— Il faut que cette guerre continue, affirma Arrighi avec force, car elle retiendra une partie des forces russes du côté de la mer Noire, tandis que nous marcherons sur Moscou, l’Empereur n’ayant aucune intention d’attendre que les cosaques apparaissent à nos frontières. C’est là que vous intervenez !
Marianne avait noté au passage, et avec un vif plaisir, l’ampleur des ennuis de son ennemi Tchernytchev, ennuis auxquels le traitement barbare qu’il lui avait infligé n’était peut-être pas étranger. Mais c’était tout de même insuffisant pour lui faire admettre sans discussion les ordres impériaux.
— Voulez-vous dire que je devrai persuader le Sultan de poursuivre la guerre ? Mais vous ne vous rendez pas compte de ce que...
— Si ! coupa le général avec impatience, de tout ! Et d’abord du fait que vous êtes une femme et que le Sultan Mahmoud, en bon musulman, considère les femmes en général comme des êtres inférieurs avec lesquels il ne convient pas de discuter. Aussi n’est-ce pas à lui que vous êtes envoyée, mais à sa mère. Vous l’ignorez sans doute, mais la sultane-haseki, l’impératrice-mère, est une Française, une créole de la Martinique et la propre cousine de l’impératrice Joséphine avec laquelle elle a été en partie élevée. Une grande affection unissait les deux enfants, une affection que la sultane n’a jamais oubliée. Aimée Dubucq de Rivery, rebaptisée par les Turcs Nakhshidil, est non seulement une femme d’une grande beauté mais encore une femme intelligente et énergique. Rancunière aussi : elle n’a admis ni la répudiation de sa cousine, ni le remariage de l’Empereur et, comme elle possède, sur son fils Mahmoud qui la vénère, une immense influence, nos relations en ont subi un singulier rafraîchissement. Notre ambassadeur là-bas, M. de Latour-Maubourg, crie à l’aide et ne sait plus à quel saint se vouer. On n’accepte même plus de le recevoir au Sérail.
— Et vous pensez que les portes s’ouvriront plus facilement devant moi ?
— L’Empereur en est certain. Il s’est souvenu de ce que vous êtes quelque peu cousine de notre ex-souveraine, vous l’êtes donc certainement de la sultane. C’est à ce titre que vous demanderez audience... et l’obtiendrez. D’autre part, vous aurez en votre possession une lettre du général Sébastiani qui a défendu Constantinople contre la flotte anglaise quand il était notre ambassadeur là-bas, et dont la femme, Françoise de Franquetot de Coigny, morte dans cette ville en 1807, était l’intime amie de la sultane. Vous serez chaudement recommandée et, ainsi armée, je crois que vous n’aurez aucune peine à vous faire admettre. Vous pourrez pleurer tout à votre aise, avec Nakhshidil, sur le sort de Joséphine, et même maudire Napoléon puisque vous n’êtes pas investie de pouvoirs officiels... mais sans perdre de vue le bien de la France. Votre charme et votre habileté feront le reste... mais les Russes de Kaminski doivent rester sur le Danube. Commencez-vous à comprendre ?
— Je crois que oui. Pourtant, pardonnez-moi d’hésiter encore : tout ceci est tellement nouveau pour moi, tellement étrange... jusqu’à cette femme devenue sultane et dont je n’ai jamais entendu parler ! Pourriez-vous au moins m’en dire quelques mots ? Comment est-elle arrivée là ?
En fait, Marianne, en faisant parler Arrighi, souhaitait surtout se donner le temps de réfléchir. Ce qu’on lui demandait était très grave car, si cette ambassade inattendue offrait l’avantage de la soustraire à la vengeance du prince Corrado, momentanément tout au moins, elle avait aussi toutes les chances de lui faire manquer son rendez-vous avec Jason. Or, cela, elle ne le voulait, elle ne le pouvait à aucun prix ! Elle attendait depuis trop longtemps, avec une impatience qui parfois allait jusqu’à la douleur, le moment où elle pourrait enfin se jeter dans ses bras, partir avec lui pour le pays et pour la vie que le destin et sa propre stupidité leur avaient toujours refusés. De tout son cœur, elle souhaitait aider l’homme qu’elle avait aimé et qu’elle aimait toujours d’une certaine façon... mais cela signifiait la perte de son amour, la destruction d’un bonheur qu’elle estimait avoir bien mérité...
Néanmoins, elle entendit tout de même, presque inconsciemment, l’histoire d’une petite créole blonde aux yeux bleus qui, enlevée en mer par les pirates barbaresques à la suite d’un bizarre concours de circonstances et conduite à Alger, avait été envoyée en présent par le dey de cette ville au Grand Seigneur. Elle apprit aussi comment, après avoir charmé les derniers jours du vieux sultan Abdul Hamid Ier, qui avait eu d’elle un fils, Aimée avait conquis l’amour de Selim, l’héritier du trône. Grâce à cet amour, qui pour elle était allé jusqu’au sacrifice suprême, et à celui de son fils Mahmoud, la petite créole était parvenue à la souveraineté.
L’histoire, en passant par le verbe coloré d’Arrighi, en prenait un reflet si vivant, si attachant que Marianne souhaita spontanément, au fond d’elle-même, connaître cette femme, l’approcher, conquérir son amitié peut-être, parce que cette vie extraordinaire lui semblait plus passionnante que les romans dont elle avait nourri sa jeunesse... et peut-être aussi parce qu’elle était plus étrange encore que son propre destin. Mais qui pouvait avoir, à ses yeux, plus d’attraits que Jason ?
Prudente, malgré tout, et afin d’être complètement éclairée sur ce que Napoléon avait préparé pour elle, la jeune femme demanda après une toute légère hésitation :
— Ai-je... le choix ?
— Non, fit Arrighi nettement, vous ne l’avez pas ! Quand le bien de l’Empire l’exige, Sa Majesté ne laisse jamais le choix. Il ordonne ! Aussi bien, d’ailleurs, à moi qu’à vous-même. Je « dois » vous escorter, assister aux... négociations que vous aurez avec le prince et faire en sorte que le résultat en soit conforme aux vœux de l’Empereur. Vous « devez » accepter ma présence et vous conformer en tout et pour tout aux directives que je vous donnerai. J’ai déjà fait déposer dans votre chambre, et afin que vous puissiez les étudier ce soir, les instructions détaillées de Sa Majesté concernant votre mission (vous voudrez bien les apprendre par cœur et les détruire ensuite) et la lettre d’introduction écrite par Sébastiani !
— Et... en quittant la villa Sant’Anna, vous me conduirez jusqu’à Constantinople ? Il me semblait avoir entendu dire que vous aviez affaire dans ce pays-ci ?
Arrighi prit un temps et l’employa à examiner une nouvelle fois le visage détourné de Marianne qui, ainsi qu’elle le faisait chaque fois qu’elle ne pouvait livrer le fond de sa pensée, préférait ne pas regarder son interlocuteur. Et, de ce fait, elle ne vit pas le sourire amusé qui glissa sur la figure du duc de Padoue.
— Bien sûr que non, dit-il enfin d’une voix curieusement détachée. Je dois vous conduire simplement à Venise.
— A... souffla Marianne qui crut avoir mal entendu.
— Venise ! reprit Arrighi, imperturbable. C’est le port le plus commode, le plus proche et le plus plausible à la fois. De plus, c’est un lieu tout à fait propre à séduire une jeune et jolie femme qui s’ennuie.
— Sans doute, mais je trouve tout de même bizarre que l’Empereur m’envoie embarquer dans un port autrichien.
— Autrichien ? Où prenez-vous cela ?
— Mais... dans la politique. J’ai toujours entendu dire que Bonaparte avait remis la Vénétie à l’Autriche au traité de... je ne sais plus !
— Campo-Formio ! compléta Arrighi. Mais, depuis, nous avons eu Austerlitz et son corollaire Presbourg. Il est vrai que nous avons eu aussi un mariage avec Vienne mais la Vénétie est à nous. Sinon, comment expliquer le choix du titre de princesse de Venise, au cas où l’Empereur eût été père d’une fille ?
C’était l’évidence même. Pourtant, quelque chose clochait. Jason lui-même, le coureur des mers qui, en général, savait de quoi il parlait, lui avait indiqué Venise comme autrichienne et Arcadius, l’esprit universel, n’avait pas rectifié... L’explication vint, d’ailleurs, sans que Marianne ait eu à la solliciter :
— Votre erreur, expliqua le duc de Padoue, vient sans doute de ce qu’il a été fortement question de rendre Venise à l’Autriche à l’occasion du mariage et, d’ailleurs, le statut de la ville est toujours assez particulier. En fait, Sinon politiquement parlant, elle jouit d’une sorte d’immunité. C’est ainsi que, depuis la mort récente de son gouverneur, le général Menou, qui était d’ailleurs un bien curieux personnage converti à l’Islam, elle n’a pas encore reçu de remplaçant officiel. C’est une ville beaucoup plus cosmopolite que française. Vous y serez plus à l’aise que sous la surveillance étroite dont jouissent les autres ports pour y jouer le rôle d’une grande dame désœuvrée et désireuse de voyager. Ainsi, vous pourrez y attendre tranquillement le passage d’un vaisseau... neutre pour le Levant. Il en vient beaucoup à Venise.
— Un vaisseau... neutre ? articula Marianne dont le cœur battait à tout rompre et qui, cette fois, cherchait à croiser le regard de son vis-à-vis.
Mais Arrighi s’intéressait tout à coup de fort près à un papillon qui voletait autour d’eux.
— Oui... par exemple un vaisseau... américain ? L’Empereur a entendu dire que certains relâchaient parfois dans la lagune.
Cette fois, Marianne ne trouva rien à répondre. La surprise lui avait, à ce point, coupé le souffle qu’elle se trouvait sans voix... mais pas sans réactions !
En regagnant ses appartements, quelques instants plus tard, la jeune femme faisait de louables efforts pour retrouver un tant soit peu de dignité. Elle avait conscience, en effet, de l’avoir gravement compromise en oubliant totalement le lieu, l’heure et l’élémentaire notion de son rang au moment où elle avait réalisé tout ce que sous-entendait le rapprochement de ces trois mots : Venise et vaisseau américain. Elle avait tout bonnement sauté au cou de Monsieur le duc de Padoue et appliqué deux baisers sonores sur ses joues fraîchement rasées !...
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