Pour se donner une contenance, elle accepta le bras offert, posa sa main gantée sur la manche brodée et eut tout à coup l’impression d’être appuyée sur quelque chose d’aussi solide qu’une rambarde de navire. Cet homme-là devait être construit en granit !
Lentement, sans parler, ils firent quelques pas, évitant le grand amphithéâtre de pierre et de verdure pour rechercher le calme d’une longue allée de chênes et de cyprès où l’éclatante lumière n’arrivait qu’en flèches diffuses.
— Vous semblez souhaiter que l’on ne nous entende pas, soupira Marianne. Est-ce si important ce que nous avons à nous dire ?
— Quand il s’agit des ordres de l’Empereur, Madame, c’est toujours important.
— Ah !... Des ordres ! Je pensais que l’Empereur m’avait fait connaître, lors de notre dernière entrevue, tous ceux qu’il souhaitait me donner ?
— Aussi n’est-ce pas des vôtres qu’il s’agit, mais bien des miens. Il est normal que je vous en fasse part puisqu’ils vous concernent.
Marianne n’aimait guère ce préambule. Elle connaissait trop Napoléon pour ne pas s’inquiéter d’ordres « la concernant » donnés à un personnage aussi important que le duc de Padoue. C’était anormal. Aussi, occupée à deviner quel genre de tour lui réservait l’empereur des Français, elle se contenta d’un « vraiment ? » si distrait qu’Arrighi s’arrêta net au beau milieu de l’allée, l’obligeant à en faire autant.
— Princesse, fit-il nettement, je conçois volontiers que cet entretien ne soit pas un plaisir pour vous, mais je vous prie de croire que j’aimerais infiniment mieux vous parler de choses agréables et profiter paisiblement d’une promenade qui, en votre compagnie et dans ce lieu, devrait être pleine de charme. Il n’en est rien, je le regrette, mais je ne m’en vois pas moins contraint de vous demander votre attention entière !
« Mais... il se fâche ! constata Marianne avec plus d’amusement que de confusion. Décidément, ces Corses ont les plus affreux caractères du monde ! »
Pour l’apaiser et parce qu’elle avait conscience de n’avoir pas montré une excessive politesse, elle lui adressa un sourire si éclatant que le rude visage du guerrier en rougit.
— Pardonnez-moi, général, je ne voulais pas vous offenser, mais j’étais perdue dans mes pensées. Voyez-vous, je suis toujours inquiète quand l’Empereur se donne la peine de formuler, à mon sujet, des ordres particuliers. Sa Majesté a... l’affection énergique !
Aussi brusquement qu’il était fâché, Arrighi éclata de rire puis, reprenant la main de Marianne qui avait glissé, il la porta à ses lèvres avant de la remettre sur son bras.
— Vous avez raison, admit-il avec bonne humeur, c’est toujours inquiétant ! Mais si nous sommes amis...
— Nous sommes amis ! confirma Marianne avec un nouveau sourire.
— Puisque, donc, nous sommes amis, écoutez-moi quelques instants : j’ai ordre de vous escorter, personnellement, au palais Sant’Anna et, une fois sur les terres de votre mari, de ne plus vous quitter un seul instant ! L’Empereur m’a dit que vous aviez à débattre, avec le prince, d’un problème d’ordre intime mais dans lequel il devait, lui aussi, faire entendre sa voix. Il désire donc que j’assiste à l’entretien que vous aurez avec votre époux.
— L’Empereur vous a-t-il dit que vous n’aurez, sans doute pas plus que moi, le privilège de « voir », de vos yeux, le prince Sant’Anna ?
— Oui. Il me l’a dit. Il n’en désire pas moins que j’entende au moins ce que le prince vous dira et ce qu’il exigera de vous.
— Il se peut... qu’il exige simplement que je demeure désormais auprès de lui ? murmura Marianne, exprimant ainsi ce qui était sa crainte la plus secrète et la plus grave, car elle ne voyait pas comment la protection impériale pourrait empêcher le prince d’obliger son épouse à rester à la maison.
— C’est justement là que commence mon rôle. L’Empereur désire que je fasse entendre au prince son désir formel que votre entrevue de ce jour-là n’excède pas quelques instants, quelques heures tout au plus. Elle devra seulement lui permettre de constater que l’Empereur a fait droit à sa requête et d’envisager, avec vous, un plan d’existence pour l’avenir. Pour le présent...
Il s’arrêta un instant et prit, dans sa poche, un grand mouchoir blanc dont il s’épongea le front. Même sous la voûte verte des arbres, la chaleur se faisait sentir et devait rendre pénible le port d’un uniforme en drap épais, encore alourdi de broderies d’or. Mais Marianne, qui commençait à trouver cette conversation des plus intéressantes, le pressa de continuer.
— Pour le présent ?
— Il n’appartient ni au prince ni même à vous, Madame, du moment où l’Empereur a besoin de vous !
— Besoin de moi ? Pour quoi faire ?
— Ceci, je pense, vous l’expliquera.
Comme par enchantement, un pli scellé aux armes impériales apparut au bout des doigts d’Arrighi. Une lettre que Marianne, avant de la prendre, contempla quelques instants avec méfiance, une méfiance si visible qu’elle arracha un sourire au général.
— Vous pouvez la prendre sans crainte : elle ne contient aucun explosif !
— Je n’en suis pas si sûre !
La lettre entre les mains, Marianne alla s’asseoir au pied d’un chêne, sur un vieux banc de pierre où sa robe de batiste rose s’étala avec la grâce d’une corolle. D’un doigt nerveux, elle fit sauter le cachet de cire, déplia la missive et se mit à lire. Comme la plupart des lettres de Napoléon, elle était assez brève :
« Marianne, écrivait l’Empereur, il m’est revenu que la meilleure façon de te mettre à l’abri des rancunes de ton mari était de te faire entrer au service de l’Empire. Tu as quitté Paris sous le couvert d’une vague mission diplomatique, tu es désormais investie d’une véritable mission, importante pour la France. Monsieur le duc de Padoue, que je charge de veiller à ce que tu puisses partir sans inconvénients pour cette mission, te communiquera mes instructions détaillées. Je compte que tu sauras te montrer digne de ma confiance et de celle des Français. Je saurai t’en récompenser. N. »
— Sa confiance ?... celle des Français ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ? articula Marianne.
Le regard qu’elle levait sur Arrighi contenait un univers de stupéfaction. Elle n’était pas loin de penser que Napoléon était subitement devenu fou. Pour s’en assurer, elle relut soigneusement la lettre, mot par mot, à mi-voix, mais cette seconde lecture achevée, se retrouva devant la même conclusion déprimante, que son compagnon put lire aisément sur son visage expressif.
— Non, dit-il doucement en venant s’asseoir auprès d’elle, l’Empereur n’est pas fou. Il cherche seulement à vous faire gagner du temps, dès l’instant où vous serez fixée sur les intentions de votre époux. Pour cela, il n’existait qu’un moyen : vous enrôler, comme il le fait, au service de sa diplomatie !
— Moi, diplomate ? Mais c’est insensé ! Quel gouvernement acceptera d’écouter une femme...
— Peut-être celui d’une autre femme. Et, d’ailleurs, il n’est pas question de vous investir de pouvoirs officiels. C’est au service... secret de Sa Majesté que vous êtes conviée à entrer, celui qu’il réserve à ceux qui ont sa confiance et à ses amis chers...
— Je sais, coupa Marianne en s’éventant nerveusement avec la lettre impériale. J’ai entendu parler des services « immenses » que les sœurs de l’Empereur lui ont déjà rendus, sur un plan qui n’ajoute rien à mon enthousiasme. Abrégeons, si vous le voulez bien, et dites-moi, sans tergiverser, ce que l’Empereur attend de moi. Et, d’abord, où prétend-il m’envoyer ?
— A Constantinople !
Le grand chêne qui l’ombrageait, en s’abattant sur Marianne, ne l’aurait pas foudroyée davantage que ces quelques mots. Elle scruta le visage impassible de son compagnon, y cherchant peut-être le reflet de cette folie furieuse qui, selon elle, s’était subitement emparée de Napoléon. Mais, non seulement Arrighi semblait parfaitement calme et maître de lui, mais encore il posait, sur celle de la jeune femme, une main aussi ferme que compréhensive.
— Ecoutez-moi un instant avec calme et vous verrez que l’idée de l’Empereur n’est pas si folle ! Je dirais même plus : c’est l’une des meilleures qu’il puisse avoir dans les conjonctures présentes, aussi bien pour vous-même que pour sa politique.
Patiemment, il développa pour sa jeune compagne une vue panoramique de la situation européenne en ce printemps de 1811 et, en particulier, des rapports franco-russes. Malgré les grandes embrassades nautiques de Tilsit, les relations avec le Tzar se détérioraient à vive allure. Le radeau de l’entente allait à la dérive. Alexandre II, bien qu’il eût pratiquement refusé sa sœur Anna à son « frère » Napoléon, avait vu d’un mauvais œil le mariage autrichien. L’annexion par la France du grand-duché d’Oldenbourg, qui appartenait à son beau-frère, et celle des villes hanséatiques n’avaient pas amélioré sa vision. Pour exprimer sa mauvaise humeur, il s’était empressé d’ouvrir de nouveau ses ports aux navires anglais en même temps qu’il frappait les importations venues de France de surtaxes importantes et les navires qui les transportaient de droits prohibitifs.
En revanche, Napoléon s’étant enfin aperçu du rôle exact joué à sa cour par le beau colonel Sacha Tchernytchev, qui y entretenait un agréable réseau d’espionnage par jolies femmes interposées, avait dépêché sans tambour ni trompette les gens de la police à son domicile parisien. Trop tard pour prendre l’oiseau au nid. Prévenu à temps, Sacha avait choisi de disparaître sans esprit de retour mais les papiers que l’on avait pu saisir n’étaient que trop révélateurs.
Dans ces conditions, auxquelles se joignait l’appétit de puissance de deux autocrates, la guerre apparaissait comme inévitable aux observateurs attentifs de la situation. Or, depuis 1809, la Russie était en guerre avec l’empire ottoman pour les forteresses danubien-nés : une guerre d’usure mais qui, vu la valeur des soldats turcs, donnait à Alexandre et à son armée pas mal de fil à retordre.
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