Il accueillit son hôte royal avec une dignité pleine de noblesse et l’invita à entrer dans sa demeure avec les siens.

À sa suite ils pénétrèrent dans une enfilade de galeries dépouillées de tout ornement, coupées de quelques cloisons légères où l’on ne voyait que des nattes et des coffres. Là, expliqua le Vieux, vivaient ses fidèles groupés selon leur degré d’initiation. Puis vinrent, à l’étage, de grandes pièces aménagées en salles d’armes, de prière ou d’études où ceux qui connaissaient des langues étrangères les enseignaient aux autres. Ce genre de visite avait un caractère inhabituel, mais Henri comprit que le but était de lui donner quelque idée d’un château qui, ainsi qu’il en avait fait lui-même la remarque en arrivant, ressemblait assez à un couvent… ou plutôt à une templerie. La dernière salle était un immense réfectoire. Un banquet y était préparé.

— Les nobles seigneurs de ton escorte vont être servis dans cette salle, dit le Vieux, et mes serviteurs ont ordre de ne les laisser manquer de rien… sauf de vin ! Il est interdit ici sous peine de mort. Quant à toi, sire, ainsi que ton ami, vous me ferez, j’espère, l’honneur de partager mon propre repas…

Sans attendre la réponse, il les ramena dans la cour pour les diriger vers l’énorme donjon situé à l’autre extrémité et qui, planté à pic sur un ravin, n’avait que cette seule entrée avec l’impossibilité d’en faire le tour, de l’extérieur ou de l’intérieur, ce qui ne permettait pas d’en évaluer l’étendue réelle.

— Seuls les daïs – les chefs –, peu nombreux, vivent ici auprès de moi et de la source du savoir universel que nous possédons.

Il ouvrit devant eux une pièce immense éclairée par une seule fenêtre où s’encadrait un morceau du grandiose paysage extérieur. Là, dans des niches, des coffres et sur des tables basses s’accumulait une incroyable quantité de livres et de rouleaux dont certains, les plus précieux sans doute, étaient gardés derrière des grilles de fer et d’épaisses serrures. Il y avait aussi des pupitres bas et des nattes pour s’y accroupir et, seul luxe de cet endroit austère, d’admirables lampes de mosquée en verre irisé ou gravé d’or…

Enfin, les deux invités pénétrèrent dans une petite salle blanche et nue, à l’exception de plateaux sur pieds, flanqués de nattes de jonc et de coussins, qui attendaient leurs convives. Le Vieux prit place lui-même sur la natte. Tandis qu’on servait un repas abondant et varié – mais sans vin ! –, il se contenta de pain, de lait et de dattes. On mangea en silence, ainsi que le voulait la tradition, et c’est seulement après que l’on se fut lavé les mains dans des cuvettes – d’or comme les aiguières – que l’on se prépara à la conversation précédée d’un silence à la gloire d’Allah et quelques grâces et politesses à la mode orientale.

— Ta visite m’honore grandement, dit Sinan au roi, mais la réputation de sagesse qui te précède m’incite à croire qu’elle n’est pas de simple curiosité. Le temps d’un roi est trop précieux pour le perdre en compagnie d’un vieil homme dont le terme approche chaque jour.

— Comme celui de tous les humains ! On dit pourtant de toi que tu n’es pas un homme, mais un génie doté d’immortalité. Un tel prodige serait suffisant pour justifier la curiosité, mais tu as raison de penser qu’en venant ici j’avais un but : te poser une question si tu veux bien y répondre.

— Pourquoi pas ? La parole est un lien entre les hommes. C’est lorsqu’ils en abusent qu’elle devient néfaste. Parle !

— Des bruits courent à travers mon royaume. Des bruits qui m’offensent, car ils sont dirigés contre l’un de mes proches parents, le roi Richard d’Angleterre.

— Que disent ces bruits ? fit Sinan avec un dédain évident.

— Qu’après t’avoir vainement demandé d’envoyer tes hommes tuer mon autre parent, le roi de France, il a obtenu de toi la mort de Conrad de Montferrat.

L’austère visage se fit plus sévère encore s’il était possible :

— Il est vrai qu’il m’arrive de rendre… à un ami des services de ce genre, mais Richard d’Angleterre n’est pas mon ami. Sa vaillance ne recouvre pas assez de sagesse. S’il m’avait gêné, c’est lui qui serait mort. En faisant reculer Saladin, il m’a rendu service. Quant à Montferrat, je l’ai fait tuer parce qu’il m’a offensé, tout simplement. Les fidawis que vous avez exécutés ont dit la vérité.

— On te prétend aussi bien disposé envers les Francs… à quelques exceptions près. Ignorais-tu qu’en agissant ainsi tu mettais le royaume en grande difficulté ?

— Non, parce que je savais que tu le remplacerais. Montferrat avait de grandes qualités sans doute, de vaillance et de bonne administration, mais trop de ruse dans un cœur violent et impur. Tu es bien meilleur roi que lui.

— Tu le savais ? Comment est-ce possible ?

— Voilà une question à laquelle je ne répondrai pas… Je le savais voilà tout ! Cependant tu as raison de me croire favorablement disposé envers toi et les tiens. Par trois fois, durant le siège d’Acre, j’ai permis une diversion qui a mis assez de désordre dans les troupes de Saladin pour vous offrir l’occasion de vous reprendre.

Balian d’Ibelin qui avait gardé un sage silence durant l’entretien réagit alors :

— Par trois fois ? Veux-tu parler du chevalier à l’armure aveuglante… et au visage voilé de blanc ? Articula-t-il avec émotion.

— Le fantôme de Baudouin le Lépreux ! C’est moi, en effet, qui l’ai suscité.

— Suscité ? S’étonna Henri. C’est donc l’un de tes hommes ?

— Non. L’un des tiens.

— Pardieu ! s’écria Balian en se dressant sur ses pieds, dis-nous son nom, en grâce, car ses apparitions stupéfiantes nous ont rendu un fier service et nous devons l’en remercier ! N’est-ce pas, sire ?

— Certes ! Et je veux…

— Je ne crois pas qu’il le souhaite, coupa Sinan. Ici il a trouvé la paix dans la méditation, l’étude des grands textes et l’art de guérir les blessures des hommes. Les siennes sont cicatrisées depuis peu. Vous ne pourriez que les rouvrir. Quant à moi, si j’en ai parlé, c’est pour vous convaincre de mes bonnes dispositions envers vous. Ne m’en demandez pas davantage !

Il se levait à son tour pour indiquer la fin de la conversation, mais Balian en voulait plus. Le roi cependant le devança :

— Encore une question, s’il te plaît ! Ce chevalier a-t-il trahi son Dieu et embrassé l’islam ?

— L’islam ? Ici ? Tu devrais savoir que nous ne sommes pas les sectateurs de Muhammad, mais les fils d’Ismaël dont trois idées fondamentales régissent la doctrine : le Cycle, le retour de l’Imam parfait chassé par les Sunnites et la Perfection primitive. Nous ne concevons pas le temps sous une forme rectiligne accumulant indéfiniment le passé. Le temps, à travers les cycles, reconduit à l’Origine car il s’agit de rejoindre le Commencement et la Pureté primitive. Ce retour ne se manifestera qu’avec celui de l’Imam parfait ! Allah est notre dieu, certes, mais nous ne vénérons pas Muhammad !

— L’Imam parfait ? fit Henri songeur. Nous attendons, nous, que revienne le Christ, le seul vrai Messie, le Fils de Dieu. Nul n’est plus parfait que lui !

— Le nôtre ne saurait être le tien car ce qu’il professe est différent et ceux qui le reçoivent plus encore. Aucun de tes chevaliers n’est capable d’obéir à tes ordres comme le font les miens, même si tu les donnes au nom de Dieu.

— Que veux-tu dire ?

— Viens avec moi.

Sinan conduisit les deux hommes sur une petite terrasse prolongeant la pièce où ils se trouvaient et qui donnait sur la grande cour intérieure. On y découvrait l’ensemble des remparts des côtés sud et ouest. Des Ismaéliens veillaient, deux par deux, sur ces murailles où leurs blanches silhouettes se découpaient contre le ciel pur. Sinan se tourna vers ceux qui se trouvaient sur la plus haute tour et tira de sa manche un mouchoir blanc qu’il agita. Aussitôt ces deux hommes se jetèrent dans le vide et vinrent s’écraser au sol sous les yeux horrifiés du roi et de son Connétable.

— Pouvez-vous en obtenir autant de vos soldats ? demanda le Vieux.

— Non, affirma Henri avec force. Non, et je ne le souhaite pas ! Une mort n’est bonne que si elle est utile. Pas celle-là !

— Si, cette mort est utile. Ceux qui l’acceptent savent qu’ils vont droit au Paradis. D’où leur enthousiasme. Veux-tu en voir partir d’autres ? ajouta Sinan en opérant un quart de tour à droite…

— Non ! Non, surtout pas ! Je reconnais ta puissance et m’incline devant elle, mais l’expérience est suffisante. En revanche, accorde-moi encore une question : cet inconnu franc que tu gardes en ce lieu, est-il aussi de tes fidèles capables… de ça ?

— Non. C’est, je crois bien, le seul chrétien de toute la région. Oh ! J’avoue volontiers avoir essayé de le rendre captif du haschich, la plante des Bienheureux, mais il a résisté après une seule expérience que je n’ai pas renouvelée à cause de sa trop grande qualité. Par son courage, sa pureté et son goût de l’étude et du savoir, il s’est acquis mon amitié…

— Mais lui, insista Balian que tout ce mystère irritait, pourquoi s’attarde-t-il auprès de toi ? S’il est chevalier franc c’est avec les Francs qu’il doit vivre, combattre… et étudier s’il y tient tellement ! Ce qui m’étonne, je l’avoue…

— Pourquoi ? On peut être guerrier et savant. Certains de vos Templiers le sont plus que vous n’imaginez. En outre, ma bibliothèque est certainement la plus importante du pourtour de la Méditerranée depuis que celle d’Alexandrie a disparu et que l’Almohade stupide a brûlé celle de Cordoue.

— Permets-nous au moins de le voir !

— Non. Il sait votre arrivée. Mais il ne souhaite pas vous rencontrer. Qu’en feriez-vous ? Le livrer à une nouvelle parodie de justice et à une sentence inique ?