Par jeu, et peut-être aussi par inconscient (et si féminin !) désir de mater ce récalcitrant, la jeune femme avait fait, durant le voyage, quelques nonchalantes tentatives de séduction. Mais Benielli était demeuré aussi imperméable au charme de son sourire qu’à l’éclat de ses yeux verts.

Un soir même où, pour dîner dans une auberge un peu moins sale que les autres, elle lui avait tendu le piège d’une robe blanche pourvue d’un décolleté digne de Fortunée Hamelin, le lieutenant s’était livré, tout le temps du repas, à la plus extraordinaire gymnastique oculaire. Il avait tout regardé, depuis les chapelets d’oignons pendus aux poutres du plafond, jusqu’aux gros landiers noirs de la cheminée, en passant par son assiette et de nombreuses boulettes de mie de pain, mais pas une fois il n’avait posé les yeux sur la gorge dorée que révélait la robe.

Le lendemain soir, Marianne, furieuse et beaucoup plus vexée qu’elle ne voulait l’avouer, avait dîné seule, dans sa chambre et dans une robe dont le haut ruché de mousseline remontait jusqu’à ses oreilles, à la joie silencieuse de Jolival que le manège de son amie avait prodigieusement amusé.

Pour le moment, Benielli regardait avec attention un escargot qui venait de quitter l’ombre propice du laurier et s’aventurait sur le désert de pierre de la balustrade où s’appuyait Marianne.

— Décidé quoi, lieutenant ? demanda-t-elle enfin.

La note ironique de sa voix n’avait pas dû échapper à Benielli qui vira instantanément au rouge ponceau.

— Mais de ce que nous faisons, Madame la Princesse ! Son Altesse Impériale la grande-duchesse Elisa quitte demain Florence pour sa villa de Marlia. Est-ce que nous la suivons ?

— Je ne vois pas bien ce que nous pourrions faire d’autre, lieutenant ! Est-ce que vous imaginez que je vais rester toute seule là-dedans ? Quand je dis seule, cela sous-entend, bien sûr, en votre aimable compagnie ! dit-elle tandis que, du bout de son ombrelle soudain refermée, elle désignait l’imposante façade du palais Pitti.

Benielli eut un haut-le-corps. Visiblement, l’impertinent « là-dedans » visant une résidence quasi impériale le choquait. C’était un homme qui avait un grand respect de la hiérarchie et qui révérait de confiance tout ce qui touchait à Napoléon, résidences comprises. Mais il n’osa rien dire car il savait déjà que cette étrange princesse Sant’Anna savait se montrer aussi désagréable que lui-même.

— Nous partons donc ?

— Nous partons ! Au surplus, le domaine familial des Sant’Anna où vous devez me conduire est très proche de la villa de Son Altesse Impériale. Il est donc naturel que je l’accompagne.

Pour la première fois, depuis Paris, Marianne vit apparaître sur le visage de son garde du corps quelque chose qui, à la rigueur, pouvait passer pour un sourire. La nouvelle lui faisait plaisir... Aussitôt, d’ailleurs, il claqua des talons, rectifia la position et salua militairement.

— Dans ce cas, dit-il, et avec la permission de Madame la Princesse, je vais prendre les dispositions nécessaires et avertir Monsieur le duc de Padoue que nous partons demain.

Puis, avant même que Marianne ait pu ouvrir la bouche, il pivota sur ses talons et prit sa course vers le palais sans paraître autrement gêné par le sabre d’ordonnance qui lui battait les mollets.

— Le duc de Padoue ? murmura Marianne au comble de la stupeur. Mais qu’est-ce qu’il vient faire ici ?

Elle ne comprenait pas, en effet, quel rapport sa vie pouvait avoir avec cet homme, extraordinaire il est vrai, mais totalement inconnu d’elle, qui était apparu à Florence deux jours plus tôt, à la joie visible de Benielli dont il était l’un des trois dieux familiers.

Venu en Italie afin d’y faire respecter les lois du recrutement et donner la chasse aux déserteurs et aux réfractaires, Arrighi, cousin de l’Empereur et inspecteur général de la Cavalerie, était arrivé chez la grande-duchesse à la tête d’un simple escadron de la 4e colonne Mobile amenée par lui au Prince Eugène, Vice-Roi d’Italie. Son voyage en Toscane n’avait apparemment d’autre but que saluer sa cousine Elisa et rencontrer, auprès d’elle, les principaux membres de sa famille corse qui, ne l’ayant pas vu depuis des années, devaient faire tout exprès le voyage de Corte pour le rejoindre. Mais nul, à la cour de Toscane, ne connaissait la raison profonde d’une visite familiale en plein milieu d’une mission militaire.

La grande-duchesse, qui avait réservé à la princesse Sant’Anna, ambassadrice chargée de lui annoncer la naissance du Roi de Rome, un accueil flatteur, avait reçu le général Arrighi avec enthousiasme car elle aimait la gloire et les héros presque autant que Napoléon et Benielli. Et Marianne, au grand bal donné la veille au soir en l’honneur du duc de Padoue, avait vu s’incliner sur sa main un personnage hors du commun, au visage tragique, dont les nombreuses et graves blessures reçues au service de l’Empereur, certaines même mortelles pour tout autre que lui, n’empêchaient pas d’être demeuré l’un des meilleurs cavaliers du monde.

Dûment édifiée par ce que lui en avaient dit Elisa et Angelo Benielli, Marianne avait regardé, avec un naturel intérêt, un homme qui avait eu le crâne fendu d’un coup de cimeterre au combat de Salahieh, en Egypte, la carotide externe coupée par une balle devant Saint-Jean-d’Acre, la nuque profondément entamée par un furieux coup de sabre à Wertingen, plus quelques autres « éraflures sans importance » et qui, pratiquement décapité par morceaux, n’abandonnait un lit d’hôpital que pour charger à la tête de ses dragons... avant d’y retourner plus abîmé que par le passé. Mais, dans l’intervalle, c’était un lion dont on ne comptait plus les vies humaines qu’il avait sauvées ni les fleuves (récemment les torrents espagnols) qu’il avait traversés à la nage.

Et Marianne avait éprouvé un choc étrange quand leurs yeux s’étaient croisés... Elle avait eu l’impression bizarre, fugitive mais réelle, de se trouver tout à coup en face de l’Empereur lui-même. Le regard d’Arrighi avait le même reflet d’acier que le regard impérial et il était entré en elle avec l’impitoyable sûreté d’une lame. Mais la voix du nouveau venu avait bien vite rompu le charme : c’était un timbre bas et rauque, à demi brisé sans doute par les commandements hurlés dans la charge furieuse des escadrons de cavalerie, aussi éloigné que possible des accents métalliques de Napoléon, et Marianne en avait éprouvé un vague soulagement. Rencontrer un reflet aussi fidèle de l’Empereur au moment même où elle s’apprêtait à négliger ses ordres et à s’enfuir loin de France avec Jason, était, en vérité, la dernière chose qu’elle souhaitât !

Ce premier contact avec Arrighi s’était borné à un échange de phrases courtoises qui ne laissaient en rien supposer que le général eût quoi que ce soit à voir dans les affaires de Marianne. Aussi éprouvait-elle quelques difficultés à comprendre la phrase sibylline de Benielli. Qu’avait-il donc besoin de courir annoncer son départ au duc de Padoue ?

Mécontente et peu disposée à attendre le retour de son bouillant garde du corps, Marianne quitta la terrasse du théâtre de verdure et se dirigea vers les rampes qui descendaient vers le palais. Elle désirait regagner son appartement pour y donner à Agathe, sa femme de chambre, quelques ordres concernant le départ du lendemain. Mais, comme elle atteignait la fontaine de l’Artichaut, elle réprima un mouvement de contrariété : Benielli revenait. Mais il ne revenait pas seul. A cinq pas devant lui marchait un général en uniforme bleu et or, coiffé d’un immense bicorne crêté de plumes blanches : le duc de Padoue en personne qui se dirigeait rapidement vers Marianne.

La rencontre étant inévitable, la jeune femme s’arrêta et attendit, vaguement inquiète et cependant curieuse, malgré tout, d’apprendre ce que pouvait bien avoir à lui dire le cousin de l’Empereur.

Parvenu à proximité, Arrighi saisit son bicorne par une pointe et salua correctement, mais son regard gris s’était déjà planté dans celui de Marianne et ne lâchait plus prise. Puis, sans se retourner, il lança :

— Vous pouvez disposer, Benielli !

Le lieutenant claqua les talons, vira sur lui-même et disparut comme par enchantement laissant face à face le général et la princesse.

Assez peu satisfaite de s’être vu barrer le passage en quelque sorte, celle-ci ferma calmement son ombrelle, en planta la pointe en terre et s’appuya des deux mains sur la poignée d’ivoire comme si elle cherchait à affermir ses positions. Puis, avec un léger froncement de sourcils, elle s’apprêta à attaquer. Arrighi ne lui en laissa pas le temps :

— A voir votre visage, Madame, je suppose que vous êtes peu satisfaite de cette rencontre et je vous prie de m’excuser si, en vous rejoignant, j’ai interrompu votre promenade.

— Ma promenade était achevée, général ! Je me disposais à rentrer chez moi. Quant à être satisfaite ou non, je vous en ferai part lorsque je saurai ce que vous avez à me dire. Car vous avez quelque chose à me dire, n’est-ce pas ?

— Naturellement ! Mais... oserai-je vous demander de faire quelques pas, avec moi, dans ces magnifiques jardins. J’y vois fort peu de monde, tandis que le palais est livré à l’agitation qui précède les départs... et cette cour résonne comme un tambour !

Courtoisement, il se penchait vers elle, offrant son bras. Les graves blessures reçues au cou, et que dissimulait le haut col brodé de lauriers d’or et la cravate noire, l’obligeaient à se mouvoir tout d’une pièce depuis la taille, mais cette raideur seyait assez à l’aspect massif de sa silhouette.

Il continuait à la regarder attentivement, dans les yeux, et Marianne se mit à rougir sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer ce qu’il y avait dans ces yeux-là.