À mesure qu’il parlait, une idée se faisait jour dans l’esprit de Balian, une idée qui, après tout, n’était peut-être pas si folle, car à y réfléchir, qui d’autre aurait pu si bien incarner le Lépreux légendaire ? Oh, Seigneur, si c’était possible ? Si…

Sans réfléchir davantage et poussé par une force intérieure incontrôlable, Balian se précipita à l’intérieur du château et s’y lança à l’aveuglette en braillant de toutes ses forces :

— Thibaut ! Thibaut de Courtenay ! Si vous êtes là, venez à moi ! Je suis Balian d’Ibelin… Votre ami ! Thibaut ! À moi !

Il n’alla pas très loin. Deux fidawis apparus brusquement se jetèrent sur lui. Il se débattit avec rage sans cesser de hurler :

— Thibaut ! Thibaut ! Je veux vous voir !

La porte de la bibliothèque s’ouvrit :

— Me voici !

Emporté dans l’espèce de folie qui s’était emparée de lui, Balian n’en fut pas moins stupéfait en voyant se dresser soudain devant lui cet homme de haute taille dont la longue robe blanche était assez semblable à celle que portait jadis Baudouin IV quand il déposait les armes. Mais c’était bien le même visage basané aux traits vigoureusement sculptés entre la calotte de cheveux bruns et la courte barbe, le même regard gris et pénétrant. Le choc fut si intense qu’il lui mit les larmes aux yeux et il murmura avec une joie qui l’étranglait :

— Dieu soit loué qui me permet de vous revoir vivant !

D’un élan, il se jeta au cou du revenant pour une chaude accolade à laquelle Thibaut répondit.

— Salut à vous, Balian d’Ibelin ! J’ai moi aussi grande joie de cette rencontre.

— Pourtant vous ne la vouliez pas. Je viens de vous forcer quasiment, mais je ne le regrette pas un instant ! Oh non, je ne le regrette pas…

Le Vieux et le roi les rejoignirent et l’atmosphère, si chaleureuse précédemment, se refroidit. Sourcils froncés, Henri considérait avec sévérité l’enthousiasme d’un homme déjà mûr pour cet autre dont il savait parfaitement qu’il avait été condamné pour parricide et que l’on retrouvait bel et bien traité en ami par le plus dangereux des infidèles. Comme Balian proclamait son désir de ramener son ami à Saint-Jean-d’Acre, il y mit le holà :

— S’il convient de remercier messire de Courtenay de sa triple intervention qui nous fut bénéfique, je ne crois pas que l’on apprécie son retour parmi nous !

— Comment ? protesta Balian. Ne me dites pas, sire, que vous avez attaché foi aux accusations d’une folle que l’on a d’ailleurs retrouvée étranglée dans une rue de Tyr avec le collier qu’elle accusait sire Thibaut d’avoir volé ?

— Justement. Ce n’est pas une preuve d’innocence. Tout au plus une vengeance dont il faut sans doute chercher ici la source. On y dispose de tels moyens !

— Et pourtant, intervint paisiblement Sinan, ce n’est pas moi qui ai ordonné la mort de cette femme. Une mort méritée, car elle avait menti et accusé faussement par rancune et par cupidité.

— Comment pouvez-vous le savoir ? demanda Henri sans se départir de sa sévérité. Etiez-vous à Tyr au moment de cet événement ?

— Non, mais partout où j’estime en avoir besoin, j’ai des yeux et des oreilles. Ecoute-moi, ô roi ! Me croiras-tu si j’affirme que cet homme a été accusé par fausseté et vile intrigue ? Je tue mais ne mens jamais !

Cette fois, ce fut Thibaut qui s’interposa :

— Le siège du roi est fait, Grand Maître, et vous m’offenseriez en essayant plus longtemps de me disculper à ses yeux. Au surplus… je ne souhaite pas revenir chez ceux qui étaient les miens.

— Thibaut ! protesta Balian avec une note douloureuse dans la voix. Vous pouvez croire en ma parole si je dis qu’aucun parmi vos anciens compagnons de combat n’a cru que vous aviez tué Courtenay !

— J’ai été condamné ! Sachez que je vous garde, à vous, mon amitié, mais ici j’ai recouvré la paix. Vous voyez bien qu’il valait mieux ne pas nous revoir. Que Dieu vous garde ! Je l’ai toujours prié pour vous, pour le royaume… et pour la reine ! Ne put-il s’empêcher d’ajouter sans un regard à Henri.

Il savait très bien qu’Isabelle avait été contrainte de l’épouser et, de ce fait, il lui inspirait une antipathie d’instinct. Lentement, les mains au fond des manches de sa longue robe blanche, il salua et partit retrouver, dans la bibliothèque le Canon de la médecine d’Avicenne qu’il était en train d’étudier. Mais il ne put y attacher son attention comme auparavant. Ce qu’il redoutait venait de se produire : revoir Balian, c’était réveiller des souvenirs que, depuis son arrivée à El-Khaf, il s’efforçait d’enfermer au plus profond de sa mémoire et d’écraser sous un monde de connaissance. Balian pour lui s’écrivait Isabelle. Et à présent le visage tant aimé s’imposait sur les pages à la somptueuse calligraphie de l’austère traité, qui n’était pas de force à le repousser. Abandonnant son étude, il courut vers la cellule blanche où il logeait, au fond de la grande bibliothèque. Là, il s’abattit sur l’étroite couchette et, la tête dans ses bras, pleura longtemps, après que le pas des chevaux portant l’époux d’Isabelle et son Connétable se fut éloigné…


La déception de Balian ne s’apaisait pas non plus. La joie de retrouver celui qu’il croyait mort était trop forte et il le fit sentir à Henri par le silence obstiné qu’il garda tandis que l’on revenait vers la côte et les navires. Celui-ci – en apparence tout au moins – ne s’en émut pas. Il laissa Balian bouder jusqu’à ce que l’on mît pied à terre pour embarquer les chevaux.

— Vous m’en voulez ? dit-il alors.

Très raide, Ibelin répliqua :

— Je n’oserais, sire !

— Votre valeur et le respect que je vous porte vous y autorisent. J’ai craint cependant qu’une si étonnante résurrection en une telle compagnie n’incite les mauvaises langues à accuser votre ami d’avoir fait assassiner Montferrat pour se venger.

Du coup, Balian passa de la rancune à l’indignation :

— Courtenay employer des « assassins » ? Mais personne ne croirait pareille infamie ! On voit bien que vous ne le connaissez pas !

— Non, mais je connais les hommes et je sais les mauvais instincts qui les poussent à croire si volontiers ce qui peut ternir une image. Surtout si elle est belle ! Je suis plus jeune que vous, mon ami, mais j’ai assez vécu pour avoir appris bien des choses. Votre fraîcheur d’âme à vous est bien réconfortante !

— J’espère pouvoir la garder, même si je ne supporte pas l’idée qu’un homme de si haute valeur passe pour mort et souillé par un crime qu’il n’a jamais commis ! Demandez donc à la reine ce qu’elle pense de celui qui fut si longtemps le fidèle compagnon de son frère vénéré !… Ou plutôt, non ! Ne lui dites rien ! Sa joie à le savoir vivant vous déplairait peut-être ? ajouta-t-il avec une perfidie qui s’accordait mal à la fraîcheur d’âme annoncée plus haut.

Il en eut du remords en entendant Henri répondre paisiblement :

— Beaucoup de bien, j’imagine ? Et sans doute avec raison. Quand on connaît quelqu’un depuis l’enfance, on se trompe rarement…

En considérant le visage placide du Champenois, Balian ne put s’empêcher de se demander ce qu’il exprimerait s’il savait l’intensité de la passion qui unissait sa belle épouse à Thibaut.


Isabelle, un peu confuse mais ravie, avait en leur absence donné le jour à une nouvelle fille, à la grande joie de la petite Marie. Quoique différente de sa demi-sœur, la toute petite était elle aussi jolie comme une fleur et ce fut avec fierté que sa mère la présenta à Henri. S’il fut déçu, le père eut le bon goût de ne pas le montrer et donna à l’enfant le nom d’Alix, qui était celui de sa grand-tante, la mère de Philippe Auguste. Helvis de Sidon la porta sur les fonts baptismaux avec Balian comme compère. Henri avait lui-même fait choix de son Connétable pour bien lui montrer qu’il ne lui en voulait pas. Ce qui en réalité agaça celui-ci. Il trouvait qu’Henri en faisait un peu trop. N’avait-il pas tenu à raconter à brûle-pourpoint et en présence du seul Balian l’étrange rencontre d’El-Khaf ? Sans doute voulait-il voir comment réagirait Isabelle et l’en faire témoin ? Un instant, Balian eut très peur parce que la jeune femme était devenue bien pâle avant de s’empourprer tandis que ses yeux pleins de larmes – qu’elle réussit à contenir – étincelaient comme des diamants bleus. Mais sa voix était restée douce, ferme et unie comme toujours et elle avait souri à son mari :

— Quelle bonne nouvelle, sire mon époux ! Elle prouve que Dieu, en sauvant sire Thibaut du trépas où il était voué, a jugé en sa faveur. Pour ma part je n’ai jamais douté de son innocence…

— Vous ne me reprochez pas de ne pas l’avoir ramené ? fit Henri sans regarder Balian.

— Pourquoi vous le reprocher si lui-même ne l’a pas voulu ? Sans doute ne souhaite-t-il plus revoir ceux qui ont préféré la parole de cette misérable Josefa Damianos à la sienne ? Ce n’est à l’honneur d’aucun de ceux qui étaient à Tyr à cette époque.

Puis elle parla d’autre chose et le nuage d’inquiétude apparu sur le visage d’Henri s’effaça tout naturellement. Sans imaginer bien sûr la joie qui inondait le cœur d’Isabelle. Le bien-aimé était vivant ! Vivant ! En avoir désormais la certitude était un bonheur trop grand pour laisser place au regret de ne pas le voir revenir vers elle. Dieu qui avait sauvé Thibaut se laisserait peut-être convaincre de le ramener un jour ou l’autre ?

Il était écrit que le nouveau royaume ne jouirait pas longtemps de ce beau temps qu’Henri de Champagne avait su ressusciter et maintenir. Cette fois, les trublions furent les Allemands.

L’empereur Henri VI, successeur de Frédéric Barberousse, venait de s’emparer du royaume normand des Deux-Siciles et entendait reprendre la croisade abandonnée par son père près des eaux du Selef. En attendant d’embarquer, il envoya une grosse avant-garde qui arriva un beau matin à Acre et entreprit de s’y comporter comme en pays conquis, s’installant d’office dans les maisons après en avoir chassé les propriétaires, molestant les femmes et se conduisant comme les vrais soudards qu’ils étaient.