A dire vrai, Arrighi n’avait pas paru autrement surpris de ce traitement, à la fois familier et spectaculaire. Il avait ri de bon cœur puis comme, confuse et rouge de honte, elle s’apprêtait à balbutier quelques excuses, il l’avait à son tour saisie aux épaules, embrassée avec une chaleur toute paternelle avant d’ajouter :

— L’Empereur m’avait dit que vous seriez heureuse mais je n’espérais pas voir mon ambassade récompensée de si agréable façon ! Cela dit, et afin de bien mettre les choses au point, il vous faut tout de même considérer la gravité de votre mission. Elle est parfaitement réelle et importante. Ce n’est pas un simple prétexte et Sa Majesté compte expressément sur vous !

— Sa Majesté a tout à fait raison, Monsieur le duc ! N’a-t-elle pas, d’ailleurs, toujours raison ? Et, quant à moi, j’aimerais mieux mourir que décevoir l’Empereur au moment où il daigne, non seulement veiller sur moi avec tant de diligence, mais encore s’inquiéter de mon bonheur à venir.

Et, sur une révérence, elle avait laissé Arrighi profiter seul des beaux ombrages des jardins Boboli. Elle débordait de gratitude et tandis qu’elle se hâtait vers le palais, ses pieds chaussés de soie rose ne pesaient plus vraiment sur le sable des allées.

Les trois mots d’Arrighi avaient déchiré les nuages d’orage, chassé le cauchemar de ses nuits, ouvert, à travers l’angoissante brume de l’avenir une grande faille lumineuse vers laquelle Marianne allait pouvoir marcher sans peur. Tout devenait merveilleusement simple !

Sous la garde attentive du général Arrighi, elle n’aurait rien à craindre des décisions de son étrange époux et, qui plus était, elle n’avait même plus à s’inquiéter du moyen de fausser compagnie à l’insupportable Benielli !

On la conduirait presque dans les bras de Jason. Et Jason, elle le savait bien, ne refuserait pas de l’aider à remplir une mission ordonnée par un homme auquel tous deux devraient tant ! Quel merveilleux voyage ne feraient-ils pas ensemble, sur le grand voilier qu’avec tant de douleur elle avait vu disparaître dans le brouillard du petit matin, au large de Molène ! Cette fois, la « Sorcière » cinglerait vers les terres odorantes de l’Orient, traversant avec sa cargaison d’amour les vagues bleues, les jours brûlés de soleil et les nuits scintillantes d’étoiles sous lesquelles il devait faire si bon s’aimer !

Tout au rêve azuré où son imagination, brisant ses amarres, l’emportait déjà, Marianne ne s’était demandé qu’à peine comment Napoléon avait pu être informé de ses plus secrètes pensées et d’un projet hâtivement chuchoté, de bouche à oreille, dans l’ultime étreinte qu’elle avait échangée avec son amant.

Elle était tellement habituée à ce qu’il sût toujours tout sans qu’on eût à l’en informer ! C’était un homme qui était doué de pouvoirs plus qu’humains et qui savait lire au fond des cœurs. Et puis... il était possible, après tout, que ce miracle-là fût encore l’œuvre de François Vidocq ?... Le forçat-policier semblait doué d’une ouïe singulièrement fine, surtout quand il se donnait la peine d’écouter.

Tout occupés d’eux-mêmes et déchirés qu’ils étaient par cette nouvelle séparation, Jason ni Marianne n’avaient cherché à savoir si Vidocq s’était approché d’eux. Quoi qu’il en soit, son indiscrétion, si indiscrétion il y avait, était à l’origine d’une trop grande joie pour que la jeune femme ne lui en fût pas profondément reconnaissante...

Parvenue au palais, Marianne, le cœur en fête, gravit le grand escalier de pierre sans prêter la moindre attention à l’incessant va-et-vient dont il était le théâtre. Valets et femmes de service l’encombraient, transportant coffres de cuir ou sacs de tapisserie quand ce n’étaient pas des meubles et des tentures. L’escalier résonnait comme un tambour du vacarme des voix et de l’agitation d’un déménagement princier.

La grande-duchesse ne regagnerait pas Florence avant l’hiver et elle aimait à emporter, outre une imposante garde-robe, tous les objets familiers de sa vie quotidienne. Seuls, les gardes des portes conservaient une immobilité protocolaire contrastant joyeusement avec tout ce remue-ménage domestique.

Courant presque, Marianne gagna, au second étage, les trois pièces qu’on lui avait assignées comme logement et s’y engouffra. Elle avait hâte de retrouver Jolival pour lui raconter son bonheur. Elle étouffait presque de joie et il lui fallait absolument faire partager cette joie. Mais elle chercha en vain : la chambre du vicomte, comme leur petit salon commun, était vide...

Un valet, interrogé, lui apprit que « Monsieur le Vicomte était au musée. » Cette information l’agaça et la déçut car elle en connaissait la signification. Vraisemblablement, Arcadius rentrerait très tard et elle allait devoir garder son bonheur pour elle seule durant des heures.

En effet, depuis son arrivée à Florence, Jolival fréquentait beaucoup, officiellement, le palais des offices, et officieusement certaine maison aristocratique de la via Tornabuoni où l’on jouait un jeu d’enfer entre gens bien élevés. Au cours d’un précédent voyage, le cher vicomte avait été introduit par un ami dans ce cercle, assez fermé d’ailleurs, et en avait gardé un souvenir plein de nostalgie, tant à cause de quelques sourires épisodiques de la Fortune qu’en mémoire de la beauté, mourante, mais très romantique de l’hôtesse, une comtesse aux yeux de violette qui prétendait au sang des Médicis.

Et, tout compte fait, Marianne ne pouvait pas en vouloir beaucoup à son vieil ami de s’être rendu, pour la dernière fois, chez son enchanteresse. Ne devait-il pas quitter Florence avec Marianne le lendemain matin ?

Remettant donc à plus tard ses confidences, Marianne pénétra dans sa chambre. Elle y trouva Agathe, sa femme de chambre parisienne, voguant au jugé sur un océan de dentelles, de satin, de gazes, de batistes, de taffetas et de colifichets en tous genres qu’elle engloutissait méthodiquement dans de grandes caisses doublées de toile de Jouy rose.

Rouge d’application et le bonnet légèrement de travers, Agathe n’en lâcha pas moins une pile de lingeries pour remettre à sa maîtresse deux lettres qui l’attendaient : un grand pli terriblement officiel fermé par le sceau particulier de l’Empereur et un petit billet artistement plié sur lequel s’étalait un charmant cachet de cire verte frappé d’une colombe. Et comme Marianne savait à quoi s’en tenir sur le contenu du grand pli, elle préféra le petit billet :

— Sais-tu qui a apporté ceci ? demanda-t-elle à sa camériste.

— Un valet de Mme la baronne Cenami qui est arrivé quelques instants tout juste après le départ de Madame la Princesse. Il a dit que c’était pressé et il a insisté.

Marianne approuva d’un hochement de tête et s’approcha de la fenêtre pour lire la lettre de sa nouvelle amie, la seule, en fait, qu’elle se fût acquise depuis son arrivée en Italie. Mais, à son départ de Paris, Fortunée Hamelin lui avait remis un mot de recommandation pour une jeune créole de ses compatriotes, la baronne Zoé Cenami.

Celle-ci, avant de rejoindre la maison de la princesse Elisa et d’y rencontrer le mariage, avait beaucoup fréquenté, à Saint-Germain, la maison d’éducation de Mme Campan où Fortunée faisait élever sa fille Léontine. L’identité d’origine avait créé l’amitié entre Mme Hamelin et Mlle Guilbaud et cette amitié s’était poursuivie, par écrit, lorsque Zoé était partie pour l’Italie où, peu après son arrivée, elle épousait l’aimable baron Cenami, frère du chambellan favori de la princesse, et l’un des hommes les mieux en cour par la vertu du grand pouvoir de séduction de son aîné. De son côté, Zoé, gracieuse et intelligente, avait su se fairè apprécier d’Elisa qui lui avait confié l’éducation de sa fille, la turbulente Napoléone-Elisa, un vrai garçon manqué qui mettait à rude épreuve la patience de la jeune créole.

Tout naturellement, Marianne, recommandée par son amie, avait lié amitié à son tour avec cette charmante femme qui l’avait guidée à travers Florence et introduite dans l’agréable cercle d’amis qui se réunissaient presque chaque jour dans son charmant salon du Lungarno-Accaiuoli.

La princesse Sant’Anna y avait été reçue avec une simplicité réconfortante et, peu à peu, elle y avait pris ses habitudes. Aussi était-il étonnant que Zoé, qui l’attendait ce soir-là comme de coutume, ait jugé bon de lui écrire.

Le billet était court mais inquiétant. Zoé semblait en proie à un grave souci :

Il faut que je vous voie en dehors de chez moi, ma chère princesse... écrivait-elle d’une plume hachée, trop nerveuse, ... il y va de mon repos et peut-être de la vie d’un être cher. Je vous attendrai, vers cinq heures, dans l’église d’Or San Michele, dans la nef de droite, celle où se trouve le tabernacle gothique. Venez voilée afin que nul ne vous reconnaisse. Vous seule pouvez sauver votre pauvre Z...

Perplexe, Marianne relut soigneusement le billet puis se dirigea vers la cheminée où malgré la saison déjà chaude on continuait à faire du feu à cause de l’humidité du palais et jeta dedans la lettre de Zoé. Elle fut consumée en un instant, mais Marianne ne la quitta pas de l’œil tant qu’il demeura une bribe de papier blanc. Et, en même temps, elle réfléchissait.

Il fallait que Zoé fût dans un bien grand embarras pour l’appeler ainsi à l’aide. La discrétion et la timidité de la jeune femme étaient bien connues ainsi que son extrême talent à se faire des amis dont beaucoup étaient plus anciens que Marianne. Pourquoi donc l’appeler, elle ? Peut-être parce qu’elle lui inspirait plus de confiance que d’autres ? Parce qu’elle était française, comme elle ? A cause de son intimité avec Fortunée, cet inlassable terre-neuve ?

Quoi qu’il en soit, Marianne jeta un rapide coup d’œil à la pendule de la cheminée, vit que l’heure du rendez-vous n’était plus tellement éloignée et appela Agathe pour l’habiller.