Le grenier fut déserté avec quelque précipitation. Bien qu’il fût assez courageux, Guillot était aussi gris que la robe de Marjolaine. Il resta le dernier pour refermer la trappe, murmurant qu’il viendrait ranger tout ça le lendemain.

- Certainement pas! grogna Aubierge. Demain, maître Etienne sera prié de venir emporter tout cela à Paris. Ça n'a plus grand-chose à faire ici d'ailleurs et au moins, notre maîtresse ne sera plus éveillée par ces peaux quand... quand le vent les dérange! (Se penchant vers Marjolaine, elle ajouta, baissant la voix de plusieurs tons :) Au jour venu, dame Marjolaine, il faudra aller à l'abbaye demander des messes... beaucoup de messes, j’en ai peur. Et aussi faire aumônes. Quelque chose me dit que votre défunt époux a bien du mal à se faire ouvrir la porte du paradis par Mgr saint Pierre. Faut l’aider un peu si l’on veut dormir tranquille.

Marjolaine sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Un fantôme! C’était bien un fantôme qui habitait ce grenier, qui avait erré au-dessus de sa tête et qui le ferait sans doute nuit après nuit. Ne disait-on pas qu’un homme assassiné ne trouve pas le repos tant que la justice n’a pas été rendue? Le fantôme de Gontran! Ainsi, non content de lui avoir fait vivre des années de dégoût physique, il allait continuer d'une autre façon à lui empoisonner l'existence? Jamais elle ne pourrait le supporter.

Luttant contre la panique qui s’emparait d'elle, la jeune femme trouva seulement la force de hocher la tête puis, resserrant autour de son corps l’épais tissu doublé de fourrure, elle reprit d’un pas mal assuré le chemin de sa chambre. Elle avait froid, tout à coup, froid jusqu'à l'âme, bien plus froid qu'elle n’avait jamais eu chez son père quand le vent du nord entrait par les fissures de la chambre haute, située au sommet de l’unique tour trapue où elle s'entassait avec ses sœurs, comme une portée de jeunes chiots, dans le pêle-mêle d'un châlit grand comme un enclos à moutons. C'est qu’alors ses rêves lui tenaient chaud.

C’étaient des rêves d’adolescente, pleins d’innocence et de naïveté, des rêves un peu fous aussi où le rôle principal était tenu par le jeune comte Adam de Marchais, le maître du puissant château voisin. Un vrai château, celui-là, avec de gros murs faits de parpaings bien appareillés que le père du comte Adam avait fait venir à grands frais et à grandes suées de ses serfs des carrières de Compierre, dans les premières années de ce XIIe siècle. Un château qui avait quatre tours d’angle et un énorme donjon bien carré, si haut que, lorsqu’on le voyait de loin, dominant la plaine chevelue de forêts, il avait l’air d’un doigt menaçant brandi vers le ciel, plus imposant, bien sûr, que la modeste tour de l’église paroissiale de Marchais. Pas grand-chose à voir avec le modeste manoir de la Pêcherie, domaine de sa famille, qui bossuait à peine l’étendue herbeuse des marais de Samoussy!

Et le seigneur Adam, lui aussi, était un vrai seigneur. Dût-elle vivre mille ans, Marjolaine n’oublierait jamais ce jour d’hiver où elle l’avait vu passer sur les petites levées des marais de Samoussy à moitié gelés.

Il venait vers elle à contre-jour d’un gros soleil rougeaud et poussif, marchant au pas précautionneux de son destrier moreau, un peu tassé sur sa selle comme le font les hommes trop grands. Sous la cape d’épaisse laine brune bordée d’un galon doré, ses larges épaules encore anguleuses tendaient la tunique de cuir où s’étalait - croissants d’or sur fond rouge - l’emblème que son grand-père avait, à la croisade, choisi pour lui-même et ses descendants [1 - Les emblèmes peints sur les écus allaient devenir rapidement des armoiries.]

En le voyant venir vers elle, Marjolaine avait eu peur, si peur qu’elle avait bien failli tomber dans le marais pour chercher refuge derrière une touffe de roseaux. Barbe, sa nourrice, lui avait appris depuis longtemps la crainte de ces soudards errants qui hantaient parfois les campagnes, ribauds maraudant pour leur propre compte et plus habiles à trousser une fille qu’à faire la charité. Elle allait donc se précipiter dans l’eau quand quelque chose de plus fort qu’elle l’avait retenue : le visage du cavalier, à présent assez proche pour qu’elle pût le distinguer. Un visage mince aux traits fins, étonnant sur pareille carrure, des yeux glauques, gris-vert comme l'étendue trouble du marais, et par-dessus tout cela une tignasse noire que le vent échevelait. Tel qu’il était, il était apparu à l’adolescente comme la plus belle chose du monde, détrônant d’un seul coup le seigneur Aubry, son père, que Marjolaine avait jusqu’à présent considéré comme l’échantillon le plus achevé de la beauté mâle.

Le petit chemin, tracé sur la levée, n’était pas large et bientôt promeneuse et cavalier se trouvèrent face à face. Tiré de la vague méditation où l’avait plongé le pas paisible de son cheval, Adam de Marchais fronça un sourcil mécontent et grogna à l’adresse de la gamine en sabots qui l’empêchait de passer.

-    Allons, petite, fais-moi place!

-    Je... je voudrais bien, seigneur, mais il faudrait que j’entre dans l'eau et elle est bien froide.

La voix était douce avec des inflexions qui ne sentaient pas la campagne. Le jeune homme se pencha sur sa selle pour mieux voir celle qu’il avait prise d’abord pour une petite serve quelconque. Sous le capuchon, il aperçut de doux cheveux d’un blond presque blanc, un petit nez rougi par le froid et, sous de grands cils soyeux, les prunelles les plus bleues qu’il eût jamais vues.

-    Qui es-tu? Et que fais-tu dans le marais à cette heure? La nuit va bientôt tomber.

-    Je m’appelle Marjolaine des Bruyères. J’habite là-bas, ajouta-t-elle, tendant le bras vers la silhouette trapue de la Pêcherie.

Il avait eu un rire bref, un peu dédaigneux.

-    Ah! La nichée de messire Aubry et de dame Richaude! Et quel âge as-tu, damoiselle?

-    Douze ans, messire. Bientôt treize. A la prochaine Saint-Jean.

-    Quelle grande personne!

Brusquement, le comte se pencha sur le cou de son cheval, tendit les bras et enleva de terre la fillette qui, dans sa soudaine ascension, perdit l’un de ses sabots. Il l’assit devant lui et scruta son visage.

-    On dirait que tu es déjà mignonne. Tu as de bien beaux yeux, petite, de beaux cheveux et...

De sa main libre, car de l’autre il la tenait contre lui, il caressa doucement sa poitrine, s’attardant aux rondeurs naissantes avec un petit rire tandis que ses yeux pers devenaient plus troubles encore.

-    Tudieu! fit-il d’une voix un peu rauque. Tu feras une belle fille qu’il fera bon mettre dans son lit, plus tard.

Sans cesser sa caresse, il la serra plus fort contre lui, l’enveloppant de sa chaleur d’homme et d’un agréable parfum de cuir et de paille fraîche, puis posa soudain sa bouche sur les lèvres tendres qu’il sentit trembler.

Il s’y attarda longuement sans que l’enfant, stupéfaite et vaguement inquiète, réagît. Alors il la détacha de lui et la reposa à terre, mais de l’autre côté de son cheval.

-    On se reverra plus tard, Marjolaine des Bruyères, quand tu seras assez grande pour savoir rendre un homme heureux. A présent, rentre vite. Le soleil est parti et la lumière baisse. Ta nourrice a dû te dire que les mauvaises fées erraient la nuit sur les marais...

Néanmoins, elle le regarda s’éloigner, au trot allègre de son cheval cette fois. Elle tremblait des pieds à la tête, mais le froid n’y était pour rien. Le tremblement venait du plus profond d’elle-même. On aurait dit qu’il prenait naissance dans son ventre et, en même temps, elle se sentait triste tout à coup, avec une horrible impression d’abandon. Elle aurait voulu être encore contre Adam, sentir encore son odeur, et la dureté de son bras autour d'elle, et la douceur de sa main sur ses petits seins qui lui faisaient un peu mal, et la caresse de sa bouche...

Bientôt, il eut complètement disparu et Marjolaine se trouva vraiment seule. Elle chercha alors son sabot mais, ne le retrouvant pas, comprit qu’il avait dû tomber dans l'eau. Il allait falloir rentrer sur un sabot et un bas de laine, sans compter l’algarade qu’elle aurait avec sa mère pour lui apprendre à prendre soin de ses affaires.

Pour comble de malheur, il se mit à neiger et le vent souffla plus fort. La terre se couvrit d’une mince couche blanche, les branches des arbres qui poussaient ici ou là craquèrent dans le vent, mais Marjolaine ne sentait ni le froid humide ni la douleur que les pierres du chemin causaient à son pied. Elle revivait encore l’instant merveilleux où Adam de Marchais l’avait prise dans ses bras et, sans cesse, elle se répétait la promesse qu’il lui avait faite. « On se reverra! » Et, dès ce jour d’hiver, le jeune comte habita la grande chambre de la tour, bien caché au fond de la mémoire et du cœur de Marjolaine. Mais elle ne revit pas Adam de Marchais.

En épiant les nouvelles qui venaient à la maison, en écoutant parler son père qui avait assisté à l’événement, elle apprit que, peu après leur rencontre, il avait été armé chevalier par le comte de Vermandois et qu’il était parti avec lui pour rejoindre le roi à Paris. C’était en l'an 1137 et le jeune roi Louis VII, qui venait d'épouser la duchesse Aliénor d'Aquitaine, ramenait sa jeune épouse dans la ville. Il fallait que les plus grands seigneurs d'alentour vinssent faire leur cour, saluer la nouvelle reine qui arrivait avec une grande réputation de beauté et d'élégance. Une réputation qui se communiqua bientôt à sa cour, à son entourage et à la vie que l'on menait à Paris.

Mais tout cela, ces bruits lointains du temps, ne parvenait à la Pêcherie que par petits fragments qui n’apaisaient pas la faim de savoir habitant Marjolaine et ne faisaient qu'emballer, à vide, son imagination. A mesure que s’éloignait dans le temps sa rencontre dans le marais hivernal, les rêves de la fillette devenaient douleur et désenchantement. Comment, à la brillante cour de la reine, Adam de Marchais pourrait-il se souvenir encore de la promesse qu'il lui avait faite? Il devait y avoir tant de belles dames autour de lui, tant d'accortes damoiselles portant soies et velours. Toutes choses auxquelles les pauvres filles du pauvre sire Aubry ne pourraient jamais atteindre, sinon en rêve.