avec une étonnante souplesse pour un homme de sa corpulence il se releva et fut debout presque aussitôt après avoir touché le sol. Et, sans laisser à son bourreau le temps de placer un mot, il dévida à messire Aubry le petit discours qu'il avait préparé chemin faisant et qui tenait en trois phrases : il était riche, il aimait Marjolaine et il avait l'honneur de la demander en mariage.

Le mot frappa tellement les deux autres qu'ils restèrent un instant sans réaction. Renier eut une sorte de hoquet. Son père déglutit trop vite, s'étrangla et torcha à sa manche une moustache dégoulinante de mousse. Tous deux considérèrent le pelletier avec une sincère stupéfaction.

-    Qu’est-ce qu’il a dit? s'informa le maître de la Pêcherie.

-    Il dit qu’il est riche et qu’il veut épouser ma sœur, traduisit Renier.

-    Et d’où sort-il?

-    De Paris! coupa Gontran qui commençait à se fatiguer de se voir traiter avec une humiliante désinvolture. De Paris où je suis pelletier du roi! Cela vaut bien, j’imagine, un hobereau désargenté.

Dédaignant de lui répondre, Aubry se tourna vers son fils.

-    Où l’as-tu trouvé?

-    Sur le chemin de Liance, père. Il...

Le jeune homme hésita. Il n’était pas stupide et la proposition inattendue du Parisien avait non seulement fait tomber sa colère, mais ouvert devant lui une étrange perspective, une perspective qui se refermerait immédiatement si jamais Aubry apprenait dans quelle posture le pelletier avait été découvert.

-    Eh bien? fit Aubry impatiemment.

-    Il était auprès de Marjolaine et lui contait fleurette. Cela ne m’a pas plu. Je me suis fâché. Je l’ai un peu malmené et l’ai obligé à venir jusqu’à vous.

Tandis qu’il parlait, son regard impérieux mettait Gontran au défi de présenter une autre version des faits. Mais il pouvait être bien tranquille de ce côté-là : il y avait, au mur de la salle et au-dessus de la tête du maître de céans, tout un assortiment de haches, d’épées, de glaives qui semblaient, eux, en parfait état et avec lesquels il n’avait pas la moindre envie de faire connaissance. D’autant que cet ours n’avait rien de bien rassurant.

Aubry considéra d’un œil dubitatif la masse somptueuse du nouveau venu, sa belle robe de soie un peu ternie évidemment, mais qui n’en annonçait pas moins un possesseur de bourse bien remplie. Et il y avait si longtemps qu’il n’avait vu un homme vraiment riche qu’il ne résista pas à l’envie de rester en sa compagnie quelques instants encore.

Posant son gobelet vide entre ses pieds, il tira de côté sa lourde carcasse pour faire à l’autre une place sur la pierre grise.

-    Seyez-vous là! grogna-t-il. Et causons! Va dire qu’on nous apporte encore de la cervoise fraîche, ordonna-t-il à son fils.

En dépit de l’envie qu'il avait de surveiller la conversation. Renier quitta la salle sans trop se faire prier. Il y avait urgence pour lui d’aller dire deux mots à sa sœur afin que, par des gémissements intempestifs, elle ne vînt pas s’aviser de jeter bas le brillant mais fragile édifice qu’il était en train de mettre sur pied. Pour ce garçon pauvre mais affamé de richesse et de gloire, menacé de traîner interminablement une vie misérable au milieu des marais de Samoussy, le gros Gontran représentait une chance inespérée. S’il voulait vraiment épouser la blonde Marjolaine, il faudrait qu’il crache une grosse somme d'argent grâce à laquelle la famille reprendrait quelque figure dans le pays. Renier pourrait alors, sans avoir honte de ses loques, entrer dans quelque noble et riche maison pour y faire l’apprentissage des armes et, plus tard, se faire acheter le ruineux haubert et le non moins ruineux apparat qui entourait l’adoubement d’un chevalier. Le père pourrait avoir, lui aussi, des armes neuves et participer aux tournois locaux dont sa pauvreté l’éloignait mais qui, grâce à sa force, lui permettraient sans doute de gagner quelque argent. Ensuite, on pourrait partir faire croisade en Terre sainte, s’y tailler peut-être un fief, tandis que les jeunes frères et sœurs trouveraient de bons moutiers pour y mener sainte vie.

Les rêves du garçon l'emportaient plus loin, toujours plus loin, vers une gloire dorée qui l'arrachait à lui-même. Hélas, ces beaux rêves se heurtèrent brutalement à la figure horrifiée de Marjolaine quand il vint lui dire que le gros homme l'aimait, voulait l'épouser et que l'attaque répugnante dont elle gardait le vilain souvenir n'était que la manifestation un peu maladroite d'un amour qui ne savait plus se contenir.

- Moi? Épouser ce gros homme suant? J'aimerais mieux être nonne à Laon comme le voudrait notre mère.

Considérant ses espérances en miettes. Renier qui, un instant, s'était senti devenir bon généreux, sociable et fraternel - chose qui depuis l'enfance ne lui était jamais arrivée - retrouva d’un seul coup toute sa méchanceté. Empoignant les longues nattes que Barbe, après avoir appliqué vaguement deux ou trois coups de verge à Marjolaine, venait de tresser de frais avec un soin amoureux, il s’en servit pour soulever de terre la jeune fille qui gémit tandis que des larmes jaillissaient de ses yeux. Mais ni les plaintes ni les larmes ne pouvaient attendrir Renier qui, n’eût été la valeur marchande qu’il venait de lui découvrir, aurait volontiers étranglé sa sœur.