La vie, dans le manoir au bord des eaux dormantes, des joncs, des roseaux et des lys d’eau, n’avait vraiment rien de comparable avec ce qu’elle devait être chez le roi.

Vêtues comme moinillons, de bure l’hiver, de grosse toile l’été, Marjolaine et ses sœurs devaient, entre les interminables prières et offices auxquels les obligeait la dame des Bruyères, participer aux travaux ménagers multiples rendus nécessaires par la vie quotidienne d’une famille ne comportant pas moins de onze enfants et par une désespérante absence d’or ou d’argent, parfois même de bronze, dans l’escarcelle paternelle.

Les terres du seigneur des Bruyères étaient pauvres, avares et se composaient surtout de marais. Elles consentaient tout juste - et encore en rechignant beaucoup - à produire de quoi nourrir la maisonnée et à empêcher de mourir tout à fait de faim les trois ou quatre serfs qui les cultivaient. Aussi le personnel domestique du manoir se limitait-il à Barbe, la nourrice des enfants, et à sa nièce Jeannette, une gamine de l’âge de Marjolaine qui ne montrait guère plus de dispositions qu’elle pour le travail domestique.

Dame Richaude, la mère de la nichée, s’efforçait néanmoins de tenir son rang. Cela consistait pour elle à garder de sévères distances avec son entourage, même avec ses enfants, à préserver autant que faire se pouvait la blancheur de ses mains en leur évitant les travaux pénibles et en les enduisant quotidiennement de graisse de mouton, à fréquenter l'église beaucoup plus que la cuisine et à rendre de temps à autre, vêtue de ses meilleurs habits, de cérémonieuses visites à sa parentèle de Laon ou des environs.

Ces jours-là, elle empruntait l’unique cheval du domaine, se faisait escorter par l’écuyer de son époux, le vieux Géraud monté sur l’unique âne, ce qui gênait considérablement les travaux du jour et obligeait le baron à errer, morose et à pied, sur ses terres. En résumé, dame Richaude planait sur sa maisonnée comme un grand oiseau noir dont les coups de bec étaient toujours à craindre, bien que l’on eût toujours, en sa présence, l’impression que ses regards, braqués en permanence vers le ciel, ne voyaient pas grand-chose de ce qui se passait sur la terre.

Ce parti pris d’indifférence agaçait prodigieusement le baron Aubry son époux car c’était un homme sans imagination et uniquement attaché aux biens de ce monde qui, cependant, lui faisaient si souvent défaut. Il aimait manger, boire, faire l’amour et chasser. Aussi les aspirations spirituelles, si prodigieusement éthérées de son épouse, lui échappaient-elles complètement. Il lui arrivait même de se demander si elle se serait jamais aperçue de son existence si, d’aventure, il ne s’était avisé de lui faire onze enfants.

Pourtant, quand il l’avait épousée, un quart de siècle plus tôt, sire Aubry s’était senti en droit d’espérer des nuits réconfortantes, à défaut de jours fastueux puisque Richaude n’était pas plus fortunée que lui. Grande et déjà plantureuse dès l’âge de seize ans, elle avait nourri pendant plusieurs semaines les rêves amoureux du solide garçon de vingt ans qu’il était alors.

C’était à Laon, à la procession de la Fête-Dieu, qu’il avait vu la jeune fille pour la première fois. Vêtue de lin candide, ses cheveux bruns épars couronnés d'églantines, elle suivait à pas comptés, une chandelle de trois livres à la main et en chantant un cantique, la chape dorée de l'évêque entourée de toute une troupe de filles de son âge.

Mais Aubry n’avait vu qu’elle et, tout de suite, l’avait admirée passionnément. Non à cause de ses yeux baissés dont les cils mettaient une ombre bien douce sur ses joues, ni à cause de son maintien modeste et virginal, mais bien à cause des deux seins épanouis, drus et gonflés de sève, qui relevaient agressivement le tissu de sa robe, et du balancement envoûtant d’un bassin somptueux porté sur de hautes jambes dont les plis du tissu dessinaient parfois la forme fugitive.

Il n’était d’ailleurs pas le seul à la regarder avec émoi et, s'il ne s'était agi de la nièce d'un chanoine, les propositions déshonnêtes ne lui eussent certainement pas manqué. Mais, pour pauvre qu'elle fût, la maison de Pasly imposait le respect et, sur le passage de la procession, les hommes, les moines et même les enfants de chœur devaient se contenter de jeter, par en dessous, des regards fort peu chrétiens à l'étonnante adolescente.

Aubry, lui, en avait perdu le boire et le manger. Il s'en était ouvert à son confesseur qui s’en était ouvert à une vieille tante de la damoiselle, qui s’en était elle-même ouverte au chanoine. Toutes ces ouvertures avaient abouti à une demande en mariage en bonne et due forme qui avait été acceptée d’autant plus volontiers que la jeune Richaude n’avait même pas un denier de dot et que l’on se demandait même s’il se trouverait un couvent pour l’accepter.

C'est ainsi qu’un beau soir Aubry des Bruyères, le sang à la tête et des fourmis au bout des doigts, avait pu contempler dans son lit et dans toute leur splendeur naturelle les seins, les hanches et les cuisses qui l'avaient si longtemps empêché de dormir. Il s'en était emparé avec l’ardeur d’un chamelier mourant de soif qui trouve une cruche d’eau fraîche en plein désert, s’attendant au moins à rencontrer, les premières formalités de dépucelage accomplies, un enthousiasme convenable car il s’entendait assez bien aux choses de l’amour. Sans être bâti sur le modèle d’un dieu grec, il arborait une figure agréable sur un corps blond, mince et bien musclé.

Or, à cette belle brune si évidemment faite pour les joies de l’alcôve, il n’avait pas arraché le plus petit soupir de contentement. Les yeux grands ouverts, raide comme un bâton et rigoureusement inerte, elle avait subi sans broncher les assauts flatteurs qu’il lui avait prodigués. Bien plus, quand elle avait pu penser que son époux en avait terminé pour cette nuit, elle avait sauté à bas du lit, s’était revêtue hâtivement d’une chemise et, pieds nus, avait couru jusqu’au petit oratoire attenant à la chambre nuptiale pour s’y abîmer dans une prière agrémentée de tous les signes d’une fervente contrition. Aubry, éberlué, put même la voir se frapper la poitrine à plusieurs reprises avec une certaine énergie. Le tout en vue d’obtenir de Dieu le pardon des pratiques condamnables et même damnables auxquelles venait de se livrer son époux.

Et il en fut ainsi chaque fois qu’Aubry prétendit exercer sur Richaude ses devoirs d’époux. Naturellement, avec une femme aussi pieuse, les enfants vinrent avec une grande régularité. Richaude les bénissait d’ailleurs car ils lui permettaient, à partir du troisième mois de grossesse, de se refuser à Aubry, bien obligé alors de s’en aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte.

Le résultat fut qu’il y prit de plus en plus de plaisir car, à mesure que passait le temps et que grandissait la famille, les charmes opulents de la belle Richaude fondaient et s’aplatissaient considérablement. Au bout d’un certain nombre d’années, la trop affriolante damoiselle de Pasly donna naissance à la dame des Bruyères, grande et sèche personne, macérée dans la dévotion, parfumée à l'encens et à la cire d’église, et plate comme une planche.

Au milieu de cette vaste nichée d’enfants, Marjolaine qui était la cinquième, après deux garçons et deux filles, constituait une réussite exceptionnelle. Tous les autres étaient soit très bruns comme leur mère, soit un peu rousseaux comme leur père. Elle seule fut d'une blondeur argentée de clair de lune. Elle seule eut ces magnifiques cheveux de lin soyeux que les légendes prêtaient aux fées. Elle seule eut, au milieu d'une collection d'yeux noirs ou couleur de châtaigne, de larges prunelles d'un étonnant bleu-vert, lumineux et changeant comme les profondeurs marines lorsqu’un rayon de soleil les traverse. Elle seule eut un visage comme on en imagine aux anges avec, tout de même, dans le dessin des yeux en amande légèrement étirés vers les tempes et dans celui des lèvres quelque chose qui n'était pas sans évoquer les stigmates quelque peu soufrés d'un diablotin.

Sans hésiter, dame Richaude avait attribué cette exceptionnelle beauté à ses prières et à sa longue contemplation intérieure des splendeurs célestes car elle se croyait inspirée et n’était pas très loin de se prendre, sinon pour une sainte, du moins en bonne posture de le devenir un jour. Cette enfant si belle ne pouvait être que le signe tangible de la dilection céleste et, tout naturellement, elle avait pensé que, le Seigneur Jésus lui paraissant le seul gendre souhaitable. Marjolaine irait orner l'un des couvents de la région lorsque le temps en serait venu pour elle.

Sire Aubry, lui, ne voyait pas la chose de la même façon. L’étrange blondeur de sa fille lui donnait à penser parce qu'il se souvenait clairement d'une vieille histoire entendue dans sa famille aux jours bienheureux de l’enfance : l'une de ses aïeules aurait été congrûment violée, entre un incendie et le sac d'une abbaye, par un géant blond aux yeux bridés, sentant furieusement la graisse d’arme et l’huile de poisson, qui était arrivé jusqu’à elle dans un curieux bateau pourvu d’une arrogante tête de dragon. De cette aventure, heureusement sans lendemain, étaient sortis deux jumeaux aux cheveux de lin et aux yeux couleur de mer, ceux-là mêmes qui paraient si royalement la petite fille. Et le brave Aubry espérait, pour sa part, que la lumineuse beauté de son enfant attirerait quelque riche et puissant seigneur qui saurait lui donner - car il aimait beaucoup sa Marjolaine - un cadre digne de sa beauté et de sa gentillesse. Le comte de Marchais, par exemple, lui aurait bien plu mais, sitôt armé chevalier, le séduisant Adam avait quitté la région pour suivre son suzerain naturel afin de se trouver plus près du soleil, et l’on parlait vaguement, dans le pays, d’un éventuel mariage avec une damoiselle de Marie. Aubry avait alors rengainé ses rêves sans se douter le moins du monde du fait que sa fillette avait déjà attiré l’attention du puissant seigneur. Pas pour le bon motif malheureusement, mais de cela non plus il ne se doutait pas. Et Aubry, sans renoncer pour autant à trouver un époux selon ses vœux, avait remis à plus tard l’obligatoire bagarre avec Richaude, se contentant d’opposer un veto formel quand elle avait mis sur le tapis la question du couvent convenable pour Marjolaine. Un veto tellement net même que la dame, peu habituée à de telles manifestations d’énergie chez son époux, en était demeurée pantoise, montrant une mine si offensée que le brave homme s’était hâté de corriger son interdiction par un : « Nous avons bien le temps... »