Le chancelier du royaume et meilleur conseiller d’Henri était à présent Josse de Tyr, l’archevêque dont la parole avait excité les rois à la croisade. Comme jadis Guillaume, il avait son franc-parler et ne cacha pas au roi qu’il était allé trop loin. Une fois calmé, celui-ci en convint volontiers :

— Ils vont être relâchés. Convenez-en, mon ami : ces vieilles bêtes méritaient une leçon ! Jamais hommes d’Église n’ont distillé tant de venin. Oser accuser le Cœur de Lion d’avoir fomenté le meurtre d’un homme de si haute valeur ? Où diable sont-ils allés chercher cette idée ?

— La rumeur en a couru, sire, il faut bien l’admettre. Quant à savoir la vérité ! Il faudrait pouvoir sonder le cœur et les reins du Vieux…

Le roi réfléchit quelques instants, puis demanda :

— Avez-vous des nouvelles d’Antioche ? Qu’en est-il de la querelle survenue entre le prince Bohémond III et l’Arménien de Cilicie Léon II ?

— Elle s’aggrave, je venais vous en parler. Le prince Léon s’est emparé de Bohémond et l’emmène captif à Sis…

Le poing d’Henri s’abattit sur la table près de laquelle il était assis.

— Cet Arménien est impossible ! Je sais bien que Bohémond ne vaut pas cher et que sa nouvelle épouse, la dame de Burzey, a longtemps espionné au service de Saladin, mais Antioche doit rester alliée à notre royaume franc. Je vais m’y rendre. D’abord pour conférer avec les notables de la ville, ensuite, de là j’irai à Sis chercher le prince. Faites préparer la nef royale et deux autres bien armées !

— Je vais donner des ordres. Vous irez droit sur Saint-Siméon(35) ?

Non. Je m’arrêterai à Tripoli pour prendre au passage le jeune comte Bohémond le Borgne. Il est normal qu’il fasse quelque chose pour son père, mais au retour je choisirai la voie de terre… afin de rendre visite au Vieux de la Montagne. Il est temps de renouer les liens tissés jadis par le roi Amaury. Sinan et ses Ismaéliens constituent contre l’Islam orthodoxe une force avec laquelle il faut compter…

Josse eut un petit sourire en coin tout à fait dans la manière qui avait été celle de Guillaume de Tyr.

— En même temps vous espérez apprendre cette vérité qui vous tient à cœur, sire ?

Henri se mit à rire :

— Je devrais savoir que vous devinez toujours les choses à demi-mot ! À présent je vais voir la reine !

Pour la troisième fois Isabelle était enceinte et proche de son terme ; mais, s’il n’y avait eu la rondeur gonflant sa taille sous le samit jaune brillant de sa robe, personne n’eût imaginé qu’elle attendait un enfant. Tout s’était déroulé jusque-là avec une incroyable facilité. Aucun malaise, aucune marque au visage, aucune trace de fatigue même, bien qu’elle eût refusé de renoncer à ses activités habituelles. Elle était heureuse, aussi, d’offrir bientôt à son époux l’enfant – un fils ? – qu’il désirait parce qu’entre eux s’étaient établies une affection, une confiance et une entente qui ne ressemblaient en rien à ce qu’elle éprouvait naguère encore pour Montferrat. Rien non plus de l’amour passionné doublé de souffrance qu’elle ressentait toujours pour Thibaut, mais elle s’appliquait à l’enfouir au plus profond d’elle-même et se jetait dans une prière éperdue quand, éveillée par un détail parfois fort mince, cette lave brûlante arrivait à percer la couche de cendre dont elle l’étouffait. Elle se voulait épouse loyale, tendre et compréhensive en réponse à l’amour sincère qu’Henri lui portait depuis le premier jour.

Son départ pour une expédition peut-être longue la contraria :

— J’avais espéré, mon doux sire, que vous seriez auprès de moi lorsque mon jour viendra. Il n’est plus éloigné maintenant. Ne pouvez-vous remettre à plus tard ce voyage ?

— Non. Les événements survenus à Antioche sont trop graves pour qu’on laisse longtemps la situation en l’état. Je dois faire libérer le prince… mais je vous promets de revenir vers vous aussi vite que je le pourrai car, à la seule pensée que je vais vous quitter, vous me manquez déjà !

La phrase était jolie et Isabelle la savait sincère. Oui, Henri était un bon époux et elle l’aimait bien, mais pas au point de pleurer quand, une semaine plus tard, elle vit de sa chambre se gonfler les voiles armoriées de la nef royale qui s’en allait vers le nord. En fait, elle était à présent résignée à un chemin de vie tout simple, tout droit, tout uni… et même un peu ennuyeux. Elle aurait bientôt un nouvel enfant, puis un autre sans doute… et peut-être encore un quatrième pour bien asseoir la nouvelle dynastie. La vie d’une reine comme beaucoup de ses semblables, sans doute ? Pas tellement différente de celle d’une simple châtelaine…

En peu de semaines, Henri de Champagne, calme, sagace, précis et autoritaire juste ce qu’il fallait, remit de l’ordre dans les affaires d’Antioche et ramena son prince à la maison où il put régler ses comptes avec l’épouse traîtresse qui avait contribué généreusement à sa capture. Cela fait, le roi reprit la mer, mais fit ancrer ses navires dans le petit port de Maraclée, proche de la forteresse de Margat tenue par les Hospitaliers qui en assuraient la surveillance. Ensuite, en compagnie de Balian d’Ibelin pour lequel il professait admiration et amitié, le roi d’Acre et de Jérusalem s’enfonça dans les premiers contreforts des monts Ansarieh.

Le pays des Ismaéliens sur lequel régnait le Vieux de la Montagne offrait un aspect saisissant : une tourmente de mamelons, de crêtes sauvages et de pics aigus couronnés souvent de forts châteaux dominant de leurs murailles vertigineuses de profondes vallées et des villages entourés de parcelles fertiles ou de fourrés de bois de chênes verts. Nids d’aigle de pierres blondes enfermant le monde mystérieux des mangeurs de haschich, les trois châteaux du Vieux : Quadmous, Masyaf et El-Khaf (La Caverne), pesaient sur la contrée de tout leur poids de légendes, de crainte religieuse, de superstition et d’un sentiment de domination intemporelle plus écrasante encore que celle de tours crénelées sur lesquelles s’allumait parfois l’éclair d’un rayon de soleil reflété sur l’acier d’une arme.

Henri s’était fait précéder de messagers, ne voulant pas indisposer le seigneur de ces lieux par une arrivée intempestive. Il en fut récompensé en voyant le respect dont témoignaient envers lui les habitants de l’étrange contrée, singulièrement ceux du village d’Hammam Wasil, situé sur un petit plateau : les hommes rangés sur deux files s’inclinèrent profondément sur son passage. Là s’amorçait la descente vers le vallon d’où l’on apercevait la fière et imposante forteresse d’El-Khaf.

Le château s’élevait sur un îlot rocheux formant promontoire, au confluent de trois vallées étroites et ténébreuses en dépit de la grande lumière du ciel. De là on pouvait voir les défenses avancées, massées au pied du roc vertigineux ainsi que l’antique aqueduc qui l’alimentait en eau. Tout cela gardé par des hommes bien armés. Quant à la forteresse proprement dite, on y accédait par un unique chemin, en fait un escalier taillé dans le roc menant à la gueule noire d’une caverne, sorte de tunnel au fond duquel devait s’ouvrir la porte du château.

L’accès étant difficile, des serviteurs muets vêtus de blanc immaculé vinrent prendre les chevaux par la bride afin de les guider au long de ce sentier à larges marches et de faire en sorte que leur pas demeure sûr sans que les cavaliers eussent à s’en préoccuper. On arriva ainsi à la caverne dont l’intérieur était éclairé par des torches fixées aux parois. Au fond, se devinait l’éclat d’une avant-cour inondée de soleil aperçue par une gigantesque porte ouverte. D’autres hommes en blanc étaient là, droits et silencieux comme des cariatides. Aucun bruit. Pas le moindre appel de trompette !

— Quelle atmosphère étrange ! dit Henri, impressionné malgré lui. Ce silence, surtout !

— Bien des récits courent sur les châteaux du Vieux. On dit qu’en arrivant ici de Perse, il a, comme Hassan Sabbah jadis à Alamout, commencé par chasser de la région tous les hommes chétifs et leurs familles, sauf ceux qui étaient savants en quelque science. Il chassa aussi les musiciens et les conteurs. On dit que la forteresse contient une centaine de partisans organisés en mystérieuses hiérarchies, tous aveuglément dévoués à leur maître qui vit, lui, au sommet, entouré d’une dizaine de disciples… Ces nombres ne diminuent jamais car ceux qui meurent dans leurs missions sont remplacés très vite par d’autres Ismaéliens venus d’autres contrées ou par des hommes qui souhaitent connaître la doctrine…

— Comment savez-vous tout cela ? Vous n’êtes pas homme à écouter les on-dit ?

— Je ne suis pas le seul, tant s’en faut, à le savoir. Vous en auriez appris tout autant si, comme moi, vous étiez né dans ce pays, sire. Il est très différent, j’imagine, de la Champagne ? ajouta Balian avec un sourire.

— Très, mais il n’est pas sans charme. Il le faut, pour que j’aie accepté d’y passer le reste de ma vie. Quant à ce château, je ne saurais trop qu’en dire… sinon que je connais des monastères plus gais ! Les moines au moins vous regardent : ceux-là n’ont même pas l’air de nous voir…

Les statues blanches dont certaines portaient des marques rouges s’animèrent cependant pour se jeter face contre terre quand le Vieux de la Montagne s’avança au milieu d’elles pour venir à la rencontre du roi et de ses chevaliers qui avaient mis pied à terre. Rachid ed-din-Sinan était un homme âgé et impressionnant. Grand et maigre, osseux même sous la tchalma(36) neigeuse qui le coiffait, il avait des traits profondément sculptés, un nez puissant, une bouche mince traduisant un caractère impitoyable, des yeux indéfinissables, enfoncés sous l’orbite crêtée de sourcils blancs comme sa longue barbe, mais une voix extraordinaire, à la fois rauque et douce, dont on devinait que certaines notes pouvaient sonner comme un bourdon de cathédrale.